Les études sont-elles déconnectées de la réalité ? #1. Le point de vue de Xavier Charpentier, FreeThinking

16 Jan. 2017

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Avec le Brexit, puis l’élection de Trump aux USA, deux magistraux coups de canon se sont fait entendre dans l’univers des études d’opinion, auxquels on peut ajouter à la petite échelle française la victoire surprise de François Fillon dans les primaires des Républicains. Pour un certain nombre d’observateurs, ces évènements spectaculaires ne sont pas des faits isolés mais la confirmation d’une déconnexion de la réalité de la part des élites intellectuelles, médiatiques, auxquelles est associé le monde des études et des sondages.
Est-ce un mauvais procès ou bien doit-on prendre ces signaux comme de véritables alarmes ? Si problème il y a, est-il limité au domaine de l’opinion ou bien vaut-il pour les enjeux marketing ? Quelles en sont les origines et quels sont les meilleurs moyens d’y pallier ?
Nous vous proposons une nouvelle série de points de vue sur cet enjeu, avec l’interview de Xavier Charpentier, DG et co-fondateur de FreeThinking.

 

MRNews : Le Brexit, puis l’élection de Trump à la présidence américaine et enfin à l’échelle franco-française la victoire surprise de Fillon dans les primaires côté Républicains ont marqué les esprits. Pour certains observateurs, mais aussi assez massivement dans l’opinion publique, cela confirme l’incapacité des études à prédire les comportements des gens, et plus largement une sorte de déconnexion des élites de la réalité. Est-ce qu’il y a selon vous au moins un bout de vrai dans ce procès ?

Xavier Charpentier : Il importe bien sûr de prendre le problème par le bon bout, en laissant de côté cette posture démagogique qui revient au fond à dire que les intellectuels ont nécessairement « tout faux ». Mais je crois en effet que nous ne devons pas éluder cette question ; nous devons regarder les faits et nous interroger. Est-ce qu’il n’y aurait pas une composante importante du réel —que l’on pourrait dénommer le « réel profond » — qui tendrait à nous échapper et peut-être même de plus en plus ? Qu’il s’agisse de la vie politique ou des problématiques marketing, nous avons des signaux qui nous disent qu’il y a un vrai risque en ce sens.

Qu’est-ce qui génère fondamentalement ce risque ?

Cela a beaucoup avoir à mon sens avec une question de temporalité. Pour observer les mouvements d’opinion tels que ceux qui aboutissent dans la durée au brexit ou à l’élection de Trump, nous avons tendance à vouloir systématiquement nous servir d’un microscope, là ou des jumelles seraient d’une grande utilité. Il se produit des phénomènes amples, ayant une portée historique ; et si on ne les prend pas en compte, on passe à côté de ce réel profond en se laissant abuser par le réel « instantané » que mesurent les sondages, pris isolément. Les outils d’aujourd’hui, avec les possibilités offertes par le digital, sont fascinants, en nous donnant la latitude d’appréhender énormément de choses dans l’instantanéité. Mais on ne peut pas se limiter à ces seuls outils-là. Et surtout à cette utilisation « instantanéiste » de l’instrument numérique.

Était-il vraiment possible de prévoir l’élection de Trump, ou bien le Brexit ?

Le fait est que l’immense majorité des observateurs n’ont pas su prédire ces évènements. Mais certains avaient vu juste ! Je pense à Laure Mandeville, journaliste du Figaro, qui a effectué un travail de fond peu différent en réalité de celui qu’aurait pu faire un professionnel des études qualitatives, avec des interviews semi-directives des gens in situ, sur leurs lieux de vie. On peut bien sûr évoquer le travail d’un autre journaliste de terrain, Michael Moore, qui avait prédit l’élection de Trump. Pour ce qui est du Brexit, Emmanuel Todd l’avait décrit comme « inévitable » bien en amont du référendum, alors que le « non » était donné largement gagnant. Et ce avec des arguments extrêmement précis, avec des considérations historiques et/ou relevant de l’éthos des Britanniques.

Ces personnes ont su capter le réel profond que vous évoquiez…

Oui, tout à fait. En suivant des démarches qui s’apparentent à des études qualitatives robustes, et en établissant des liens avec des faits historiques, sociologiques, économiques ou même démographiques lourds (comme la chute de l’espérance de vie de la population ouvrière et des classes moyennes blanches aux États-Unis, mesurée par des universitaires de Princeton cités dans le cas de Laure Mandeville). Avec Emmanuel Todd, nous avons affaire à un démographe et à un historien, qui ne s’intéresse pour ainsi dire qu’à la temporalité et à ce réel profond.

Dans le cas des élections américaines comme pour le Brexit, il apparait une forme de division du pays, l’interrogation – difficile – pouvant être de savoir quel camp va peser le plus à un moment donné…

Cela revient à se poser la question sous l’angle du « combien de personnes », qui est en effet notre mode de pensée dominant. Mais à partir du moment où l’on détecte des permanences et des tendances profondes, la question se formule autrement. Elle est de savoir combien de temps, combien d’années sont nécessaires pour qu’un phénomène se produise. Ces tendances de fond pèsent bien plus lourd que des évolutions conjoncturelles ; à un moment donné, l’offre vient à rencontrer une demande latente. C’est manifestement ce qui s’est passé avec Trump, qui donne à une partie importante de la classe moyenne américaine le sentiment de s’exprimer à travers lui. Pour ce qui est de l’Angleterre, il a beaucoup été question d’une réaction épidermique à des phénomènes d’immigration pour expliquer le Brexit. Alors que le fameux « appel du grand large » est sans doute un invariant sous-jacent au Brexit. Avec cette idée très ancrée dans une grande partie de la population que les Britanniques sont armés pour s’en sortir seuls dans le monde. Qu’ils avaient partagé avec nous en 2013, nous l’évoquions dans l’étude Europe 2013 un continent à la dérive. Cela nous avait frappé à l’époque. De même que la distance croissante des Allemands avec l’Union  Européenne.

