Prospective : et si quantifier des tendances n’était pas une chimère ? – Interview de Christian Hardy (Repères) et Maryline Passini (Proâme)

13 Nov. 2018

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Anticiper les comportements futurs des consommateurs est naturellement un enjeu essentiel pour les directions marketing. C’est tout l’intérêt de l’exercice de la prospective, qui a vocation à identifier les tendances clés pour les marchés et les business associés. Mais qui se heurte classiquement à la difficulté à hiérarchiser celles-ci et à appréhender à quelle vitesse elles seront adoptées par le public…
Cette limite est-elle inhérente à la nature même – éminemment qualitative – de la recherche de signaux faibles ? Ou bien une quantification solide est-elle envisageable ? C’est clairement la seconde option que défendent Christian Hardy (DG de Repères) et la prospectiviste Maryline Passini (Proâme), qui nous font partager les enseignements de leurs premières expériences dans l’univers de l’alimentaire.

MRNews : Détecter les signaux faibles est une préoccupation forte des directions marketing. Mais cela peut aussi être une source de frustration, compte tenu de la difficulté à pouvoir hiérarchiser et pondérer ces tendances, qui est généralement considérée comme une limite intrinsèque à l’exercice…

Christian Hardy (Repères) : C’est un réel besoin en effet pour les décideurs, qui sont dans une situation bien inconfortable lorsqu’ils doivent faire des paris sur des tendances sans trop savoir l’importance que prendront celles-ci. Mais notre expérience nous amène à dire qu’il est tout à fait possible de disposer de vrais repères quantitatifs. C’est la démarche que nous avons élaborée ensemble, en nous appuyant sur l’outil Score R3m©

Pouvez-nous rappeler en quelques mots la mécanique propre à cette approche ?

CH : Bien sûr. L’idée clé est de ne poser aux consommateurs qu’une seule question : celle de savoir quels sont trois premiers mots qui leur vient à l’esprit s’agissant d’une« expérience », que celle-ci soit l’usage d’un produit, la confrontationà un concept ou une « idée ». L’interrogation est extrêmement rapide et efficace, l’avantage étant d’obtenir des réponses très spontanées, avec une verbalisation inconsciente. Pour reprendre le schéma de Daniel Kanheman, en procédant de la sorte, nous sollicitons le système 1 du cerveau des répondants. Un cerveau « émotionnel » et non rationnel. Ensuite,un algorithme propriétaire analyse ces 3 mots, notamment en fonction de leur nature grammaticale, de la logique d’énonciation (je juge, je décris les effets que je ressens…), de leur valence, du rang, du contexte d’association. Pour chaque mot, nous obtenons ainsi un score d’activation émotionnelle, sur une échelle qui va de -150 à + 100 (du très négatif au super positif), bien plus large que les échelles classiques. 

Ce principe de quantification n’est-il pas un peu « contre nature » pour la prospectiviste que vous êtes ? 

Marilyne Passini (Proâme) : C’est vrai que je me méfie des chiffres et surtout des prévisions qui n’ont aucun sens dans un monde qui mute de manière imprévisible. Mais en l’occurrence et s’agissant de cet outil, ma vision est qu’il apporte des avantages considérables. Je le perçois comme « intelligent », en ce sens qu’il s’inspire de la logique du Learning to Machine, et répond au besoin des entreprises de pouvoir s’appuyer sur des éléments quantifiables dans un contexte qui est celui de l’info-obésité : les informations viennent de partout, et sont le plus souvent contradictoires.Les méthodes que j’utilise sont éprouvées, elles me permettent d’identifier des vrais courants de fond, sérieux, loin des tendances déjà vues (copier & coller) ou des vagues de fake news. Mais cet outil aide à passer un cap, à définir ce que l’on peut considérer comme étant le Triangle d’or des tendances. Mesurer l’inquantifiable, c’est à dire mesurer le sensible, le ressenti émotionnel. Et par ailleurs — et c’est un avantage important — la quantification est extrêmement rapide, elle se fait en quelques jours seulement. Ce qui permet aux marques de décider avec plus d’agilité – just in time – just in right. 

Comment définiriez-vous ce qu’est ce Triangle d’or ?

Nous sommes dans le contexte d’une accélération exponentielle, tout va extrêmement vite, en particulier avec la technologie. Mais il faut aussi tenir compte d’un autre rythme, qui est celui des individus, qui croient ou ne croient pas à ce qu’on leur dit, et achètent ou pas. On est précisément dans ce Triangle d’or lorsqu’on concilie ces deux exigences, ces deux « rythmiques ». L’outil permet cela parce qu’il dépasse les limites des quantifications traditionnelles, qui se focalisent sur des composantes rationnelles. Tout le monde est d’accord par exemple pour juger favorablement le développement durable, l’écologie ; mais dans les pratiques, cela ne suit pas. Avec cette approche, on s’intéresse aux émotions, et donc à ce qui fait se « mouvoir » les gens. 

Comment se déroule concrètement l’étude ? Comment les tendances sont-elles sélectionnées et formalisées, et sur quelles dimensions sont-elles évaluées ?

