En tant que professionnels chinois des études marketing et partenaires privilégiés d’un institut français, Strategir, William Lu et Oscar Zhang (Strategir-BlueGate) ont naturellement une vision particulièrement claire et nuancée de ce qui fait la spécificité des consommateurs chinois et des tendances majeures à prendre en compte. Mais aussi des écueils à éviter et des priorités en termes de recherche. Ils répondent tous deux aux questions de Market Research News.
MRNews : Imaginons qu’un directeur marketing français vous demande de résumer les différences clés entre les normes culturelles chinoises et celles des Français — ou des Occidentaux plus largement. Sur lesquelles insisteriez-vous en particulier ?
William Lu (Strategir-BlueGate) : Les consommateurs chinois ont naturellement tendance à se conformer au groupe, alors que l’individualisme prime dans les pays occidentaux. D’un point de vue culturel, c’est là certainement LA plus grande différence, la plus frappante en tout cas. Cela est étroitement lié aux fondements de la société chinoise. Celle-ci est très « organisée », l’harmonie et l’appartenance à une communauté sont des normes sociales, ce qui génère un sens élevé de la pensée de groupe. Cette psychologie peut facilement être projetée sur le marché de la consommation. Suivre les choix des autres peut apporter un grand sentiment d’appartenance, de sécurité et de reconnaissance.
Les consommateurs chinois ont naturellement tendance à se conformer au groupe, alors que l’individualisme prime dans les pays occidentaux. D’un point de vue culturel, c’est là certainement LA plus grande différence, la plus frappante en tout cas.
La manière dont les marques interagissent avec les consommateurs constitue une seconde différence majeure, néanmoins en bonne partie liée au point que nous venons d’évoquer. Les consommateurs chinois sont plus sensibles au « push marketing », comme les recommandations des vendeurs, les informations promotionnelles en pop-up, sans parler du récent phénomène du marketing d’influence (qui fait appel à des leaders d’opinion) par le biais de la diffusion en direct. Ce marketing « push » déclenche l’instinct grégaire, satisfaisant implicitement le besoin d’appartenance.
Voyez-vous des exemples d’erreurs commises par des marques françaises ou occidentales en raison d’une sous-estimation de ces différences ?
WL : Avec le pouvoir de consommation croissant de la nouvelle génération en Chine, qu’il s’agisse des Millennials et des Z, le choix personnalisé des produits et des marques est également une tendance émergente. Je pense que les marques doivent approfondir la psychologie et le mode de vie de leurs utilisateurs cibles afin de déterminer la tonalité à adopter. C’est un bon point de construire une personnalité de marque nette, mais nous devons garder à l’esprit la culture locale. D’après mes observations, certaines marques occidentales n’ont pas réussi à « faire mouche », car elles concentrent leurs efforts sur la création d’une tonalité de marque très personnalisée pour attirer l’attention. Avec le temps, elles s’éloignent du « courant dominant » et finissent par être oubliées par les consommateurs.
Les marques doivent approfondir la psychologie et le mode de vie de leurs utilisateurs cibles afin de déterminer la tonalité à adopter. C’est un bon point de construire une personnalité de marque nette, mais nous devons garder à l’esprit la culture locale.
Par conséquent, il est fondamental d’analyser les études réalisées en Chine avec une connaissance du marché local chinois, faute de quoi les résultats risquent d’être mal interprétés. C’est la raison pour laquelle nous travaillons en étroite collaboration avec les équipes de Strategir depuis plus de 15 ans, précisément pour leur apporter cet éclairage. Ce sont des points sur lesquels nous échangeons en permanence notamment avec Ariane Van Beek, qui dirige le réseau international de Strategir.
La crise du Covid a eu un impact majeur sur de nombreuses personnes dans le monde. Quelles ont été les conséquences les plus évidentes sur la psychologie et les perspectives des Chinois ?
WL : Je dirais que la pandémie mondiale a fait passer la société chinoise de l' »optimisme » au « pessimisme défensif ». L’aversion pour les risques et les pertes devient une tendance. Il est beaucoup plus sûr de se conformer au groupe, c’est un gage de stabilité et de pérennité.
La manifestation la plus flagrante de ce phénomène est que les consommateurs chinois réduisent d’eux-mêmes leurs dépenses, en raison du manque de sécurité et de perspectives incertaines. Les commerçants leur emboîtent le pas avec des réductions de prix et des promotions constantes. De plus en plus de marques proposent des réductions, des promotions et des achats groupés sur les principaux canaux d’achat. D’une certaine manière, ces pratiques sont devenues la norme. Souvent, la seule option pour être compétitif est de réduire les prix. C’est ce que beaucoup appellent « l’involution ». Cette tendance va-t-elle se poursuivre durablement ? Au stade actuel, il est difficile de le dire, mais on observe cependant que certains acteurs cherchent des moyens efficaces pour sortir de ce schéma.
La pandémie mondiale a fait passer la société chinoise de l' »optimisme » au « pessimisme défensif » (…). La manifestation la plus flagrante de ce phénomène est que les consommateurs chinois réduisent d’eux-mêmes leurs dépenses, en raison du manque de sécurité et de perspectives incertaines. Les commerçants leur emboîtent le pas avec des réductions de prix et des promotions constantes.
