DOSSIER DU MOIS

# Les marques doivent-elles s’engager ? Et si oui comment ? (volet 2)

L’engagement : un impératif transformatif pour le marketing et les études ?

Delphine Parois et Laurence Picard
Directrice Pôle Marketing & Communication et Directrice RSE de Strategir, Consultante en innovation et marketing durable

15 Mai. 2025

Delphine Parois (Strategir) et Laurence Picard (Consultante)

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Pour Delphine Parois (Strategir) et Laurence Picard (Consultante en innovation et marketing durable), l’engagement des marques n’a rien d’une posture facultative. Il constitue au contraire un impératif stratégique, qui invite le marketing à repenser son rôle et ses modes de raisonnement — avec, à la clé, de nombreuses implications pour les professionnels du market research. Elles nous font part de leurs réflexions dans le cadre de cet entretien croisé. 

MRNews : Vous êtes toutes les deux membres du collectif Responsable ! by Adetem et partagez régulièrement vos réflexions sur le thème de l’engagement. Quelle est votre vision ? Les marques doivent-elles s’engager selon vous ? Doivent-elles nécessairement le faire sur des enjeux RSE ? 

Delphine Parois (Strategir) : Il n’y a pas de doutes de notre part sur l’impératif des entreprises et des marques à s’engager. Mais le terme de RSE nous semble limitatif. Notre vision est que le monde dans lequel nous vivons est inéluctablement appelé à changer, et ce tout simplement du fait que l’on a dépassé une majorité de limites planétaires avec des risques physiques de plus en plus importants. Ces changements vont donc s’imposer à tous, aux individus comme aux entreprises. Hélène Valade, qui est Directrice RSE de LVMH, nous confiait il y a peu chez Syntec Conseil que cela affectait d’ores et déjà les unités de production de l’entreprise dans certaines zones où les températures peuvent être très élevées. S’engager dans le changement des modèles économiques est donc une question de survie pour les entreprises et leurs marques, ni plus ni moins ! Kate Raworth a développé une théorie, la Théorie du Donut, qui offre une boussole à l’économie pour permettre de répondre aux besoins des personnes dans la limite de ce que la planète peut offrir.

Notre vision est que le monde dans lequel nous vivons est inéluctablement appelé à changer, et ce tout simplement du fait que l’on a dépassé une majorité de limites planétaires avec des risques physiques de plus en plus importants. Ces changements vont donc s’imposer à tous, aux individus comme aux entreprises.

Delphine Parois

Laurence Picard : Au fond, la marque est l’interface entre l’entreprise et les clients. Elle ne peut pas être déconnectée de l’entreprise. Une marque ne peut être engagée que si l’entreprise l’est car la marque est l’incarnation de la stratégie d’entreprise. Et celle-ci n’a pas vraiment d’autre choix que de s’engager, pour les raisons que vient d’évoquer Delphine. . 

Est-ce si simple d’articuler cet engagement avec l’impératif de création de valeur auquel elles sont assignées ? Laurence, vous avez une très solide expérience côté annonceur, quel est votre regard sur ce point ?

LP : Mes expériences à la fois au marketing et à la R&D en tant que directrice études et expériences utilisateurs m’ont permis d’avoir une vision globale du développement d’une offre durable…

L’enjeu dans les propositions « éco-conçues » est la valeur d’usage car on peut dégrader l’expérience utilisateur, par exemple en changeant le packaging, ou au contraire en faire un levier dans les scores d’impact environnemental (analyse de cycle de vie). L’usage est clef dans la conception du produit. Côté marketing, le défi est de travailler l’équilibre entre les bénéfices fonctionnels et les bénéfices émotionnels pour valoriser le produit. Cela passe par l’expérience utilisateur et l’intégration d’une vision globale de la chaîne de valeur. C’est ce qu’on appelle la « valeur étendue », une notion nouvelle et clef. Elle s’inscrit en complémentarité de la valeur consommateur. Elle intègre les notions d’impacts sociaux et environnementaux avec la perspective de cycle de vie. Et cela soulève une vraie question quant aux outils d’études et à la nature des tests marketing. Ceux-ci passent aujourd’hui à côté de cette notion de valeur étendue, alors qu’elle est essentielle dans cette perspective de transformation d’offre. 

