Etudes socioculturelles : l'interview de Rémy Oudghiri (SocioVision)

« Il ne faut pas sous-estimer le désir des individus d’échapper aux cases pour être d’abord et avant tout eux-mêmes » – Interview de Rémy Oudghiri (Sociovision)

27 Avr. 2018

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« Un homme, un vrai », est-ce que cela existe encore ? Ou plus sérieusement, quelles sont les clés de lecture et les guide lines que doivent aujourd’hui avoir les marques concernant cette cible majeure, dans un contexte décrit par de nombreux observateurs comme étant celui d’une crise de l’identité masculine. 
Dans le prolongement du dossier que nous avons consacré à ce sujet il y a quelques semaines (Les hommes d’aujourd’hui, mode d’emploi), Rémy Oudghiri, aujourd’hui DGA de SocioVision, nous fait partager sa vision, en remettant au passage en perspective l’importance de la composante du sexe dans l’analyse de la société et des consommateurs.

MRNews : Beaucoup d’observateurs évoquent l’existence d’une crise de l’identité masculine. Est-ce si évident ?

Rémy Oudghiri (SocioVision) : La question au fond est de savoir s’il s’agit d’une crise ou plutôt d’une mutation… Il est évident que des changements considérables sont intervenus dans la façon d’être un homme entre, disons la génération de nos parents ou de nos grands-parents et aujourd’hui, le basculement s’étant produit dans les années 60. Jusqu’au milieu  des années 60 pour simplifier, il y a bien un modèle masculin clair, celui de la virilité dominante. L’homme est le chef de famille, il est majeur alors que la femme est mineure : c’est l’héritage du code Napoléon de 1804. Il ne doit pas montrer ses émotions, ne doit pas trop jouer avec ses enfants. Son terrain naturel est la sphère publique, celle du privé étant plutôt dévolue aux femmes. Et c’est ce modèle-là qui est remis en cause depuis la fin des années 60. 

La fin des années 60, c’est loin, on remonte à près de 50 ans en arrière. Ce sont des évolutions qui sont quand même très lentes…

Oui. Mais comme pour beaucoup de sujets, les changements qui s’opèrent dans les esprits mettent parfois longtemps à se traduire dans les comportements et les faits… Mais ils se font néanmoins. Les hommes de notre génération et a fortioriles plus jeunes reconnaissent massivement l’égalité hommes / femmes. Ils jouent avec leurs enfants, ils expriment leurs émotions. Lorsqu’un chef d’Etat comme Barack Obama – celui de la plus grande puissance mondiale – pleure au moment où il évoque les fusillades d’enfants dans son pays, cela revêt une portée symbolique énorme. C’est une manifestation magistrale du fait que l’homme a le droit de pleurer, il accepte son humanité en refusant de se soumettre à un modèle tyrannique. 

Et donc il se libère ?

Eh oui. Peut-être assistons-nous en réalité à une forme de mouvement sous-jacent de libération des hommes ! Ce qui est perçu par certains comme une crise. Eric Zemmour incarne particulièrement bien cette vision, où Mai 68 est la source de tous les maux. C’est à partir de cette période selon lui que les hommes se seraient féminisés, et auraient ainsi plongé dans un complet désarroi du fait de leur incapacité à disposer des repères nécessaires. « Les chefs ne sont plus des chefs, écrit-il, les pères ne sont plus des pères », l’autorité n’est plus exercée, tout cela créant les conditions d’une crise généralisée. Ce qui ne correspond pas vraiment à ma vision des choses ! (rires)

Il serait donc plus pertinent à vos yeux de parler d’une mutation…

Oui, je ne crois pas qu’il s’agit d’une crise en effet, mais bien plutôt d’une mutation. Une mutation qui s’inscrit dans le sens de la fameuse phrase d’Érasme : « on ne nait pas homme on le devient ». Au travers de cette formule, qui s’applique à l’homme au sens universel du terme, il dit que nous naissons sans culture, et que c’est grâce aux « humanités » que nous pouvons atteindre notre authenticité d’être. Et cette assertion me parait au fond tout à fait moderne, le mouvement aujourd’hui va bien vers ce sens-là. La philosophe Olivia Gazalé, dans Le Mythe de la virilité(2017) le montre bien.L’homme est à la recherche de son authenticité, et lorsqu’Obama pleure en public, il n’est en réalité ni homme ni femme, mais il est tout simplement sincère et authentiquement humain.

Une autre façon de poser la question est de savoir s’il existe ou pas ce que l’on appelle un « éternel masculin ». C’est l’hypothèse vers laquelle tend Nicolas Riou par exemple… 

C’est aussi la thèse d’Eric Zemmour, qui défend l’idée qu’il existe des différences entre hommes et femmes, la biologie mise à part, ce qui justifie le fait qu’ils et elles ne puissent pas exercer les mêmes fonctions dans la société. C’est la vision traditionnelle à laquelle adhère environ un tiers de la population française — ce qui correspond peu ou prou au poids du vote Le Pen aux dernières élections présidentielles — pour qui l’homme doit incarner l’autorité. Un tiers, c’est une proportion non négligeable, mais cela signifie aussi que les deux autres tiers ont une vision où l’égalité hommes-femmes s’impose. De mon point de vue, le sens de l’histoire va bien dans cette direction-là, ce qui n’empêche nullement qu’il puisse y avoir des résistances, et même des retours en arrière. Ces résistances peuvent parfois être assez démonstratives, non pas du fait qu’elles se diffusent dans la société, mais parce que derrière elles il y a des gens qui se sentent menacés et se radicalisent pour être plus visibles. On peut bien sûr penser à certains pays où l’égalité est loin d’être acquise. Mais là aussi, les choses bougent.

