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« Dépasser les apparences est indispensable pour décider juste » – Interview d’Alexandre Guérin, CEO d’Ipsos bva

8 Déc. 2025

Interview d'Alexandre Guérin, CEO d’Ipsos bva

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89% des Français estiment que le pays va dans la mauvaise direction. Dans le même temps, 73% se déclarent heureux. Ce paradoxe vertigineux illustre le fossé entre perception collective et réalités vécues. C’est précisément ce décalage qu’Alexandre Guérin, CEO d’Ipsos bva, a exploré avec Brice Teinturier et Arnaud Caré dans « Au-delà des apparences – Des raisons d’être optimiste en France ». Dans cet ouvrage collectif et en s’appuyant sur un considérable corpus d’études, les auteurs dressent un portrait nuancé de nos concitoyens, à la fois sur les enjeux politiques et sociétaux mais aussi sur ceux qui concernent plus directement les marques.
Alexandre Guérin revient ici sur un certain nombre de messages essentiels, en partageant sa vision des éclairages clés que les décideurs devraient prioritairement mieux intégrer. 

Market Research News : Avec Brice Teinturier et Arnaud Caré, vous avez co-écrit ce livre, Au-delà des apparences. Avec un sous-titre qui n’est pas anodin : « Des raisons d’être optimiste en France ». Pourquoi une telle initiative ? Quel était l’enjeu ?

Alexandre Guérin (Ipsos bva) : Le fait est qu’Ipsos bva est une des rares organisations qui dispose d’une vision aussi large de ce qui se passe dans la société française. Les personnes que nous interrogeons sont tour à tour consommateurs, citoyens, salariés, patients… Cela nourrit chez nous l’ambition d’une compréhension aussi totale que possible, à 360 degrés. Au fond, nous avons poursuivi une démarche qu’avait initiée Didier Truchot et Jean-Marc Lech dans les années 90, qui est ensuite devenu Ipsos Flair, en nous incitant à produire et partager un travail de synthèse de nos connaissances. Mais en effectuant celui-ci avec nos équipes — une trentaine de collaborateurs au total — nous avons fait le constat d’un décalage grandissant entre ce que racontait le débat public et ce que montraient nos études. Nos données nous semblaient contredire les discours dominants, souvent très négatifs, amplifiés par la logique d’actualité et les biais cognitifs. Le livre est donc né à la fois de notre ADN et de ce besoin : ramener de la nuance, éclairer l’autre face du miroir et montrer qu’un récit différent est non seulement possible, mais indispensable pour décider juste. 

Le livre est né à la fois de notre ADN et de ce besoin : ramener de la nuance, éclairer l’autre face du miroir et montrer qu’un récit différent est non seulement possible, mais indispensable pour décider juste. 

Il y a une forme de « combat » sous-jacent dans la production de ce livre ?

Je parlerais plutôt d’une ambition que d’un combat. Vous avez raison en ce sens qu’il y a une sorte d’ennemi, en l’occurrence les fausses informations, les lectures rapides et sensationnalistes. Mais nous ne sommes en aucun cas dans un combat politique, nous n’avons pas vocation à être contre qui que ce soit. Notre rôle est d’éclairer, pas de prendre parti.

Ipsos bva réunissant des expertises et des profils très variés — opinion, santé, luxe, politique, consommation… —, cela crée un environnement où les visions se confrontent, ce qui est précieux dans une société en transformation rapide. Et oui, il y a une quête de vérité. Comprendre totalement, c’est offrir aux décideurs – publics comme privés – des fondations solides pour agir, pour penser à long terme, pour retrouver de la perspective dans un contexte saturé d’urgence et d’anxiété. 

Oui, il y a une quête de vérité. Comprendre totalement, c’est offrir aux décideurs – publics comme privés – des fondations solides pour agir, pour penser à long terme, pour retrouver de la perspective dans un contexte saturé d’urgence et d’anxiété. 

Vous pointez un paradoxe assez énorme, qui se résume en deux chiffres : 89% des Français estiment que le pays va dans la mauvaise direction… Mais 73% d’entre eux se déclarent heureux. Comment un tel paradoxe est-il possible ?

