La blague de l’ivrogne qui s’obstine à chercher ses clés au pied du réverbère — «parce qu’ici du moins, il y a de la lumière !» — nous amuse tous. Et si les études tombaient bien plus souvent qu’on ne le croit dans ce piège, en se privant ainsi de la distance pourtant au fondement de sa valeur ajoutée, et en s’interdisant de voir un ailleurs qui intéresse les décideurs, qu’ils soient politiques ou économiques, mais peut aussi les déranger ? C’est la réflexion que nous propose Diouldé Chartier (DCap Research), avec l’invitation à toujours mettre en question le cadre via lequel nous étudions le réel.
MRNews : En théorie, la place des études est celle d’un intermédiaire entre les décideurs — économiques ou politiques — et les consommateurs, ou le peuple. Avec un rôle qui a donc de bonnes chances d’être vertueux. Mais est-ce si évident en réalité ?
Diouldé Chartier (Dcap Research) : Et non, ce serait trop simple ! Je me suis toujours représenté le monde des études comme étant le pendant positif des associations de consommateurs. Celles-ci, avec les syndicats, ont vocation à intervenir lorsque les intérêts deviennent irréductiblement divergents entre les individus et ceux qui ont le pouvoir, économique ou politique, dans les moments où ça grippe. Les études sont, elles, à l’endroit où l’on essaie de faire converger les intérêts. Mais, en réalité, le lien avec ce pouvoir est un peu trouble…. Le pouvoir, c’est le client qui paie. Il paie les études pour avoir un regard qu’il n’a pas. Qui doit être disruptif pour apporter du neuf et donc de la valeur ajoutée, mais pas trop quand même, sinon cela peut fâcher ! (rires) Il y a ainsi un cercle qui peut facilement passer de vertueux à vicieux. Quand la « démocratie » au sens large du terme est saine, le rapport aux études l’est également. Mais lorsqu’il y a tension, les études peuvent perdre la distance nécessaire, et entretenir une forme de complaisance le plus souvent inconsciente vis-à-vis du payeur.
Cet enjeu de la bonne distance me semble vraiment essentiel. Françoise Frisch avait très justement mis le doigt là-dessus en évoquant notamment la question du nom de notre métier…
Que disait Françoise Frisch ?
Elle considérait que c’était une erreur de la part des études que d’avoir pris le nom du métier de leurs clients, en devenant les études « marketing ». Il est peu réaliste de refaire l’histoire, mais peut-être en effet aurions-nous dû utiliser une autre bannière, celle de la « sociologie appliquée ». Nos fondations sont bien dans ce métier de la sociologie, avec les Gallup, Stoetzel, Cofremca,… Alors que les profils recrutés aujourd’hui par les instituts sont plutôt de type école de commerce. Avec la capacité sans doute de pouvoir mieux dialoguer avec les décideurs, mais avec le risque aussi de perdre cette distance. Je précise que je n’ai rien contre les écoles de commerce, je suis passée par ce type de formation, même si je me soigne (rires).
Cet enjeu de la distance est omniprésent en réalité, et notamment dans les méthodologies que nous utilisons. Et aujourd’hui peut-être plus que jamais, avec la magie – illusoire et trompeuse – de la data.
Penchons-nous sur ces aspects de méthodologie… En quoi la data est porteuse d’une illusion ?
C’est la question de l’information… Pour qu’une donnée aboutisse à une décision et une action, elle doit au préalable devenir une information. Cela demande un travail d’interprétation, une même donnée n’étant pas la même information selon qui l’utilise. Avec la data, l’idée est que l’on peut faire l’économie de cette interprétation et passer directement à l’action. C’est la magie de l’algorithme ! Mais qu’est-ce qu’un algorithme si ce n’est l’application d’un arbre de décision, et donc d’un choix ? Tout le problème est là, dans le fait que les choix se font de façon invisible, prédéfinie. On shunte le stade de l’interprétation et de la décision consciente, volontaire. Et, au fond, on ne fait qu’appliquer les schémas de décision habituels intégrés dans les algorithmes, basés sur ces certitudes antérieures, peut-être périmées. C’est comme cela que l’on passe à côté des phénomènes nouveaux, en les « invisibilisant ». On se retrouve ainsi dans cette histoire bien connue, mais tellement juste, celle du gars qui a perdu ses clés en marchant la nuit, et ne peut se résoudre à les chercher ailleurs que sous le réverbère puisque, bien évidemment, c’est le seul endroit éclairé… Et quand on invisibilise des phénomènes, c’est aussi des personnes, des segments de population entiers qu’on laisse dans l’obscurité. C’est là où le métier des études commence à faillir à sa responsabilité sociétale.
C’est aussi une question de « neutralité » du regard…
Absolument. Cette neutralité est sans doute vouée à être imparfaite. La façon dont on capte la donnée dépend fortement de la représentation que l’on se fait de la population à laquelle on s’intéresse. Avec les data-lakes où l’on pompe de la donnée, on peut avoir le sentiment d’une forme de neutralité, alors que c’est une pure illusion. Ces données sont pléthoriques, on fait des choix dans leur sélection et la manière de les organiser, tout en ayant l’impression de ne pas en faire. Généralement, par le biais du référencement, c’est Google qui fait les choix à votre place… Il y a toujours un cadre potentiellement impensé, et sur lequel il convient de s’interroger. Cela a été le cas tout au long de l’histoire des études, depuis ses origines avec les sondages et l’étude de l’opinion, et plus tard et encore aujourd’hui avec un certain usage des segmentations.
