# Mais où va le Quali ? (volet 1)
Ines Bizot - CEO June Marketing - Interview dossier études socio-culturelles

"Une mutation paradoxale"

Inès Bizot
PDG de June Marketing

24 Jan. 2017

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Pour Inès Bizot (June Marketing), c’est bien dans le sens d’une mutation paradoxale que va le quali. La discipline s’enrichit en intégrant les possibilités offertes par le digital, se transforme avec notamment une mixité de plus en plus forte, inévitable même, avec les études quantitatives et les analyses de données. Mais ces évolutions ne font pourtant que consolider l’essence même du quali, l’écoute et la compréhension en profondeur, plus que jamais nécessaires dans la vie des entreprises et des organisations.

MRNews : De votre point de vue, quelles sont les évolutions les plus essentielles de la pratique des études qualitatives sur ces dix dernières années ?

Inès Bizot (June Marketing / MSM) : Deux évènements ont eu un effet considérable. D’une part la crise de 2008, qui a marqué un coup d’arrêt à la croissance de notre activité. Et d’autre part, l’arrivée et la diffusion du digital dans les modes de recueil. Ces phénomènes ont bien sûr aussi eu un impact sur les études quantitatives ; mais, côté quali, ils ont accéléré un besoin latent de renouveler les pratiques. Cela faisait sens compte tenu des évolutions techniques de notre environnement. Mais cela résonnait également avec l’idée que les consommateurs avaient changé, notamment sous l’effet du digital là encore. Il était donc perçu comme nécessaire d’adapter les modes de recueil, et d’avoir un échange un peu différent avec ces consommateurs.

Par ailleurs et même si ce n’est pas sans lien avec ce que nous venons d’évoquer, la notion d’insight s’est imposée très fortement dans l’esprit des qualitativistes ; cela a aussi eu un impact important sur leur façon de travailler et de restituer leurs analyses.

Pourquoi cette notion d’insight a-t-elle eu un tel succès ? Parce qu’elle donne les gages d’une plus grande actionnabilité ou même d’une plus forte « business orientation » des études qualitatives ?

Elle s’est imposée parce qu’elle s’inscrivait dans la prise de conscience d’une complexité croissante des consommateurs. Pour dépasser celle-ci, il n’y a pas le choix : il faut entrer en profondeur dans la tête des gens pour saisir ce qui les motive et les fait réellement agir. On retrouve cela aujourd’hui d’une certaine façon avec la notion de Customer Centricity. On ne fait que dire et redire encore la nécessité d’une réelle écoute des consommateurs, qui est le fondement même de notre métier. Les outils et les grilles d’analyse évoluent, mais la posture fondamentale reste : celle d’une écoute la plus humble qui soit des gens, en partant du postulat que l’on ne sait rien d’eux, comme lorsqu’on effectue des démarches de type ethnographique.

L’essence du métier de qualitativiste reste inchangée au fond…

Absolument. Les entreprises et les organisations – nos clients – ont toujours besoin de cette expertise consistant à faire s’exprimer les gens, à leur faire dire des choses intimes, pertinentes, les plus proches de leur vérité à eux, et à les analyser en les mettant en perspective avec leurs problématiques.

Les pratiques ont-elles évolué fortement ? Quel est par exemple aujourd’hui le poids des réunions de groupe dans l’activité de MSM ?

Si l’on cumule focus groups et entretiens individuels — ces derniers restant néanmoins peu utilisés —, l’ordre de grandeur est de 70%. Et je suis pour ma part très à l’aise avec ce constat. Lorsqu’un client me dit qu’il ne veut plus faire de focus group, je suis la première à « défendre » cette technique. C’est une démarche tellement naturelle que de se retrouver à cinq ou six personnes autour d’une table pour parler d’une problématique ; c’est une situation sociale dans laquelle les gens sont à l’aise pour s’exprimer. Cette technique est absolument géniale en termes d’efficacité, et cela serait insensé de s’en détourner ! Mais il y a bien sûr eu des changements, notamment sur le plan de l’animation. Les pratiques d’il y dix ou quinze ans sont devenues désuètes. Même si les gens participent pour la première fois à une réunion, ils ont parfaitement assimilé les règles du jeu ; ils savent qu’ils sont là pour aider une marque à comprendre quelque chose.

Vous utilisez le terme de « focus group ». Est-ce à dire que la spécificité du quali « à la française » aurait disparu ?

Non, il y a bien une spécificité de ce quali « à la française », évidente lorsqu’on se déplace hors de nos frontières. C’est un quali éminemment projectif, où l’on travaille en profondeur, avec l’obsession de détecter les représentations et les perceptions. C’est le quali que nous pratiquons, celui qui correspond parfaitement à notre philosophie et à la finalité que nous poursuivons : un réel accompagnement de nos clients. Nous restons fidèles à celui-ci, même si d’autres techniques sont venus compléter notre boite à outils. Ce qui a beaucoup changé néanmoins, ce sont les modes de restitutions. Le temps des rapports de 150 pages qui explicitaient le cheminement de la recherche est bien révolu. Les clients nous font grâce de cela, ils considèrent que cela relève de notre cuisine ; ils souhaitent avoir les réponses aux questions qu’ils se posent le plus directement possible, et que celles-ci soient parfaitement packagées pour l’appropriation et le bon partage au sein de l’entreprise.

Quelles sont les autres techniques qui ont complété ces outils de base ?

