Depuis une bonne dizaine d’années et avec la mutation du Market Research, la grande majorité des dirigeants d’instituts d’études sont confrontés à un challenge bien délicat : celui d’adapter leur société. Mais il existe par ailleurs toute une génération de professionnels qui vivent une expérience encore différente en ayant fait le pari de créer leur entreprise dans ce contexte.
C’est le cas de Stéphane Marder, président et (re)fondateur de Future Thinking France, qui a soufflé récemment sa sixième bougie. Il nous livre sa vision sur les éléments clés de cette transformation passée et à venir des études marketing, ainsi que ses convictions et parti-pris dans cette aventure entrepreneuriale.
MRNews : Les acteurs de la profession sont unanimes pour souligner la considérable transformation des études marketing sur ces dix dernières années. Quelles ont été pour vous les évolutions les plus marquantes ?
Stéphane Marder (Future Thinking France) : Il n’y a aucun doute pour moi sur le fait que le online constitue le grand bouleversement de ces dix ou même quinze dernières années. Celui-ci est d’abord apparu comme un mode de recueil additionnel, mais il s’est rapidement imposé comme le standard. Pour des raisons de coûts, mais aussi et surtout parce qu’il a littéralement fait exploser le champ des possibles, par exemple dans ce qu’il était envisageable de montrer aux consommateurs ou de récupérer auprès d’eux en ne faisant que s’appuyer sur les outils technologiques dont ils disposent à la maison. Cela a naturellement soulevé des questions, en particulier sur les enjeux de représentativité, mais le fait est que le online a véritablement révolutionné le métier, en nous libérant de tout un tas de contraintes logistiques ou économiques. Il s’agit bien sûr du online au sens large — sans limiter celui-ci au périmètre des panels — et en intégrant tous les nouveaux moyens techniques qui y sont associés, comme les communautés par exemple. Pour les instituts, les impacts ont été considérables, tant pour le quali que pour le quanti. Et soit dit au passage, cela a fortement rehaussé l’importance d’un enjeu, celui de choisir les bons prestataires.
Même si nous n’en sommes encore qu’au tout début, la seconde grande évolution clé à citer me semble être l’intégration des données passives (1) dans le spectre des instituts d’études.
Beaucoup d’instituts ont une ancienneté non négligeable et ont dû s’adapter à ces évolutions. La société que vous dirigez n’a elle que 6 ans. Avec vos partenaires, vous l’avez ainsi créee dans ce contexte de transformation des études. Quels partis-pris cela vous a-t-il induit à prendre ?
Le parti-pris était très clairement celui de l’innovation. Mais nous avons aussi bénéficié d’une superbe opportunité : celle de pouvoir nous adosser à une structure (NDLR : celle du groupe Future Thinking) dotée d’une équipe de R&D particulièrement active, avec 5 personnes venues d’horizons différents (des universitaires, des marketeurs,…) dégagées des contraintes de la production au quotidien pour pouvoir se focaliser sur l’adaptation des outils d’études.
En lien avec cette R&D et plus largement au niveau de l’ensemble du groupe, nous avons également toujours partagé une conviction forte sur la nécessité de traquer les comportements réels des individus, au-delà de ce qu’ils sont capables de restituer eux-mêmes, et donc de trouver les bonnes variables pour se faire. C’est ce qui nous a poussé à nous intéresser aux données passives. Cela apparaît comme une évidence aujourd’hui, ça ne l’était pas il y a 5 ou 6 ans. Dans notre câblage mental et celui de cette R&D, j’ajouterais également un fort pragmatisme, la philosophie dominante étant de trouver des astuces, d’intégrer des informations peu coûteuses à produire mais qui, combinées avec les données classiques d’études, peuvent apporter des éclairages très puissants.
L’effectif de votre structure est passé en 6 ans de 4 à plus de 25 personnes, et vous approchez les 4 millions de CA. Ces chiffres laissent à penser que le pari de la création de Future Thinking France est réussi. Faut-il en déduire rétrospectivement que vos partis-pris étaient les bons ?
