Pour Michael Bendavid et Ariane Griesbeck (Strategic Research), la recette du pire lorsqu’il s’agit de mettre en oeuvre un chantier de segmentation existe bien. Elle a pour ingrédient clé un déficit de réflexion en amont du projet, une carence à définir clairement les besoins prioritaires pour l’entreprise qui va le plus souvent de pair avec une connexion insuffisante avec l’équipe dirigeante. Quelles sont donc les grandes options et les questions les plus essentielles à se poser ? C’est ce que nous vous proposons de découvrir ici avec eux.
MRNews : Les segmentations stratégiques font partie de vos sujets de prédilection. Quelle est votre perception sur la façon dont les entreprises abordent ces chantiers ?
Ariane Griesbeck et Michael Bendavid : Les conditions dans lesquelles ces projets de segmentation stratégique sont initiés varient fortement d’une entreprise à l’autre. Dans les projets que nous gérons, la direction marketing ou générale est souvent le sponsor. Le niveau de pression sur le résultat est de fait plus sensible mais, paradoxalement, les choses se passent de façon plus fluide : les équipes internes sont mobilisées, ce qui permet de mettre en place un processus de management de projet très structuré, et les livrables attendus sont, par nature, plus stratégiques. Il nous est arrivé d’être confrontés à une situation où le donneur d’ordre a quitté l’entreprise en début de projet. Le projet a changé de mains et nous nous sommes retrouvés à devoir exécuter un projet qui était conçu au départ avec une ambition stratégique forte, mais qui s’est transformé en une « simple » étude d’U&A. Or, utiliser ces études de segmentation stratégique comme des bases de données permettant de répondre à des questions tactiques est une sous-utilisation manifeste de la puissance de ces dispositifs. C’est évidemment un usage secondaire qui a son intérêt mais ce qu’on vise avant tout dans ces études fondamentales, c’est « nourrir » l’objectif stratégique qui donne la ligne directrice du projet : identifier des territoires spécifiques pour les marques du portefeuille, définir des espaces de croissance pour une marque, etc. L’état d’esprit qu’il faut avoir pour maintenir le bon niveau d’ambition est de considérer que ces études ont vrai un potentiel d’orientation de la stratégie et même de transformation : leur opérationnalité est très forte, mais pas à 3 mois.
Dans l’esprit de nombreuses personnes, la segmentation est étroitement associée à ces études d’Usages et Attitudes… Une segmentation passe-t-elle nécessairement par la réalisation d’une étude de type U&A ?
Non, cela n’est pas notre vision en tout cas. Une U&A a vocation à délivrer une compréhension fine de l’existant sur un marché, à un instant t. La description détaillée de l’existant réduit la capacité de ces outils à « ouvrir » le champ de vision. Elle peut certes apporter des insights intéressants pour commencer à nourrir la réflexion sur des problématiques d’innovation en particulier ; mais elle ne permettra pas à l’entreprise d’esquisser de réelles perspectives stratégiques. Il y a un travail de pédagogie à faire sur la distinction entre ces deux dispositifs.
Ne pas s’assurer de l’implication de la direction marketing ou générale est en somme le meilleur moyen de « rater » une segmentation stratégique ?
Oui effectivement, sauf cas particulier. Au fond ce n’est pas le fait du hasard si les cabinets de stratégie de type BCG, McKinsey ou Bain se sont redéployés depuis une dizaine d’années sur ces projets de segmentation. Ils ont compris la dimension stratégique de ces outils et l’intérêt des états-majors des entreprises pour ce sujet qui permet de mettre le consommateur au cœur de la stratégie.
Font-ils mieux le travail que les (bons) cabinets d’études ? Nous pensons que non, mais ils savent mieux que les cabinets d’études obtenir le sponsorship de la direction générale, c’est-à-dire donner une place centrale au projet et fixer des objectifs ambitieux qui parlent à la direction. Souvent pour ces cabinets, il y a, au-delà, la possibilité de rebondir sur des chantiers d’organisation, précisément parce qu’une segmentation peut bousculer le redécoupage des activités de l’entreprise. Ils voient souvent la segmentation comme un marchepied pour un chantier de « Change ». Ce n’est jamais notre agenda.
Quelles sont les autres grandes options qui méritent selon vous d’être définies pour obtenir in fine les bons outputs ?
Nous avons, ces dernières années, mené des projets massifs et la principale difficulté, de notre point de vue, est de bien comprendre quelle sera l’utilisation qui sera faite de la segmentation par le client. Cette question est cruciale par exemple quand on s’intéresse à la définition des segments de consommateurs.
Disons pour simplifier qu’il y a deux situations typiques. Dans un cas, le client a besoin de comprendre les segments de façon extrêmement fine avec par exemple un objectif identifié de développer des communications ou des messages qui leur sont parfaitement adaptés. Des profils fins, profonds, nécessitent de prendre en compte dans la construction des segments un large ensemble de variables, de nature différente (besoins, attitudes, motivations valeurs etc.). Le second cas typique est de prioriser la capacité à « cibler » les segments en termes de média, etc. Cet usage plus opérationnel milite pour des segmentations qui reposent sur des variables démographiques ou comportementales simples, avec un scope de variables « actives » plus limité dans la composition des segments. Il faut souvent expliquer soigneusement ce trade-off fondamental entre comprendre et cibler.