La « valeur étendue » est une notion nouvelle et clef. Elle s’inscrit en complémentarité de la valeur consommateur. Elle intègre les notions d’impacts sociaux et environnementaux avec la perspective de cycle de vie. Et cela soulève une vraie question quant aux outils d’études et à la nature des tests marketing. Ceux-ci passent aujourd’hui à côté de cette notion de valeur étendue, alors qu’elle est essentielle dans cette perspective de transformation d’offre. 

Laurence Picard

Est-ce un enjeu d’outils ? De contexte dans lequel on teste les propositions ? Ou n’est-ce pas plutôt une question de stratégie marketing ? 

LP : En réalité, ces différentes problématiques s’entrecroisent… Si les tests consommateurs n’intègrent pas cette notion de valeur étendue, les équipes marketing auront moins d’éléments pour s’en emparer. Une marque comme C’est qui le patron ?! est un exemple intéressant de ce principe. Elle illustre la notion de valeur étendue, de juste rémunération et cherche la transparence et la vulgarisation sur ce qui se passe sur la chaine de valeur… Demain il faudra plus d’éléments pour se différencier dans ce récit de la valeur étendue. Mais, bien sûr, l’enjeu dans la stratégie d’offre durable est de ne pas opposer offre green et non green car cela génère de la confusion et au final un non changement de comportement des consommateurs.

L’enjeu dans la stratégie d’offre durable est de ne pas opposer offre green et non green car cela génère de la confusion et au final un non changement de comportement des consommateurs.

Laurence Picard

DP : Il y a un impératif de marketer cette valeur étendue dont parle Laurence. On entend dire parfois que, avec l’impératif de durabilité des produits et de sobriété, le marketing est mort. Mais non, au contraire, il a un super rôle pour valoriser la valeur étendue, proposer de nouveaux récits et de nouveaux imaginaires aux consommateurs.

On entend dire parfois que, avec l’impératif de durabilité des produits et de sobriété, le marketing est mort. Mais non, au contraire, il a un super rôle pour valoriser la valeur étendue, proposer de nouveaux récits et de nouveaux imaginaires aux consommateurs.

Delphine Parois

Comment une marque peut-elle avancer sur le sujet ? Quelles sont les étapes clés ?

DP : Une excellente première étape consiste à faire son analyse de double matérialité. C’est un exercice fondamental parce qu’il permet à la marque de prendre conscience de la réalité des impacts qu’elle génère sur l’environnement et la société (matérialité d’impact), mais aussi de ses vulnérabilités à travers les impacts que l’environnement produit sur elle (matérialité financière).

L’autre étape importante est la cohérence : aligner le discours et les actions, incarner véritablement les valeurs de l’entreprise. Ce qu’évoquait Laurence sur la stratégie d’offre me semble vraiment clé. Beaucoup de marques adoptent une posture compréhensible, mais problématique. Elles intègrent bien la nécessité d’une transformation, mais elles ont aussi la nécessité d’une rentabilité à court terme. Du coup, peuvent cohabiter pour une même marque des offre green et non green. Il est essentiel de ne pas créer de dissonance entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. On reproche parfois aux consommateurs d’être versatiles, peu cohérents, mais beaucoup de marques entretiennent en réalité ce schéma, en se dégageant ainsi du choix qu’elles devraient faire elles-mêmes. 

On reproche parfois aux consommateurs d’être versatiles, peu cohérents, mais beaucoup de marques entretiennent en réalité ce schéma, en se dégageant du choix qu’elles devraient faire elles-mêmes. 