Avec les sondages, à quoi ressemble le cadre dominant ?
Le paradigme, c’est l’individu dans l’isoloir. L’opinion, c’est l’électeur, un individu équivalant à une voix. L’isoloir est bien sûr une métaphore. L’idée est que la personne ne subit nulle influence, elle exerce son « libre-arbitre ». Elle est naturellement intéressante à déployer pour des études bien précises, comme les blind test de produits. Mais on est dans un schéma artificiel, fort éloigné de la réalité des contextes de décision des gens. Cette représentation est pourtant extrêmement prégnante dans le domaine des études. Une de ses autres limites est de sous-considérer une proportion non négligeable des individus : ceux qui ne sont pas dans le cœur de cible sont comme « hors-champ ». On s’habitue ainsi à ne plus prendre en compte les non-acheteurs d’une catégorie de produits, à l’inverse de ce qui est préconisé dans une démarche comme celle du Blue Ocean. Du coup lorsque cette population croît ou que ses besoins évoluent, on ne s’en rend même pas compte. Je me souviens d’une étude en souscription que nous avons réalisée il y a quelque temps sur les pratiques de beauté des femmes noires en France. Alors que les marchés sont très saturés en produits de soins notamment pour les cheveux, les femmes noires exprimaient des besoins irrésolus que les acteurs ignorent malgré l’importance économique de ce marché, simplement parce que, ayant justement des besoins trop différents donc impossibles à moyenniser avec le reste, elles étaient écartées des échantillons des études sur ces produits.
Vous évoquiez l’usage des segmentations. En quoi cela constitue un cadre potentiellement limitant ?
Mon propos n’est naturellement pas de nier l’intérêt des segmentations, mais plutôt de pointer du doigt des dérives possibles. Je pense en particulier au risque de s’enfermer dans une hyper-segmentation, ou bien d’utiliser des segmentations transverses, pouvant s’appliquer toutes catégories de produits confondues, à partir de critères sociodémographiques ou socioculturels. On en arrive ainsi très vite à l’idée qu’il y a des individus plus intéressants que les autres, l’obsession étant de proposer des produits premiums pour des cibles premiums : des jeunes, urbains, actifs et à haut revenus. Cette dérive est un peu extrême bien sûr, mais elle existe. Le risque de mettre hors-champ une partie substantielle de la population est néanmoins réel et permanent. On s’habitue à des critères ou des catégorisations, et on omet de les interroger. La notion de chef de famille a par exemple été très longtemps utilisée dans notre univers, alors que cela ne faisait plus sens pour la loi, et encore moins pour les individus.
Ce risque permanent du « hors-champ » est assez paradoxal pour une profession qui ne cesse d’évoquer la notion de représentativité…
C’est vrai ! Et pourtant, on « invisibilise » régulièrement des populations importantes. Le phénomène Gilets Jaunes est une leçon en ce sens. Ils étaient bien présents sur les réseaux sociaux – et ils le restent – mais on n’a pas su les voir. Et on persiste encore aujourd’hui à utiliser des prises de pouls qui excluent une bonne partie de la population… à cet égard, les sondages politiques souffrent du même biais que les sondages business. Les deux sphères ne sont d’ailleurs pas disjointes : les populations négligées économiquement sont souvent celles négligées politiquement et réciproquement.
Imaginons que je sois responsable des études dans une entreprise… Comment puis-je agir en intelligence de ces enjeux que nous venons d’évoquer ?
Le fait de consacrer une part significative des budgets à des études exploratoires me semblerait être une option réellement vertueuse. Cela me parait très bien s’intégrer dans cette « hygiène » que prônaient des Françoise Frisch ou des Jean-Philippe Faivre, qui est au fond celle de la rigueur scientifique : toujours raisonner par contraste, et se poser la question de ce qu’il y a ailleurs, au-delà du faisceau du réverbère.
Il y a un réflexe de fond, qui consiste à s’interroger systématiquement sur les limites du cadre que l’on utilise, et à ne pas être « fasciné » par les avantages qu’il procure. Et il faut veiller à ne pas tomber dans des pièges. Celui des études adressées par internet me semble assez redoutable par exemple. Beaucoup de données, mais qui ne représentent qu’une frange particulière de la population. Celle-ci produit de la donnée en masse, en réalisant beaucoup d’achats sur le web notamment. Du coup, c’est comme si on était dans une forêt dans laquelle cette cible aurait laissé tellement de traces de ses pas que cela empêche de voir celles des autres individus.
Il y a un enjeu qui n’est pas si simple, qui est celui de l’économie de la distance…
Certainement. Il est très visible dans le monde universitaire, qui est un lieu théoriquement privilégié pour exercer une réflexion indépendante, mais où le manque de ressources est tel qu’il peut inciter les gens à se rapprocher des commanditaires, et limiter ainsi cette capacité à avoir une distance critique. Le parallèle avec le monde des médias me parait assez évident.
Dans les entreprises, il me semble important de s’assurer que le mantra de l’opérationnalité n’occupe pas toute la place. Il y aurait un vrai sens à ce qu’en complément de la R&D technologique puisse exister une R&D sociologique, avec des moyens et du temps. Si les entreprises ne veulent pas se limiter à être techno-driven, je crois qu’elles devraient avancer dans ce sens, cela serait plus efficace que de faire des sauts de cabri sur le thème de la Customer Centricity (rires)
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Diouldé Chartier