Il y a bien là une exception culturelle, une constante française. Mais le phénomène s’est amplifié avec la « polycrise » à l’œuvre ces dernières années. Nous avons d’un côté des signaux négatifs : instabilité géopolitique, perte de repères, sentiment de déclassement, manque d’exemplarité de certains acteurs publics. De l’autre, des ressorts très puissants de satisfaction individuelle. Les Français se replient sur l’essentiel : la famille, le lien local, la communauté de proximité. Ils font davantage confiance aux maires qu’aux députés, privilégient la qualité des relations proches, cultivent une forme de Carpe Diem très française. On retrouve aussi un goût croissant pour l’expérientiel, pour ce qui donne du sens au quotidien.
 Mais ce paradoxe n’est pour autant pas une contradiction. Nous y voyons plutôt l’expression d’un besoin de perspective collective dans un pays où l’individuel résiste mieux que le « macro ».

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Pour certains, le pessimisme des Français s’explique en grande partie par une déconnexion entre le peuple — les citoyens, les consommateurs — et les décideurs, qu’ils soient politiques ou économiques… Cette hypothèse vous semble-t-elle juste ? Et, si oui, en tant qu’intermédiaires entre les uns et les autres, les instituts d’études n’ont-ils pas une part de responsabilité ? En quoi pourraient-ils faire mieux pour contribuer à rétablir cette connexion ? 

Ce phénomène de déconnexion me semble incontestable. L’abstention en est un symptôme dans l’univers du politique. Même si, pour rester dans celui-ci, on voit que les maires suscitent une confiance relativement élevée, ce qui montre que la proximité et la capacité à agir restent des leviers puissants.

Les instituts ont évidemment une responsabilité. Nous devons poser les bonnes questions aux bonnes personnes, être transparents, respecter des principes déontologiques stricts. Ne pas céder à la tentation de sortir une étude au mauvais moment. Et rappeler que bien analyser un chiffre implique de le contextualiser, pas de l’utiliser comme un slogan. 
Mais il faut aussi dire que l’existence même d’instituts comme Ipsos bva est un signe de vitalité démocratique. Nous opérons des sondages dans plus de 90 pays, et notre indépendance est au cœur de notre mission : produire une compréhension aussi objective que possible.

Les instituts ont évidemment une responsabilité (dans la déconnexion entre le peuple et les élites)… Mais il faut aussi dire que l’existence même d’instituts comme Ipsos bva est un signe de vitalité démocratique.

Avec votre livre, vous vous adressez en grande partie aux décideurs. Qui entendent sans doute certaines « vérités » et aspirations mieux que d’autres s’agissant des Français. Lesquelles devraient-ils prioritairement mieux écouter et intégrer selon vous ? Commençons par les politiques…

Les Français ont d’abord et avant tout un très fort besoin de vision à long terme sur les enjeux actuels. Ils veulent qu’on leur propose une trajectoire, un horizon clair, cohérent, stable. Mais ils ont aussi une attente forte de résultats et de preuves, leur sentiment dominant étant d’entendre beaucoup de discours pour peu d’effets tangibles à l’arrivée. J’ajouterai par ailleurs que certaines “contre-vérités” méritent une relecture plus scrupuleuse des faits. Je pense en particulier au fait que nos concitoyens veulent un vrai chef. Cela ne dit nullement qu’ils sont prêts à abandonner nos valeurs démocratiques et nos libertés individuelles. Mais ils aspirent très largement à ce que l’on ait un cadre protecteur, garant d’une sécurité qui est la première brique du contrat social. 

Les Français ont d’abord et avant tout un très fort besoin de vision à long terme sur les enjeux actuels. Ils veulent qu’on leur propose une trajectoire, un horizon clair, cohérent, stable. Mais ils ont aussi une attente forte de résultats et de preuves, leur sentiment dominant étant d’entendre beaucoup de discours pour peu d’effets tangibles à l’arrivée.

Un autre point essentiel : contrairement à ce qui est asséné parfois, les Français sont bien prêts à changer. Sur beaucoup de points, ils n’attendent pas et évoluent. Nous le voyons très clairement sur des sujets tels par exemple que le rapport au travail. La « grande démission » qu’évoquent certains n’a jamais eu lieu. La vraie question n’est pas celle de la volonté de travail, mais plutôt celle de son intérêt et de l’efficacité. Mais cette capacité à évoluer s’observe en réalité dans plein de domaines : la santé et les comportements de prévention, l’appétence pour l’IA… Les décideurs politiques doivent davantage s’appuyer sur ces mouvements de fond. 