Nous avons surtout évoqué jusqu’ici des cas relevant du domaine de l’opinion publique et du politique. Cette nécessité de repenser la connexion au réel s’applique-t-elle à l’univers des entreprises et du marketing selon vous ?

Certainement ! Les entreprises sont régulièrement amenées à faire des choix stratégiques qui engagent des investissements parfois énormes. Elles doivent rencontrer efficacement la demande dans des environnements où la concurrence est rude. Elles se doivent donc de tenir les deux bouts de la chaine, en étant à la fois capables de réagir vite, avec une vision le plus proche possible du temps réel, tout en ayant une bonne connaissance des invariants et des tendances sur le long terme.

Cette dualité des approches et des éclairages, avec la vision long terme d’un côté et l’observation en instantanée de l’autre apparait en tout état de cause comme LA grande ligne de conduite à adopter ?

Oui, je suis convaincu de cela. Se bétonner dans la connexion au réel suppose d’abord et avant tout d’ouvrir les chakras sur une large panoplie d’outils, ceux d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Il faut naturellement intégrer les possibilités offertes par le digital et les données de masse, alors que nous n’en sommes qu’au tout début de la conceptualisation de leur bonne exploitation. On voit en particulier la puissance extraordinaire de certaines analyses, qui mettent en relation de façon pertinente des variables et produisent ainsi des éléments de connaissance dont on n’aurait jamais eu l’idée auparavant. Mais il y a une vraie nécessité à mon sens à re-explorer la détection de dynamiques longues — relatives à la démographie, à l’économie, à la sociologie — qui sont importantissimes pour le marketing.

Les entreprises doivent elles se réintéresser par exemple aux observatoires socioculturels, dont elles ont plutôt eu tendance à se détourner ces dernières années ?

Se priver des prismes d’observation qu’offrent l’économie, la sociologie voire même dans certain cas l’anthropologie me semble relever d’une sorte de facilité qui peut se payer très cher, avec le risque d’être déconnecté des fondamentaux de ses cibles. Il est intéressant par exemple de voir que l’industrie du luxe ne s’y trompe pas, elle valorise fortement ces éclairages. Car elle sait qu’elle vend bien autre chose que des produits, fussent-ils d’une qualité exceptionnelle, à leurs clientes. Elle leur vend aussi de l’imaginaire, de la culture. Et l’imaginaire, la culture sont tout aussi réels que les moyens financiers des clientes.

Mais je crois aussi qu’il y a une réelle nécessité à revisiter le quali. C’est ce que nous faisons modestement avec FreeThinking et nos approches online. Il faut réinventer la façon de parler aux gens et de les interroger, en collant à la nouvelle culture « populaire » sans aucune connotation péjorative, avec une valeur essentielle : la participation. Mais encore faut-il parvenir à mettre les gens en situation de participer, d’interagir, de travailler en articulant des raisonnements. C’est ce que nous faisons régulièrement sur la classe moyenne par exemple. Dans le cadre d’un projet récent, nous avons été frappés par exemple de ce que les consommateurs de la génération des Milleniums nous ont livré sur la question de leur rapport à la grande distribution, qui est bien plus riche et complexe qu’on ne peut l’imaginer. Sans une participation pleine et entière des gens, on risque fort de passer à côté de ces réalités. Le qualitativiste d’aujourd’hui, online, c’est celui qui réussit à faire du vieux avec du neuf : être à la fois un community manager, un planner stratégique, et un chercheur de terrain qui sait mettre les gens en situation de se parler pour lui en dire plus.

Il faut créer les conditions de cette participation, mais aussi d’une réelle interactivité des individus…

Vous mettez le doigt sur un point que je crois essentiel. Nous oublions trop souvent cette vérité fondamentale qu’énonçait Aristote : l’homme est un animal politique. Il se forge des croyances, adopte des attitudes et des comportements dans un « jeu » qui est celui de l’interaction avec ses semblables. Le réel profond ne peut pas s’appréhender en faisant abstraction de cela, en s’enfermant dans le prisme de l’homo-economicus rationnel et déconnecté de son entourage social. Les gens fonctionnent avec des imaginaires, des symboles, des tabous, des impensés éthiques qu’ils construisent et qu’ils vivent en commun ! Et le quali sera toujours infiniment plus efficace que le big data pour appréhender les dimensions symboliques et d’imaginaire qui font aussi partie du réel.

Voyez-vous un dernier point, un autre principe important à respecter dans le sens de la parfaite connexion au réel ?

Je pense que nous devons être plus conscients des risques de ce que l’on appelle « l’entre-soi ». Le réel profond, c’est aussi la différence. Il y une réelle vertu à avoir cette devise en tête, celle que le consommateur est par définition un étranger, même si on le côtoie tous les jours dans le métro. Cela pose des vraies questions : comment échapper à l’entre-soi que développent naturellement les réseaux sociaux ? Quelle est la part de réel accessible au travers de ces espaces ? Et quels sont donc les pans de réalité qui doivent être mis à jour autrement ? Ce sont bien sûr des questions et un enjeu — celui de « l’entièreté » du réel qui ne se posaient pas il y a 20 ans. On ne peut plus en faire abstraction aujourd’hui.


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewés : @ Xavier Charpentier


 COMMENTAIRE(S) 

Marc : Réflexion super intéressante ! Je trouve très pertinente cette distinction entre réel instantané et réel profond, ainsi que les pistes pour bien appréhender ce dernier.

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