CH : Nous travaillons sur une dizaine de tendances définies par Marilyne sur la base de son expertise de prospectiviste et des besoins de nos clients, celles-ci étant exprimées sous forme de planches, avec des images de mise en situation et un texte très court, factuel. Nous sollicitons un panel représentatif de la population cible, le plan d’expérience faisant en sorte que chaque individu évalue 6 tendances de façon aléatoire. L’interrogation est très rapide, avec le principe des 3 mots spontanésque nous avons évoqués, une question nous permettant de mesurer le niveau de mise en pratique associé à chacune des tendances, et de catégoriser les interviewés en fonction de leur capacité à adopter plus ou moins vite les innovations (sont-ils plutôt des pionniers, des suiveurs, des retardataires ou bien des résistants ?). Et nous avons ainsi la possibilité de positionner l’ensemble des tendances sur un mapping, selon leursscores R3m© et la vitesse d’adoption des nouveaux comportements.

Le cadran en bas à gauche rassemble ce que l’on peut considérer comme étant des signaux faibles. Toujours en bas, mais à droite, nous avons les tendances émergentes, avec une activation significative auprès des pionniers et des suiveurs. En haut figurent celles qui sont à droite en phase de déploiement, et en gauche celles plus en déclin. La taille de chaque bulle indique si nous avons affaire à une pratique importante ou au contraire limitée.

L’étude permet-elle d’obtenir d’autres inputs ?

CH : Des boards synthétisent les informations clés propres à chaque tendance, avec le niveau de pratique, le score R3m©, ainsi que les représentations clés qui lui sont associées, positives — ce sont des insights — ou négatives (des freins à lever), comme dans l’exemple de l’Apéro-dîner.

J’ai organisé mon premier apéro-dîner il y a quelques jours seulement… Je le savais, mais je vois que je ne suis pas un pionnier ! Un score R3m©de 35 correspond-il à une bonne performance ?

CH : Peut-être êtes-vous plus en avance de phase dans d’autres domaines ! (rires). 35 est vraiment un très bon score. Cette tendance est la mieux évaluée sur l’ensemble du scope que nous avions retenu, quasiment à égalité avec celle du « Tous consomm’acteurs », qui est à 34. À l’opposé, les scores sont beaucoup plus faibles pour des tendances telles que « Oser le noir » ou « Manger la couleur », qui rentrent toutes les deux dans la catégorie des signaux faibles.

Quelle est la suite du travail du prospectiviste sur la base de ces données d’études ? 

MP : Ces éléments nous permettent de conforter et de prolonger nos analyses. Pour revenir sur la tendance bien installée de l’apéro-dîner, il est évident qu’elle participe réellement à un nouveau mode alimentaire dans l’air du temps. Elles confirment les attentes et valeurs des consommateurs modernes. En effet, ils aspirent à un maximum de flexibilité et plus de liberté. Ils veulent échapper aux diktats qui sont très nombreux et contradictoires dans cet univers. Ils veulent de la rapidité, de la facilité pour pouvoir ainsi souffler via des sas de décompression où l’on est dans le partage et la convivialité. En somme, les personnes veulent de plus en plus pouvoir composer leur alimentation comme des musiciens, en choisissant leur partition, leur mélodie. Dans cette nouvelle partition, il reste des choses intéressantes à faire pour profiter de cette tendance comme des offres bien-être qui viendraient, par exemple, gommer l’image d’un repas insuffisamment équilibré, ou bien encore des services de livraison. 

Par ailleurs, l’étude nous facilite l’identification de tendances plus « méta » au cœur de grands drivers stratégiques. Ainsi, le mapping obtenu est en réalité une cartographie puissante, dans laquelle on peut lire la feuille de route de l’innovation ou de réajustements marketing. Chaque entreprise a latitude à définir sa politique vis-à-vis des différentes tendances : certaines ne sont pas pour elles, d’autres au contraire doivent être travaillées en priorité. D’autres enfin peuvent être mixées, testées, etc. 

Il s’agit plutôt d’axes de travail sur le moyen-long terme j’imagine ?

MP : Pas nécessairement. C’est bien un des avantages majeurs de cette approche que d’aider les entreprises à fonctionner selon le principe de l’innovation duale. Raisonner et agir à long terme est une nécessité stratégique. C’est ce qui permet d’assurer l’avenir. Mais la pression du ROI à court terme est là. Le fait d’avoir une lecture claire des drivers stratégiques vous donne la possibilité d’être dans l’ajustement en continu quasiment en day-to-day, et d’accumuler ainsi une expérience qui sera précieuse lorsqu’il faudra passer à des innovations plus radicales. Ces tendances sont donc importantes pour se projeter plus loin mais aussi parce qu’elles sont utilisables tout de suite.

N’y a-t-il pas une difficulté particulière dans la façon de nommer et plus largement de formaliser les tendances ?

MP : C’est très vrai. L’exercice n’est pas aussi simple qu’il y paraît notamment dans le choix des mots. Mais cette difficulté est aussi une opportunité. Via différentes vagues de mesure, on peut ainsi tester différents angles de formulation, mettre en évidence les freins, les blocages, les leviers et identifier la façon la plus intéressante et pertinente pour une marque d’investir un territoire 

Vous prévoyez donc une barométrisation de ces mesures… Avez-vous prévu de travailler sur d’autres catégories de consommation ?

CH : Nous sommes partis sur le principe de deux mesures par an, en faisant évoluer pour partie le scope des tendances pour permettre aux entreprises qui souscriront de pouvoir suivre au plus près des marchés qui bougent parfois très rapidement. Nous avons eu des retours très positifs suite aux premières présentations de cette approche, ce qui va certainement ouvrir de nouveaux territoires à investiguer, en particulier celui de la cosmétique et du digital à très court terme, et sans doute encore bien d’autres.


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewés  : @ Christian Hardy  @ Marilyne Passini

• En savoir plus sur l’approche : Scoring de Tendances R3MScore

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