Delphine Parois 

LP : Donc une des étapes décisives pour les équipes marketing est de renoncer à la sur-segmentation et prendre des décisions courageuses dans leur stratégie d’offre. Les propositions durables comme le vrac, la consigne, la réparation, la location impliquent des changements de comportement consommateurs qui ne peuvent s’opérer qu’en jouant sur le contexte. Il faut créer un contexte favorable à ces nouvelles offres et cela passe par une simplification de l’offre et un travail en profondeur de la gamme.  

Voyez-vous d’autres chantiers particulièrement importants pour la marque et le marketing sur ce sujet ? 

DP : Aller dans le sens du « marketing de l’écosystème » nous semble être un point essentiel. L’idée, c’est d’interpeller et solliciter les consommateurs autrement que ce qui est fait en général, en les considérant véritablement comme des parties prenantes de la réflexion. Mais cette démarche de co-construction doit potentiellement être menée avec l’ensemble de l’écosystème, y compris les fournisseurs et la distribution, et pourquoi pas les concurrents. Cela peut sembler irréaliste. Mais, de fait, des marques sont déjà engagées dans cette logique. Le consortium #PharmaRecharge, avec 5 acteurs de la dermo-cosmétique, en est un très bon exemple.

Aller dans le sens du « marketing de l’écosystème » nous semble être un point essentiel. L’idée, c’est d’interpeller et solliciter les consommateurs autrement que ce qui est fait en général, en les considérant véritablement comme des parties prenantes de la réflexion

Delphine Parois 

Cet impératif de co-construction a bien sûr des répercussions très importantes pour les équipes Études.

Revenons en effet sur l’impact de ces évolutions sur les études, sur les outils de tests. Quelles sont les autres conséquences importantes ?

DP : Il y a un enjeu majeur autour des briefs. Il faut à la fois que les instituts soient à même de challenger ceux-ci, et que les équipes des marques y soient disposées ainsi qu’à adopter de nouvelles lunettes. Si l’on intègre le consommateur comme une véritable partie-prenante, cela suppose de lui donner plus d’information sur les offres, en particulier sur leurs impacts sociétaux et environnementaux.

Si l’on intègre le consommateur comme une véritable partie-prenante, cela suppose de lui donner plus d’information sur les offres, en particulier sur leurs impacts sociétaux et environnementaux.

Delphine Parois

Par ailleurs, traditionnellement, on invite les consommateurs à exprimer leur perception pour eux-mêmes ou leur foyer. Alors que, pour avancer, il faut appréhender ce que les usages impliquent à l’échelle du collectif, du « nous », mais aussi à l’échelle de la planète, ce qui forme un tryptique d’évaluation : moi, la société, la planète.

LP : Il est effectivement nécessaire de repenser les évaluations des offres… Je suis d’accord avec Delphine, en plus d’interroger ou observer les consommateurs sur les bénéfices fonctionnels et émotionnels, on doit pouvoir les interroger sur leurs perceptions de l’utilité sociale et environnementale des propositions. Mais il faut aussi intégrer un autre regard, ceux des experts, qui doivent nécessairement donner leur avis sur ces notions d’impact. L’évaluation doit donc être élargie à la fois sur le périmètre des participants, mais aussi pour ce qui est des indicateurs.

Il faut aussi intégrer un autre regard, ceux des experts, qui doivent nécessairement donner leur avis sur ces notions d’impact. L’évaluation doit donc être élargie à la fois sur le périmètre des participants, mais aussi pour ce qui est des indicateurs.

Laurence Picard

Les réflexions et les principes que vous évoquez, les avez-vous transposés dans des outils Strategir, des grilles d’évaluation ? Plus largement, quel peut être votre rôle en tant qu’institut ?

DP : L’élaboration de ces outils et des KPI est encore aujourd’hui un chantier de réflexion, on ne les pas encore « craqués ». Un groupe de travail RSE qui regroupent de nombreux instituts au sein de Syntec Conseil Études est également sur le sujet. On réfléchit à ces KPI qui ne se substitueront pas à ceux que l’on utilise déjà, qui restent indispensables pour avoir une vision économique. Mais qui permettront de les compléter, d’intégrer la fameuse valeur étendue avec les enjeux environnementaux et sociétaux, et de s’inscrire ainsi dans une dynamique d’accompagnement durable.

