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Quand l’économie collaborative passe la seconde ! Interview de Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research)

20 Nov. 2014

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Qu’on la dénomme économie collaborative ou économie du partage, voilà une réalité qui en l’espace de quelques années est sortie de la quasi marginalité pour être désormais omniprésente. Pour les entreprises, pour les institutions, et aussi et bien sûr pour les gens, en remettant en cause la frontière habituelle entre consommateurs et producteurs. Et si nous n’avions encore rien vu de la dynamique de cette économie ? Et s’il était en train de se produire une mutation d’une ampleur telle que les entreprises et les institutions n’avaient pas d’autre choix que de composer intelligemment avec elle ? C’est la vision que développe ici Diouldé Chartier Beffa (D’Cap Research), en réponse aux questions de MRnews.

Market Research News : Vous faites partie de ceux qui suivent de près le phénomène de l’économie collaborative, qui apparaissait il y 3 ou 4 ans comme relativement embryonnaire et qui prend désormais une place considérable dans le fonctionnement de nos sociétés. Mais peut-être convient-il d’abord de bien définir ce dont il s’agit ?

Diouldé Chartier-Beffa : L’économie collaborative se manifeste via différents modèles : la location ou la vente entre particuliers, notamment de produits d’occasion, des prestations de service comme le co-voiturage, le co-working, le troc,… Mais derrière tout cela, il y a bien un point commun : la fait qu’il s’agisse d’une économie de type P2P – de particulier à particulier – qui se passe des intermédiaires classiques, en étant fondée sur la mise en réseau d’individus qui peuvent alternativement être consommateurs et producteurs, en utilisant leurs propres infrastructures. C’est fondamentalement une économie de réseau.

Or cette économie est en plein développement !

C’est clair. On est passé en de l’utopie à la réalité. On le voit au travers d’un certain nombre de succès comme celui de leboncoin.fr (cf notre article à ce sujet), ou bien encore avec des Uber pour ce qui est du covoiturage, ou encore un AirBnB pour la location d’appartements ou de maisons. Ce ne sont bien sûr que des exemples particulièrement médiatiques et spectaculaires d’une réalité omniprésente, et qui touche aujourd’hui toutes les couches de la population et tous les secteurs. Les entreprises P2P donnent accès à un vrai marché à tout individu qui a quelque chose à proposer, de la coupe de cheveux à une chambre libre pour un week-end en passant par le transport d’un colis et mille autres choses encore. La mécanique fonctionne pour une large palette de motivations, qu’il s’agisse de la nécessité économique pour certains ou de l’opportunisme pour d’autres, ou bien encore de la mise en pratique d’une forme de rationalité.

C’est cela le grand changement : le fait qu’aujourd’hui tout le monde ou presque peut-être à la fois consommateur et producteur.

Ce qui est fondamentalement nouveau en effet, c’est le fait que cela puisse se faire dans des conditions de fluidité – et à une échelle – qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’offrait le système antérieur. Le corollaire de cela, c’est que les gens ont accès à une autonomie extraordinaire. Ils peuvent se passer des entreprises et des institutions pour vivre au quotidien, et s’octroyer ainsi de nouvelles zones de liberté. On peut économiser de l’argent ou en gagner en faisant preuve de débrouillardise, ce qui n’est pas rien dans un contexte où le marché du travail « classique » est pour le moins défaillant.

Ce qui est néanmoins assez nouveau, c’est que cette économie a pris une importance telle qu’elle gêne parfois certains acteurs de l’économie classique, ou même les institutions…

Tout à fait. C’est très manifeste chez nos voisins allemands puisqu’après Berlin, c’est désormais tout le pays qui a décidé de bannir Uber. On a pu voir également une ville comme Barcelone infliger une amende à AirBnB. Et Paris est également en train de prendre des mesures pour que ce service ne déstabilise pas le marché du logement. Ce qui était perçu hier comme une utopie apparaît comme une réalité économique majeure, stimulée par la précarité. Et lorsque cela devient trop gênant, le réflexe est effectivement de brider ou même d’interdire.

Quel pronostic peut-on donc raisonnablement faire quant aux perspectives de développement de cette économie collaborative ?