Quid s’agissant des décideurs dans les entreprises ? Et plus spécifiquement des responsables marketing et marque ?

Là aussi, des mouvements tectoniques sont à l’œuvre, dont le fait que la fidélité aux marques n’est plus acquise. Nous avons observé qu’en l’espace de 10 ans et un peu plus, le set de considération des Français — c’est à dire le nombre de marques qu’ils prennent en considération en vue d’un achat — est passé de 4,3 à 5,2. Cela n’a l’air de rien, mais les conséquences sont pourtant colossales ! 

Deuxième mouvement clé : la Customer Experience. 61 % des Français abandonnent une marque après une seule mauvaise expérience. Et la tension entre outils digitaux, IA et interactions humaines n’a pas encore trouvé son point d’équilibre.
La question des valeurs me semble enfin clé. Là encore, un chiffre en dit long : 62 % des Français privilégient les marques alignées avec leurs valeurs personnelles, alors que cette proportion était de 44 % il y a dix ans. C’est une tendance lourde. La raison d’être ne peut plus être un élément cosmétique : elle doit être articulée avec les évolutions sociétales et les aspirations profondes des consommateurs.

La raison d’être (des marques) ne peut plus être un élément cosmétique : elle doit être articulée avec les évolutions sociétales et les aspirations profondes des consommateurs.

Dans le futur, de quoi ces décideurs devraient-ils le plus se méfier quant aux « options » permettant d’écouter les citoyens et les consommateurs ? Et à quelles opportunités devraient-ils au contraire s’intéresser en priorité ?

Face à l’abondance d’informations, il peut-être tentant d’aller vers une forme de monolithisme. Une seule source, une seule mesure, une seule grille de lecture… Mais, à mon sens, ce serait une erreur majeure. Il faut au contraire croiser les données, les méthodes, les regards. Ce n’est que de cette manière qu’on peut se donner une compréhension juste, en acceptant la complexité plutôt qu’en l’occultant. Il faut également se méfier des lectures sensationnalistes des sondages, souvent déconnectées de ce qu’ils mesurent réellement.


Face à l’abondance d’informations, il peut-être tentant d’aller vers une forme de monolithisme (…). Il faut au contraire croiser les données, les méthodes, les regards. Ce n’est que de cette manière qu’on peut se donner une compréhension juste, en acceptant la complexité plutôt qu’en l’occultant.

Côté opportunités, il est évident que l’arrivée des LLM change profondément la donne. ChatGPT ou d’autres deviennent des canaux d’information, parfois le premier point de contact dans un parcours d’achat, ou dans la compréhension d’un programme politique. Comprendre comment une personnalité, une marque, une entreprise ou une politique publique est représentée dans ces outils devient un enjeu majeur. Les méthodes spécifiques “LLM-powered” vont devenir incontournables, nos équipes y travaillent. C’est une révolution silencieuse, mais déterminante pour demain.

Voyez-vous un dernier point à ajouter, en particulier à destination des responsables études des annonceurs ?

Ils ont un rôle clé, dans un contexte où les enjeux sont en train de se déplacer. Dans les organisations, le besoin d’impact et d’activation n’est bien sûr pas nouveau, mais il prend une ampleur considérable. Et, par ailleurs, les cycles de décision se sont drastiquement raccourcis. Il faut donc combiner deux « mondes » : celui de la recherche stratégique, fondamentale, qui reste indispensable pour comprendre en profondeur ; et celui des approches agiles, rapides, qui éclairent les décisions tactiques.

Il faut combiner deux « mondes » : celui de la recherche stratégique, fondamentale, qui reste indispensable pour comprendre en profondeur ; et celui des approches agiles, rapides, qui éclairent les décisions tactiques.

L’enjeu clé me semble là, dans cet impératif d’articuler ces deux temporalités pour produire de la valeur, rapidement, sans perdre la qualité de la compréhension. Et c’est pour le coup un challenge commun, complètement partagé entre les annonceurs et les instituts d’études.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Alexandre Guérin

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