Il y a évidemment un facteur « chance » qui rentre en ligne de compte. Et aussi une mobilisation des équipes au quotidien, il ne faut pas se raconter d’histoires. Mais je pense néanmoins que nos partis-pris autour de ces enjeux de R&D étaient les bons. Nous sommes restés fidèles à cette « obsession » de toujours mieux comprendre les comportements des consommateurs pour saisir les meilleures pistes d’action à recommander à nos clients. Et nous sommes absolument convaincus de la nécessité d’une innovation permanente. Il n’est pas imaginable d’appuyer sur la touche pause de l’innovation, elle n’existe pas ! Cet état d’esprit est essentiel pour que nous puissions, chaque année, présenter à nos clients de nouvelles idées, des approches qui les séduisent.
Vous accordez beaucoup d’importance au peech et au packaging des idées… Est-ce que ce n’est pas un des ingrédients de la réussite du pari Future Thinking ?
C’est vrai, il y a une fibre anglo-saxonne dans notre façon de faire, avec également le souci d’être dans une forme de démonstration. Tous les outils que nous proposons sont systématiquement testés dans la durée, sur plusieurs mois, de sorte que nous puissions présenter des cas vraiment solides.
Je considère également que notre présence au sein du réseau Iris constitue un énorme atout. Avec celui-ci, qui regroupe 35 instituts, c’est comme si nous avions accès à 35 R&D à travers le monde. Tous les 6 mois, nous organisons des séminaires où chaque société membre présente son best of de ses idées du moment, dans la plus grande transparence et avec beaucoup d’échanges extrêmement intéressants. C’est une vraie chance de pouvoir travailler ainsi.
Dans l’histoire de ces 6 ans, tout ne s’est sans doute pas passé exactement comme prévu… Quelles ont été les principales adaptations auxquelles vous avez dû procéder ?
Au moment de la création de Future Thinking France, une de mes convictions était qu’il fallait que nous disposions de notre propre terrain d’enquête téléphonique. Mais nous sommes vite rendus compte que l’on pouvait tout à fait fonctionner autrement, sans terrain en propre. Une condition importante néanmoins était de pouvoir s’appuyer sur une compétence forte pour maitriser pleinement ces enjeux, ce que nous avons obtenu en intégrant Vanessa Petitt au sein de l’équipe. Au global, je suis persuadé que nous y avons gagné.
Venons-en au chapitre du futur des études marketing. Quelles sont vos convictions quant aux principales évolutions à venir d’ici à dix ans ?
A dix ans, dans notre domaine, on est dans la science-fiction ! (rires). Plus sérieusement, nous l’avons déjà partiellement évoqué, je suis persuadé qu’un des plus gros enjeux est celui de l’intégration de plus en plus systématique et pertinente des données passives. D’une part parce que les limites du déclaratif (en termes de fiabilité et de granulosité) seront de plus en plus évidentes. Et aussi parce que l’accès à ces données passives — les comportements d’usage, les processus d’achat, les déplacements — est chaque jour plus facile. Ce que nous devons parfaire dans les années à venir, c’est notre capacité à plonger dans ces données et à les faire parler en intelligence avec les données classiques d’études. Nous devons également aider nos clients à connecter ces données à leurs propres bases.
Je pense que nous ne sommes encore que très imparfaitement conscients de la puissance à laquelle cette maîtrise peut donner accès, en particulier dans la précision et la pertinence des recommandations.
C’est la force des modélisations…
Absolument. Associées à la bonne granulosité des données, ces modélisations permettent d’être extrêmement précis et assuré dans les recommandations ; cela peut aller jusqu’à définir quels sont les meilleurs arguments à utiliser par une force de vente en fonction de l’heure de la journée — ou même de la météo dans certains cas ! — aussi étonnant que cela puisse paraître !