Oscar Zhang (Strategir-BlueGate) : Certains pans d’activité connaissent néanmoins une forte croissance. C’est le cas en particulier des secteurs liés à la sûreté, à la sécurité et au bien-être. Je pense notamment à ceux de l’assurance, de la beauté médicale et de la remise en forme. Il y en a certainement d’autres.
Que peuvent et doivent faire les marques dans ce contexte ?
WL : Beaucoup de marques sont contraintes de s’inscrire dans le jeu d’une concurrence féroce portant principalement sur les prix, entre un nombre relativement fixe de compétiteurs.
La position qui me semble la plus appropriée est de reconnaître cette tendance de fond. Et d’essayer de s’adapter en prenant la voie d’une stratégie plus « optimiste », notamment en se posant cette question : comment ma marque peut-elle apporter « sécurité » et « tranquillité d’esprit » aux consommateurs ?
Les marques doivent essayer de s’adapter en prenant la voie d’une stratégie plus « optimiste », notamment en se posant cette question : comment pouvons-nous apporter « sécurité » et « tranquillité d’esprit » aux consommateurs ?
Voyez-vous des exemples de marques qui parviennent à jouer la carte de l’optimisme ? Et si oui comment ?
OZ : Ces dernières années, le co-marquage est devenu un moyen efficace de briser l’involution causée par la concurrence féroce. Les acteurs du co-marquage peuvent tirer parti de leurs atouts respectifs, élargir leur bassin d’utilisateurs et offrir à ces derniers des valeurs émotionnelles différentes. On peut citer la collaboration entre Keep (une application de fitness) et Eleme (une application de livraison de nourriture), avec la campagne « Eat right, train tight ! « . Dans le contexte de la santé et du bien-être, ce type de co-marquage renforce efficacement l’image de marque d’Eleme et permet aux utilisateurs de faire des choix « plus sûrs » qui sont « pour moi ».
D’autres « stratégies » vous semblent-elles pertinentes ? Jouer la carte de la « nostalgie » est une option intéressante sur le marché chinois ?
WL : Cette option est en effet devenue populaire sur le marché chinois depuis quelques années. Pour les marques, le défi consiste à identifier leur public cible, ainsi que le contenu et le format. Il n’est pas facile de faire vibrer cette corde chez les consommateurs, d’autant que cela s’accompagne le plus souvent d’une politique de prix plus élevé.
Dans ce contexte, comment les études de marché peuvent-elles aider les marques à s’adapter ? Quels types d’informations faut-il privilégier ?
WL : La priorité, de mon point de vue, est de se donner une connaissance approfondie des consommateurs, principalement en détectant leurs « pain-points ». C’est la clé pour identifier les marques et produits à même de remédier à ceux-ci. Et proposer ainsi au consommateur un choix qu’il perçoit comme étant « sûr », « bon », et « pour lui ». Parfois, même un petit coup de pouce ou un petit pas dans l’assortiment de marques et de produits peut générer un attrait suffisant pour que les consommateurs s’orientent massivement vers une autre voie.
La priorité pour les études marketing est de se donner une connaissance approfondie des consommateurs chinois, principalement en détectant leurs « pain-points ».
Globalement, le repositionnement, l’innovation et la rénovation sont les clés du succès en Chine.
Les études de type « Trade Off » n’ont-elles pas une pertinence forte dans ce travail de mise au point ?
WL : Mesurer la compétitivité des idées et/ou de prototypes innovants par le biais d’études de trade-off est en effet une démarche essentielle. Et, nous le voyons bien, de nombreuses marques chinoises sont dans cette logique, et mènent des enquêtes auprès des consommateurs dans le seul but de sélectionner les produits gagnants. Mais une réflexion approfondie sur l’innovation elle-même me parait à la fois indispensable et trop souvent négligée. Je pense que les professionnels du marketing devraient faire preuve d’une plus forte empathie à l’égard des consommateurs, afin de s’imprégner véritablement de leurs « pain-points ». Cela me semble être la meilleure option pour leur apporter une plus grande satisfaction tant fonctionnelle qu’émotionnelle. Et c’est essentiel pour « briser l’involution » et assurer une croissance durable.
Nous le voyons bien, de nombreuses marques chinoises mènent des enquêtes auprès des consommateurs dans le seul but de sélectionner les produits gagnants. Mais une réflexion approfondie sur l’innovation elle-même me parait à la fois indispensable et trop souvent négligée. Je pense que les professionnels du marketing devraient faire preuve d’une plus forte empathie à l’égard des consommateurs.
Pourriez-vous citer l’exemple d’une étude réalisée récemment qui s’inscrirait dans cette logique ?
OZ : Elles sont nombreuses ! Mais le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui d’un projet mené pour un de nos clients, une grande marque de restauration, qui souhaitait réorganiser sa plateforme de commande. Nous avons procédé à un travail minutieux, pour contribuer à redéfinir des catégories de menu, ajuster l’ordre des articles, affiner les mots clés et la présentation visuelle des plats. Au global, cela peut sembler être beaucoup de « détails », mais ce travail a porté ses fruits. Il a permis d’améliorer significativement la praticité et l’agrément des commandes pour les consommateurs, mais aussi d’augmenter la valeur moyenne de celles-ci.
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ William Lu et @ Oscar Zhang