# Comment réussir ses études - et son marketing - sur le marché chinois ? (volet 2)
Olivier Guillon (OpinionWay) et Sandra Feng (Omni-insight)

"Un ‘reset’ s’impose pour réussir sur le marché chinois du luxe"

Olivier Guillon et Sandra Feng
Deputy General Manager d’OpinionWay et Fondatrice d’Omni-insight

10 Juil. 2024

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Olivier Guillon (OpinionWay) fait partie des professionnels du market research qui connaissent particulièrement bien la Chine. Pour y avoir résidé plusieurs années, mais aussi bien sûr pour y avoir réalisé de nombreuses études en particulier sur le marché du luxe, un univers qui a subi une importante mutation ces dernières années. Avec Sandra Feng (Omni-insight), qui est une de ses partenaires privilégiées en Chine, ils nous livrent leur vision des principales évolutions de celui-ci et de ce qu’elles impliquent pour les marques occidentales.

MRNews : OpinionWay a pris le parti de s’intéresser très tôt à la Chine. Pourquoi ce choix ? Pour réaliser quels types d’investigations ?

Olivier Guillon (OpinionWay) : Nous étudions en effet la Chine depuis 2007, date à laquelle nous avions lancé un observatoire qualitatif des riches Chinois, dans un contexte où le marché du luxe en était à ses balbutiements. Nous avons travaillé à l’époque pour plusieurs groupes de luxe dans la joaillerie, l’horlogerie, le fashion, les spiritueux ou l’hospitality. Par la suite, nous avons réalisé près d’une centaine d’études sur cet univers en Chine. Je dois également avouer avoir une relation personnelle avec ce pays, pour y avoir travaillé et donc résidé pendant 6 ans. Cela m’a permis d’accompagner des marques dans leur expansion sur un marché en plein essor, mais aussi de découvrir cette société de l’intérieur, et de développer une forte empathie vis-à-vis de ce pays et de la culture chinoise. Depuis mon retour en 2017, je continue à être très impliqué sur ces sujets notamment en collaborant étroitement avec des acteurs locaux comme Sandra, qui a fondé l’institut Omni-insight.

Sandra Feng (Omni-insight) : Nous travaillons en effet ensemble depuis plus de 13 ans, et partageons la même passion pour les secteurs du Luxe et de la Beauté. Les études sur ces univers sont toujours extrêmement riches du fait du poids des composantes émotionnelles côté consommateurs, ce qui ouvre ainsi la possibilité de capter des insights particulièrement puissants.

De nombreux secteurs subissent une mutation importante en Chine. Est-ce le cas de ce marché du Luxe, qui fonctionne souvent de façon un peu à part ?

OG : Il traverse en effet une période de profonde transformation, marquée par l’incertitude économique que vit la Chine et des évolutions sociétales majeures. Il existe une forte préoccupation sur les questions de patrimoine — un sujet capital pour les Chinois—, suite notamment à l’effondrement du marché immobilier et à des fluctuations boursières de grande ampleur. Ce phénomène affecte tout particulièrement la génération Y, qui reste aujourd’hui la principale consommatrice de produits de luxe. L’hédonisme est une composante toujours essentielle dans les motivations d’achat sur cette catégorie, celle-ci revêt même une importance croissante versus les enjeux de statut social pour ces consommateurs, du fait de la maturation du marché. Mais le sentiment d’insécurité économique et financière a complexifié la donne, et amène les acheteurs chinois à être très sélectif et précautionneux.

Le sentiment d’insécurité économique et financière a complexifié la donne sur le marché du Luxe, et amène les acheteurs chinois à être très sélectif et précautionneux.

SF : Un terme que nous utilisons souvent pour évoquer les logiques d’achat sur la catégorie du luxe en Chine est celui de « calibration ». En France, nous avons l’image de ces touristes chinois qui, lorsqu’ils viennent à Paris, achètent à tout va des produits de luxe parfois un peu « bling-bling », sans être trop attentifs aux prix. La réalité du marché chinois est en réalité aux antipodes de celle-ci. Les amateurs de ces produits sont devenus extrêmement sélectifs, et examinent de façon très détaillée les différentes propositions.

En France, nous avons l’image de ces touristes chinois qui, lorsqu’ils viennent à Paris, achètent à tout va des produits de luxe parfois un peu « bling-bling », sans être trop attentifs aux prix. La réalité du marché chinois est en réalité aux antipodes de celle-ci.

Quel est plus précisément leur prisme de lecture ? Qu’entendez-vous par cette notion de « détails » ?

SF : Cela recouvre à la fois des dimensions matérielles et immatérielles. Les consommateurs sont très attentifs aux matériaux, aux textures, aux couleurs, au design, qui ne sont pas appréhendés de manière superficielle mais au contraire avec une réelle profondeur. Les décisions sont prises de façon extrêmement réfléchie, en mettant dans la balance de nombreuses considérations, qu’elles soient personnelles, sociales, fonctionnelles ou émotionnelles. 

OG : On peut avoir le sentiment que le marché du luxe a démarré en Chine vers le milieu des années 2000, lorsque les marques occidentales s’y sont lancées. On a nommé cette période le Golden Age, les Chinois les plus aisés étaient alors avides de biens mettant en avant leur statut social. Mais en réalité, il existe en Chine toute une culture fort ancienne du luxe, avec des savoir-faire millénaires sur la façon de sélectionner et travailler certains matériaux, tel que le jade par exemple. C’est cette culture qui s’exprime à nouveau aujourd’hui, avec une demande extrêmement mature et des goûts pouvant être très sophistiqués. Le luxe est perçu comme une valeur refuge, avec une préférence marquée pour des Maisons et des produits intemporels de haute qualité. Le succès d’acteurs tels que Loro Piana, Berlutti ou Brioni sont très emblématiques de ce phénomène.