Ma seconde conviction forte repose sur l’intérêt à intégrer toujours mieux nos clients — les équipes des entreprises — dans l’invention des recommandations et des « pour action ». C’est ce que nous faisons déjà et ferons vraisemblablement de plus en plus via des workshops, qui vont bien au-delà des classiques séances de créativité et mobilisent les ressources du « problem solving ». Cela suppose là encore de se doter de compétences solides sur ces enjeux, ce que nous avons fait chez Future Thinking en recrutant un profil comme celui de Valérie Marie. C’est une vraie nouvelle composante du métier pour les instituts. Et cela nous permet d’accompagner les responsables études des entreprises dans le cheminement qui est souvent le leur, et qui les conduit à occuper un rôle d’interlocuteur central et d’animateur de certains processus clés.
Je pense enfin que nous allons voir s’estomper de plus en plus fortement les frontières entre le quali et le quanti, là encore du fait des possibilités associées aux nouvelles technologies.
Dans cette vision du futur, avez-vous des points de désaccord avec certains de vos confrères ?
Peut-être certains ont un peu trop tendance à mon goût à dire qu’il faut jeter tout ce qui a été fait jusqu’ici pour passer à du neuf. Bien sûr, ces propos-là viennent plutôt du côté des nouveaux acteurs, donc ils ne sont pas complètement désintéressés (rires). Je pense qu’un peu d’humilité ne fait de mal à personne, et je crois beaucoup plus au principe consistant à capitaliser sur ce que nous savons et à l’enrichir plutôt que de faire « annule et remplace ».
Précisément, quel pronostic feriez-vous sur la place de ces nouveaux acteurs ? Quel poids pourraient-ils avoir dans le top 20 du marché dans une dizaine d’années ? Et quelle serait la nature de ceux-ci ?
Je ne serais pas étonné d’y voir figurer une dizaine de nouveaux acteurs. Et je les imagine plutôt venir de l’univers de la techno et des data-sciences, beaucoup plus que de celui du conseil au sens « classique » du terme. Si le conseil avait dû s’imposer dans le domaine des études, je crois que ce serait fait depuis longtemps.
Comment cette vision se traduit pour Future Thinking ? Quels sont les choix structurants qui vont ou devraient guider votre stratégie dans les années à venir ?
Ces trois points que nous venons d’évoquer me semblent importants et nous concernent très directement. Je pense néanmoins que cet enjeu du mariage des études et des data sciences sera réellement déterminant. Cela renvoie à la décision majeure que nous avons prise il y a quelques mois à l’échelle du groupe, avec le rachat de GemSeek, un spécialiste de l’analyse des données basé à Sofia en Bulgarie. Il s’agit d’une très grosse opération pour nous : nos effectifs Groupe ont doublé (nous sommes passés de 150 à 300), et notre CA a considérablement progressé. Nous avons donc posé les bases. Il nous reste désormais à réussir ce challenge essentiel de faire en sorte que tout ce petit monde se comprenne et travaille dans la meilleure intelligence possible. C’est en tout cas une perspective extrêmement stimulante !
Une dernière question enfin : qu’est-ce qui anime Stéphane Marder ? Qu’est-ce qui vous motive à faire le métier que vous faites ?
J’adore ce métier parce que j’ai une vraie passion pour la recherche de l’éclairage qui change les choses et fait prendre les bonnes décisions. C’est aussi pour cela que je suis assez excité par les évolutions de notre métier, où l’utilisation des données et des mathématiques nous permettra — je l’espère —d’être toujours plus précis et pertinent dans nos recommandations. Peut-être au fond est-ce mon côté « docteur » : j’aime l’idée du diagnostic juste, non pas pour sauver des gens dans mon cas mais pour aider les entreprises à se développer. C’est une cause qui justifie d’y consacrer pas mal de temps et d’énergie !
(1) Les données passives sont celles qui sont générées automatiquement par les comportements des consommateurs, sans qu’il soit besoin de les interroger (par exemple : transactions bancaires ou commerciales, interactions avec des contenus de marque sur internet,…)
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Stéphane Marder