Etudes qualitatives : « Il nous faut moins de peur et plus de rêve ! » – Interview d’Isabelle Fabry (ActFuture)

1 Mar. 2017

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Notre dossier consacré aux études qualitatives et à leurs grandes perspectives d’évolution (« Mais où va le quali ? » : cf  volet 1) s’intéresse naturellement en priorité au paysage français. Et si l’on déplaçait néanmoins un peu la focale pour regarder ce qui se passe à l’international ?
C’est ce que nous vous proposons avec une série de points de vue, le premier émanant d’Isabelle Fabry — fondatrice d’ActFuture – qui réalise régulièrement des investigations qualitatives tant pour des clients français qu’internationaux (annonceurs ou instituts), et nous fait partager son inquiétude sur un certain nombre d’évolutions quant à l’état d’esprit qui prévaut en France, et sur ses conséquences dans la pratique des études.

 

MRNews : En complément de votre activité en France, vous réalisez régulièrement des études qualitatives pour des clients internationaux. Qui sont plus précisément ces clients ?

Isabelle Fabry (ActFuture) : Que ce soit aujourd’hui avec ma structure ActFuture ou précédemment, j’ai en effet toujours beaucoup travaillé avec des clients internationaux. Des gros annonceurs via des Instituts d’Etudes étrangers bien sûr, comme Coca-Cola ou Ferrero, mais également avec pas mal d’instituts étrangers qui ont besoin d’investigations sur le marché français quel que soit le domaine en passant des cosmétiques, à l’électro-ménager ou encore le médical. Ces clients sont Européens, Américains, mais aussi de plus en plus souvent basés sur la sphère orientale, au Japon ou en Corée notamment.

Quelles sont les différences qui vous semblent les plus marquantes selon que vos clients soient français, américains ou japonais ? Et d’abord sont-elles si importantes ?

Mon observation – qui se recoupe avec celles d’un certain nombre de confrères -est que les différences se sont considérablement creusées entre des demandeurs français et ceux basés à l’étranger, en particulier depuis 4 ou 5 ans. Au point de devenir assez criantes. Et malheureusement, la comparaison n’est pas à notre avantage !

Si l’on devait résumer ce qui singularise le plus les Français, c’est l’obsession de rester dans le cadre, de raisonner d’abord et avant tout en termes de « moyens » à la différence des interlocuteurs anglo-saxons en particulier qui sont beaucoup plus dans une perspective de résultats pertinents et d’efficacité pour atteindre le meilleur et le plus haut niveau.

Les Français seraient mentalement plus rigides ?

Oui, c’est le mot. Lorsqu’on travaille avec des Français, il faut définir très précisément une méthodologie, un process, mais il faut aussi et surtout s’y tenir, quoi qu’il se passe ! Il faut répondre strictement aux questions posées, en suivant le déroulé de l’étude tel qu’il a été défini. Quand bien même des éclairages nouveaux interviennent dans le projet, il ne faut pas surtout pas revenir sur les objectifs initiaux, et même n’évoquer ceux-ci au moment de la restitution qu’avec les plus grandes précautions. Il est très rare de voir ce type de posture chez nos clients des autres pays, qui sont beaucoup plus enclins à changer les objectifs en cours de route si cela apparait pertinent.

Les Anglo-saxons en particulier s’intéressent d’abord et avant tout à ce que vous leur apprenez même si cela est dérangeant par rapport aux objectifs définis a priori, alors que les Français focalisent prioritairement leur attention et leur exigence sur les aspects de process et de forme, ce qui se rejaillit sur toute la gestion du projet.

Par exemple ?

Cela se traduit fortement dans les restitutions. Une faute d’orthographe est une catastrophe pour les Français. Mais cela peut aller jusqu’à l’exigence de présenter le rapport selon l’ordre du guide d’animation. En revanche, avec les étrangers, le process d’étude en cours de route peut changer du tout au tout voire même la structure du rapport : l’objectif est avant tout la pertinence intellectuelle même si elle est dérangeante !

Cela apparait également dans le mode de relation avec les consommateurs interrogés. Pour les Français, il est préférable d’adopter une relation très professionnelle, mais aussi très froide, impersonnelle. Rien de tel chez mes clients étrangers, pour qui il est parfaitement naturel d’être dans une posture sympathique et même chaleureuse voire familière vis à vis des consommateurs.

Intègrent-ils forcément mieux les recommandations proposées ?

Je ressens une plus forte écoute, une plus grande curiosité chez mes clients étrangers. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils font prendre pour argent comptant les éclairages et recommandations que je peux proposer, parce qu’il y a bien sûr des contraintes et bien d’autres considérations à intégrer ; mais je les sens avides de connaitre ma vision, de savoir ce que je pense ! Avec les clients français, il est parfois même difficile de formuler de recommandations dignes de ce nom tellement toute idée, toute nouveauté, apparait comme une menace…

Quels seraient les avantages à travailler avec les Français ?

Même si elle est excessive, cette rigueur n’a pas que des mauvais côtés. Les processus sont normés, l’étude est maitrisée, cadrée, avec tous les avantages que cela amène en termes de rationalisation et d’optimisation des coûts. D’une certaine façon, c’est beaucoup plus confortable de travailler avec eux : on sait où on va.

Il y a aussi une culture innée en ce qui concerne la psychologie des individus, une intégration du fait que ceux-ci sont naturellement dissemblables. Les Asiatiques par exemple sont plus étrangers à ces considérations ; pour considérer par exemple que chaque individu est fondamentalement différent et physiquement et intellectuellement et comportementalement parlant, ils demandent des heures d’explications (sourire).

Votre discours est néanmoins très critique vis-à-vis des Français. Ce que vous décrivez correspond-il à une forme d’atavisme. Dit autrement, est-ce qu’il y a une fatalité à ce que les choses soient ainsi ?

Non, je ne le crois pas du tout. La souplesse, la créativité, l’ouverture : je pense au contraire que ce sont des valeurs très présentes dans notre ADN.  Pendant des années en France, le quali était le terrain de l’expérimental, du rire, de l’audace, de la révélation, du projecteur de lumière sur l’avenir ! Ce qui me frappe plutôt, c’est le fait que nous soyons en train de nous couper de cela, ce qui interroge bien sûr sur les raisons de ce changement d’état d’esprit.

Derrière cela, je vois beaucoup de peur. C’est la crainte permanente de la faute qui fait que les gens se protègent et se focalisent ainsi sur la question du comment et les enjeux de processus. Leur obsession est plus de ne pas faire d’erreur, de ne pas déranger l’ordre préétabli que d’apporter une idée positivement et nouvellement porteuse, surtout si elle oblige à penser et agir différemment que penser au préalable. Cette peur me semble très présente dans le fonctionnement des entreprises françaises aujourd’hui. Et elle n’amène rien de bon dans tous les domaines y compris le nôtre : on ne fait pas d’études efficaces, on ne va pas dans l’intelligence en étant ainsi dans la peur. Il faut penser out of the box, s’ouvrir, oser imaginer, déranger l’ordre établi pour avancer, s’améliorer, s’oxygéner, se renouveler. Ne pas oublier que toute réalité a d’abord été un rêve. Il y a urgence à réapprendre à rêver !


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewés : @ Isabelle Fabry-Frémaux

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