Il y aura inévitablement des points de friction, mais je pense que le développement de cette économie collaborative ne peut que se poursuivre, ne serait-ce que du fait de sa formidable efficacité. Elle est efficace en effet à l’échelle collective, en proposant une forme de consommation plus frugale mais aussi plus rationnelle : un meilleur taux d’utilisation des logements, des véhicules…. Et elle est aussi formidablement efficace à l’échelle des individus, en leur offrant de la flexibilité, du lien, une solution à l’incertitude des temps mais aussi le sentiment de pouvoir mieux prendre son destin en main. Cela ne signifie pas pour autant que tout est rose…

Parce que cela peut créer des dégâts économiques ?

Oui. Le changement a un coût, traduction de l’effort nécessaire pour s’adapter.  En effet, certains acteurs perdent désormais des parts de marché considérables face à cette nouvelle concurrence, qui est d’autant plus difficile à combattre qu’elle se bat avec des armes nouvelles et en s’affranchissant d’un certain nombre de contraintes (juridiques ou fiscales en particulier). Les entreprises se retrouvent face à des concurrents qui sont leurs propres consommateurs, voire leurs salariés !

Ces consommateurs ou ces salariés passent néanmoins par des structures, des entreprises…

Oui, mais en règle générale, ces entreprises ne proposent pas en tant que tel des services ou des biens. Elles proposent de l’accès, le plus souvent sans avoir à investir beaucoup puisque ce sont les moyens des individus qui sont utilisés, leurs appartements ou leurs véhicules notamment.

Mais je pense qu’il faut aussi voir une autre réalité : tous les individus ne sont pas à égalité de chances pour s’adapter à cette nouvelle économie, et pour profiter de l’accès qu’elle ouvre à des clients potentiels. C’est un écosystème qui exige des aptitudes particulières : bien sûr une certaine aisance avec internet, mais aussi celle de savoir séduire et se vendre quasiment en permanence. On en arrive d’ailleurs à une forme de titrisation des individus. Cela génère inévitablement de nouvelles formes d’exclusion.

Si l’on se place du côté des institutions et des entreprises, comment peuvent-elles composer avec le développement de cette économie collaborative ?

Les entreprises ont aujourd’hui deux réflexes dominants face à cela. Demander à l’état d’interdire (comme l’allemagne face à Uber) . Ou bien demander – encore à l’état – de déréguler leur activité pour pouvoir se battre face à une concurrence jugée déloyale. Mais cela conduit à une impasse, soit parce que cette dérégulation est inacceptable pour les salariés en poste, ou bien encore parce que cela reviendrait à couper les vivres à des individus que ces mêmes entreprises ont largement contribué à précariser, au fur et à mesure des licenciements de ces dix ou quinze dernières années…

Une double impasse donc !

Tout à fait. Mais il reste à mon sens une voie possible. La limite du mode de fonctionnement des entreprises dans leur grande majorité, c’est d’être en circuit fermé. Leur logique est de « faire » et de « faire payer », y compris ce qu’elles font moins bien que des individus mis en réseau. Il me semble que la réponse moderne consiste à restreindre le champ de leur production à leur savoir faire spécifique, à ce qui fait leur valeur ajoutée. Et pour le reste, elles ont intérêt à simplement donner accès, à être des « routeurs ».

Elles doivent intégrer les individus dans leur mode de fonctionnement ?

Oui. Ce que dit le développement de cette économie collaborative, c’est qu’il y a au fond une énergie considérable des individus, qui ne demande  qu’à être exploitée dès lors que cela fait sens pour eux. Cela est certainement plus facile à dire qu’à faire, mais reste donc aux entreprises à proposer du sens, et des schémas relationnels qui soient réellement bijectifs. Il s’agit bien d’un changement culturel majeur : comment cesse-t-on de regarder les individus uniquement sous l’angle du consommateur ? comment les intègre-t-on dans le schéma ? Cela appelle nécessairement les marques à se repenser comme marques plate-forme : des marques qui se définissent moins par ce qu’elles font que par ce qu’elles rendent possible. Elles devront toujours définir ce qu’elles sont, comment elles se manifestent. Elles devront être plus rigoureuses encore que par le passé sur ce qui fait leur valeur ajoutée. Mais je pense qu’elles seront de plus en confrontées à la nécessité de définir la posture relationnelle qu’elles proposent aux individus en leur reconnaissant leur statut d’acteurs et de partenaires.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Diouldé Chartier-Beffa

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