LP : Notre vision est qu’on ira plus vite pour construire ces KPI si on s’y met tous ensemble !

DP : Même si chez Strategir nous sommes un peu pionniers avec d’autres instituts sur ces réflexions, nous sommes convaincus de la nécessité d’un travail collectif. Mais notre rôle est multiple. Il y a une mission très importante de sensibilisation, que nous menons, notamment via des conférences, des webinaires, des ateliers… ce que nous faisons notamment dans le cadre de notre qualité d’entreprise à mission. Et notre premier engagement est précisément d’encourager et de sensibiliser nos clients à ces enjeux-là. 

Vous évoquiez la capacité des instituts à challenger les briefs émanant des marques. Quid de Strategir ?

DP : Nous avons joué ce rôle de sensibilisation que j’évoquais, en organisant notamment des workshops clients pour brainstormer sur les études de demain. L’un de ces workshops était consacré au brief. Le brief est un moment crucial qui va nous permettre de dresser la méthodologie la plus appropriée. C’est à ce moment-là que nous pouvons établir avec nos clients un dialogue un peu différent et comprendre les enjeux environnementaux et sociétaux qu’il y a derrière pour les adresser correctement auprès des consommateurs que l’on va interroger.  Mais cela reste pour le moment un vrai challenge ! Tous ces changements supposent des compétences différentes et nouvelles pour les équipes marketing, comme par exemple l’analyse du cycle de vie et la compréhension de l’impact des produits qui se font aujourd’hui plutôt au niveau de la R&D/RSE. Beaucoup de choses se jouent en réalité très en amont au moment de la conception des produits, 80% de l’impact d’un produit étant déjà figé au moment du dessin de l’idée. Il y a un vrai besoin de transversalité entre les équipes pour arriver à proposer une offre responsable et cohérente pour le consommateur final. On observe déjà de belles histoires de transversalité chez certains de nos clients avec de très beaux succès. 

Une dernière question enfin. Si on passe du côté des équipes Études des annonceurs. Que peuvent-elles faire pour contribuer à cet engagement des marques ?

LP : Contribuer à apporter cette vision transversale. Selon les départements, les études se focalisent sur différents « moments de vérité », ces fameux 1er, 2nd, 3ème voire 4eme moment de vérité qui représentent le cycle de vie du produit et le « user journey ». L’enjeu pour les équipes études est de pouvoir évaluer tous ces différents moments de vérité, dont la fin de vie du produit. Les décisions ne pourront plus se prendre en ayant une vision partielle. Cette nécessité d’aider l’entreprise à dézoomer me semble clé. Comme celle d’intégrer de nouveaux indicateurs comme le réachat après un temps long pour mesurer les changements de comportements ou d’intégrer les notions d’impacts. Et bien sûr, tout cela doit se répercuter très directement dans les outils et les méthodologies à déployer.

Selon les départements, les études se focalisent sur différents « moments de vérité », ces fameux 1er, 2nd, 3ème voire 4eme moment de vérité qui représentent le cycle de vie du produit et le « user journey ». L’enjeu pour les équipes études est de pouvoir évaluer tous ces différents moments de vérité, dont la fin de vie du produit.

Laurence Picard

DP : Cela change beaucoup de choses pour nous et nos modes d’intervention. Nous devons être des alliés des équipes études dans cette transformation. Et, certainement, être bien plus dans l’accompagnement et la co-construction. C’est là que nous pouvons apporter notre capacité à intégrer les visions des différentes parties prenantes. On peut aussi apporter un regard plus prospectif, d’autant plus nécessaires dans le développement des offres que des évolutions de comportements sont à prévoir.


 POUR ACTION 

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