Un entre-deux est-il possible ?
Oui, naturellement, on peut trancher au milieu, et c’est assez souvent l’option retenue par les entreprises, qui se traduit techniquement par la mise en œuvre de segmentations de type « canoniques » – les avantages et les inconvénients de celles-ci étant bien sûr liés au fait qu’elle soit un compromis.
Mais même dans ce cas, il faut « sentir » lequel des deux objectifs (comprendre ou cibler) est le plus important pour le client car on peut régler le dosage des variables et la technique de segmentation pour augmenter nos chances de traiter au mieux les attentes du client.
Est-il possible d’élaborer en même temps une segmentation stratégique et une segmentation client, avec le même clustering ?
Quand la marque est « mainstream », oui c’est envisageable. On réalise la segmentation globale et on l’applique aux acheteurs de la marque. Cela permet d’ailleurs d’une part de comprendre l’empreinte de la marque sur le marché et de mesurer la sur ou sous-performance sur certains segments de marché.
Si la marque est confidentielle, il y a une possibilité qu’elle attire un public particulier, non représentatif des acheteurs du marché. Il faut dissocier alors l’objectif de mieux comprendre qui sont les clients, avec un travail spécifique sur les clients, de celui de la conquête qui passe par une compréhension plus générale du marché donc une segmentation stratégique qui ne s’arrête pas à un découpage de la base client.
Qu’est-ce qui fait la difficulté principale de ces projets ?
Du point de vue du client, il y a souvent une difficulté réelle à prioriser l’objectif de la segmentation. Ce qui caractérise ces briefs trop souvent, c’est une liste d’objectifs et de questions longue comme le bras, qui partent dans toutes les directions et qui balaient des questions importantes et d’autres très (trop) spécifiques. Le titre du brief pourrait être : « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur votre marché, sans oser le demander ».
Notre rôle impératif est de challenger ce brief, de le rendre plus digeste et plus « dirigé ». Ce n’est pas toujours évident quand on est dans un appel d’offres mais nous considérons chez Strategic Research qu’in fine le client verra les bénéfices considérables de cette clarification en amont. Du point de vue de l’institut, la difficulté est de faire comprendre au client qu’il existe plusieurs solutions de segmentation possibles et satisfaisantes pour un même set de données. C’est la raison pour laquelle il faut établir le dialogue très tôt avec le client sur les usages de la segmentation : cette discussion permet d’orienter vers un type de solutions plutôt qu’un autre.
Une deuxième difficulté est qu’un certain nombre de décisions sont structurantes en cours de projet sur le résultat final. Chez Strategic Research, nous mettons donc en place un processus structuré autour d’étapes de validation et de partage. Cette collaboration est bénéfique et permet d’assurer un alignement complet des équipes internes et du cabinet sur toute la longueur du projet.
Enfin, il ne faut pas négliger l’extrême technicité de ces projets. C’est un problème pour le client parce qu’il faut faire beaucoup de pédagogie sur la méthode et certains interlocuteurs n’ont pas le background ou simplement le goût pour la technique. Mais c’est aussi un challenge pour l’institut de s’appuyer sur des ressources très qualifiées en statistique tout en intégrant dans la solution de segmentation des éléments qui font sens du point de vue marketing ou stratégique. Il faut réussir à marier ces deux compétences dans la fabrication de la solution.
La meilleure solution statistique ne fait pas la meilleure segmentation stratégique mais sans l’apport d’une compétence statistique forte, on ne peut mettre en place une solution de segmentation fiable.
Voyez-vous d’autres pièges importants à éviter dans la réalisation de ces chantiers de segmentation ?
Comme ces sujets sont plus « ouverts » en termes de scope qu’un test de produit, il faut être attentif à la façon dont on construit le budget et clarifier ce que seront précisément les livrables (présentations en interne, personae etc.). Pour le client, comme c’est un budget souvent très significatif, les attentes sont élevées en termes de servicing, et c’est normal. Il faut toutefois une « fin » à tout projet et la prestation ne peut aller jusqu’à exploiter la base de données pendant un an, sachant qu’il y a matière à le faire. Ce sont des éléments à clarifier dans la proposition. Après l’exploitation « normale » des données de l’étude en vue d’élaborer la segmentation, il est pertinent d’inviter le client à « prendre la main » sur les données en interne : dans ce cas on livre la base de données SPSS et un croiseur pour permettre aux équipes du client de prolonger le questionnement de la base. Certains clients peuvent préférer un accompagnement externe dans la durée, selon les ressources dont il dispose en interne.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Michael Bendavid @ Ariane Griesbeck