Il s’agit principalement du quali online, avec un recueil d’informations en mode asynchrone. Celui-ci recouvre un assez large ensemble de possibilités : le forum, le bulletin-board, la réalisation de taches individuelles,… Via la plateforme dont nous nous sommes dotés, nous pouvons travailler sur des échantillons relativement conséquents, jusqu’à 100 personnes. Nous avons également commencé à mettre en oeuvre des communautés digitales, qui regroupent elles plusieurs centaines d’individus. Dans ce cadre-là, la logique dominante d’investigation reste de nature quali, mais la taille de l’échantillon permet d’intégrer des interrogations quantitatives précieuses. On sort du silotage traditionnel quali / quanti.

Par ailleurs, l’observation est de plus en plus ré-utilisée. Ces techniques sont vieilles comme les sciences humaines, depuis Margaret Mead et l’observation des Papous. Mais l’engouement actuel pour les enjeux d’expérience client apporte un regain d’intérêt pour celles-ci, ce qui nous amène à travailler de plus en plus souvent avec des ethnologues ou des gens issus de l’univers du design. Plus largement, la nécessité s’impose d’une approche multimodale du consommateur. Il faut appréhender celui-ci selon différents angles, dont celui de son discours naturellement, mais aussi celui de ses comportements et de ce qu’il ne verbalise pas.

Au fond, il n’est pas si simple d’établir une démarcation nette entre les techniques traditionnelles et les approches nouvelles…

C’est vrai. Le online nous a apporté beaucoup, en particulier sur la possibilité de suivre les consommateurs dans le temps et d’intégrer ainsi des composantes importantes, comme par exemple les effets de lassitude que ceux-ci peuvent avoir vis-à-vis des produits, et plus largement les évolutions d’usage. Le principe de ces études longitudinales existe depuis très longtemps. Mais il était extrêmement difficile de les mettre en oeuvre, pour des raisons de coûts. Le online a complètement chamboulé la donne de ce point de vue là.

Si l’on se projette dans les 5 ou 10 ans à venir, quelles sont à votre sens les évolutions les plus probables ?

La poursuite et l’accélération de ce « désolitage » entre le quali et le quanti que nous avons évoqué sera à mon sens la plus grande évolution, j’en suis convaincue.

Jusqu’où cela peut aller, en particulier pour une structure comme la vôtre dont la spécialité historique est le quali, mais dont le spectre de compétences s’est élargi ? (cf. l’interview d’Inès Bizot et Laure Benaroya)

Ma vision est que nous allons poursuivre le cheminement que nous avons effectué depuis déjà quelques années. Notre dominante restera les études qualitatives. Mais nous allons continuer à avancer dans le sens de la mixité et d’un enrichissement de nos approches par les études quantitatives. C’est le sens de l’histoire ; nous allons nous retrouver avec une telle abondance de données qu’il serait aberrant de ne pas utiliser celles-ci. Mais en même temps, il y a une illusion à croire que celles-ci vont se mettre à parler toutes seules. L’intelligence artificielle et les algorithmes sont nécessaires, mais tout cela ne va pas très loin sans l’oeil humain, sans l’ajout de grilles analytiques permettant d’intégrer la complexité des individus, et leur « irrationalité » apparente. Mais il y a bien un challenge que je trouve passionnant : comment avoir la même qualité d’analyse non plus sur les matériaux recueillis auprès d’une quinzaine de personnes mais sur un corpus de 15 000 contributeurs ?

Cela passe par l’intégration de quantitivistes au sein de votre structure, ou bien de nouveaux profils de qualitativistes ?

Il faut à la fois intégrer des quantitativistes — c’est ce que nous avons fait avec l’équipe de Cubes, qui était enthousiaste à s’ouvrir à d’autres compétences études — mais aussi faire évoluer les profils des qualitativistes. Les choses changent, cette espèce d’incompréhension qui pouvait exister entre qualitativistes et quantitativistes disparait ou en tout cas s’estompe, notamment avec les nouvelles générations pour qui cette mixité des approches est naturelle. On découvre que le terreau commun est bien plus important qu’il n’y parait à première vue, qualitativistes et quantitativistes faisant partie du même univers de pensée, celui des sciences humaines. Nous observons de notre côté une très forte demande de la part des qualitativistes de MSM à être formé aux techniques du quanti.

Cette mixité croissante des compétences et des profils n’oblige-t-elle pas à repenser la définition du métier ?

Cela renvoie à une question récurrente pour les acteurs de la profession : comment devons-nous nommer notre activité, et faut-il cesser en particulier d’utiliser le terme « Etudes ». Au-delà du nom, c’est la question de la finalité de notre activité. Le choix historique que nous avons fait est celui d’un quali très fortement orienté vers l’accompagnement stratégique. Nous sommes donc très proches de l’activité du conseil, avec une singularité essentielle vis-à-vis des acteurs de cette profession qui est de toujours mettre l’écoute du consommateur au coeur de notre démarche. Cette mixité croissante que nous venons d’évoquer ne peut que renforcer cette logique, la finalité étant non pas la production d’études selon un schéma technique donné, mais bien d’accompagner les clients, y compris dans des problématiques qui peuvent à première vue paraitre un peu limitées, un test d’innovation un peu basique par exemple, mais qui ouvrent parfois des perspectives stratégiques majeures et insoupçonnées. C’est toute la « magie » de l’écoute des gens, qui est et restera le principe fondamental des études qualitatives.


 POUR ACTION  

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