L’objection que l’on peut émettre est que l’opposition masculin / féminin fait partie des grands archétypes, ceux qui sont les plus partagés au sein de nos sociétés, et qu’il n’est peut-être pas si évident de pouvoir les « effacer »….

Certains archétypes sont puissamment ancrés, c’est évident… Mais s’agissant du masculin, existe-t-il un archétype concret immuable ? Existe-t-il des composantes qui, hors la biologie naturellement, traverseraient les âges et appartiendraient spécifiquement à l’homme et non à la femme ? Je ne le crois pas, je pense plutôt que l’éternel masculin est d’abord et avant tout une construction sociale.

La domination est historiquement très présente dans la relation hommes / femmes. Et aujourd’hui, encore, avec l’affaire Weinstein, on ne parle quasiment que de ça ! 

Je considère que c’est un évènement majeur. Bien sûr, ce que Weinstein a fait à la puissance 10, beaucoup d’hommes l’ont pratiqué à la puissance 5 ou 2…. Mais je crois réellement qu’il y aura un avant et un après Weinstein, et que le sens de l’histoire passe par cette affaire et les réactions qu’elle a engendrées. 

Venons-en aux marques. Que peuvent-elles faire pour s’adresser aux hommes dans le contexte que vous venez de décrire ? 

Faut-il nécessairement cibler les hommes et s’adresser ainsi à eux en tant que tels ? En vérité, ma vision est que cela n’est guère pertinent sur certains marchés, qui sont devenus en quelque sorte « transgenre », les hommes ayant rejoint les femmes ou vice et versa. C’est le cas des télécoms et des produits technologiques par exemple. Mais on voit néanmoins que les hommes investissent, progressivement mais surement, des domaines dans lesquels ils n’étaient que peu ou même pas du tout présents. On peut penser à des univers comme ceux de la santé et du bien-être, du développement personnel, de la décoration… Et bien sûr à celui des cosmétiques. Sur des sujets comme ce dernier en particulier, il y a à l’évidence des particularités dont il faut tenir compte, parce qu’il y a bien des facteurs biologiques incontournables, ce qui engendre la nécessité pour les marques de différencier leurs offres et au moins leurs discours. 

La variable du sexe ne reste-t-elle pas discriminante dans les études socioculturelles que vous réalisez ? 

Je suis frappé par le fait que, année après année, les chiffres que nous obtenons selon le sexe des individus sont de plus en plus proches. Cette convergence croissante des attitudes me semble être une donnée sociologique très importante à prendre en compte. Les différences sont nettement plus marquées entre les générations. Ou bien en fonction des caractéristiques « socio-économiques », qui restent de loin les variables les plus discriminantes. C’est la bonne vieille CSP, et la zone d’habitat qui va avec. On ne voit à l’évidence pas les choses de la même façon selon que l’on réside dans Paris intra-muros ou bien dans la fameuse France périphérique de Christophe Guilluy. 

Les marques devraient donc plus s’intéresser à ces critères qu’elles ne le font ? 

C’est fort possible. Les effets de générations sont également très importants à prendre en compte, et plus finement les étapes de vie. On ne vit pas et on ne pense pas de la même façon selon que l’on soit un lycéen, un étudiant, un jeune actif qui n’a pas d’enfant, un individu vivant en couple avec des enfants,… C’est peut-être une évidence, mais il ne faut pas la sous-estimer. Lorsqu’on analyse assez finement ce qui se passe sur différents univers, on voit bien qu’il y a des moments clés dans la vie des gens, qui sont extrêmement structurants sur beaucoup de comportements. L’arrivée du premier enfant par exemple, ou le premier job. Ce sont des moments que les marques doivent bien préempter, quel que soit leur domaine. Cela me semble souvent bien plus pertinent que la dichotomie hommes / femmes. 

Vous évoquiez précédemment l’éternel masculin comme une construction sociale, qui serait précisément en train de se déconstruire. N’est-ce pas un terrain de jeu possible pour les marques que de s’inscrire dans ce mouvement ? 

Pourquoi pas. Ikea, sans doute parce qu’étant suédois, est une marque qui a régulièrement produit des discours publicitaires en ce sens, en jouant la carte d’un humour un peu décalé. Mais je pense en réalité que le vrai mouvement est celui qui consiste à considérer l’homme dans sa pluralité. L’aspiration à la liberté est la plus forte, et avec elle le besoin d’échapper aux cases pour coïncider avec ce qu’il y a de plus authentique en nous. Le risque pour les marques serait de proposer des schémas qui paraitraient très vite stéréotypés. Sans doute ont-elles donc plus à gagner en aidant les gens à construire leur propre chemin, ce qui est rarement une démarche facile !


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewés : @ Rémy Oudghiri

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