Il existe en Chine toute une culture fort ancienne du luxe, avec des savoir-faire millénaires sur la façon de sélectionner et travailler certains matériaux, tel que le jade par exemple. C’est cette culture qui s’exprime à nouveau aujourd’hui, avec une demande extrêmement mature et des goûts pouvant être très sophistiqués.

Quels conseils adressez-vous aux marques occidentales pour assurer leur réussite sur ce marché chinois du luxe ? Et quels écueils doivent-elles éviter ?

OG : Elles doivent constamment justifier leur valeur en intégrant cette logique de choix qu’évoque Sandra, et se connecter étroitement à leur histoire et à ce qui fait leurs spécificités. Les stratégies purement basées sur le buzz et la visibilité à grand renfort de campagnes de publicité massives — avec des crossovers marketing et l’usage d’égéries ou d’influenceurs à la mode — peuvent être efficaces à court terme. Mais elles comportent des risques extrêmement importants pour les marques sur le long terme. Il est donc crucial de privilégier l’authenticité, le savoir-faire, la qualité des matériaux et les dimensions symboliques et intemporelles des marques et de leurs créations. Les maisons de luxe doivent mettre en avant leur héritage en soulignant ce qu’elles ont d’unique, ce qui les distingue fondamentalement des autres.

Il est crucial de privilégier l’authenticité, le savoir-faire, la qualité des matériaux et les dimensions symboliques et intemporelles des marques et de leurs créations. Les maisons de luxe doivent mettre en avant leur héritage en soulignant ce qu’elles ont d’unique, ce qui les distingue fondamentalement des autres.

Ceci est d’autant plus vrai que le marché est devenu très concurrentiel. Nous réalisons de nombreuses missions de Mystery Shopping dans ce pays et les scores que nous y récoltons sont extrêmement élevés. Souvent, au sein d’une marque, ils sont les meilleurs de la Région. Sachant que le taux de rotation des vendeurs en Chine est très élevé, cela veut dire que les organisations retail locales (management et commercial) sont très affûtées

SF : Des marques ont subi des échecs suite à de mauvais choix dans leurs partenariats. L’opération de crossover Gucci x Adidas en est un exemple assez flagrant… La marque s’est dévalorisée et a brouillé la représentation de son héritage en se lançant dans ce type de collaboration. 

Jouer la carte du statut n’est plus la bonne option… 

OG : Non, en effet. La situation est extrêmement différente de ce qu’elle était quinze ans en arrière. Les marques doivent aussi rester en phase avec la vie quotidienne des consommateurs, en répondant à leur soif de « stimulation spirituelle ». Développer une forte empathie envers les consommateurs chinois est essentiel, ce qui implique de comprendre leurs styles de vie, leurs mentalités et leurs aspirations. Les motivations d’achat sont devenues plus personnelles, avec des besoins de réconfort et d’évasion face à l’adversité sociale.

Les jeunes générations sont particulièrement affectées par l’incertitude économique et les tensions géopolitiques, et ressentent vivement les effets du « neijuan ». Ce terme chinois signifie littéralement « se rouler vers l’intérieur », cela décrit une situation où les individus sont surmenés, stressés, anxieux et se sentent piégés dans une vie où la compétition est extrêmement forte alors que les gains sont minimes. 

Les jeunes générations sont particulièrement affectées par l’incertitude économique et les tensions géopolitiques, et ressentent vivement les effets du « neijuan ». Ce terme chinois signifie littéralement « se rouler vers l’intérieur », cela décrit une situation où les individus sont surmenés, stressés, anxieux et se sentent piégés dans une vie où la compétition est extrêmement forte alors que les gains sont minimes. 

Face à ce phénomène, se développe une tendance qu’on appelle le « luxury shame » qui invite les influenceurs et célébrités à endosser une responsabilité sociale en propageant de bonnes valeurs et en évitant de créer du ressentiment ou du découragement au sein des plus jeunes. Cette tendance a beaucoup impacté l’attitude des consommateurs envers le luxe.

Dans ce contexte, le sens et le réconfort psychologique sont devenus LA forme de stimulation personnelle attendue, surpassant l’attrait pour la nouveauté et les tendances. Les jeunes générations recherchent ainsi des produits qui leur apportent ce type de bénéfices afin de répondre à leur besoin croissant de stabilité et de sécurité émotionnelle.

SF : Il est très intéressant d’entendre les consommateurs réclamer un « sens artisitique » dans le luxe. Ce n’est pas seulement pour démontrer leur goût supérieur, mais aussi et surtout parce que l’art contribue à enrichir leur monde spirituel et leur permet d’échapper à toutes les tensions de la vie réelle. Jouer la carte du « rétro » est également une bonne option si cela met en avant les origines de la marque, l’héritage dont elle est porteuse. 

Les consommateurs réclament un « sens artisitique » dans le luxe. Ce n’est pas seulement pour démontrer leur goût supérieur, mais aussi et surtout parce que l’art contribue à enrichir leur monde spirituel et leur permet d’échapper à toutes les tensions de la vie réelle.

Vous avez cité quelques marques comme étant des cas de réussite. En voyez-vous d’autres ? Ou au contraire des contre-exemples ?

SF : Dans le contexte que nous venons d’évoquer, Pomellato nous semble être un bel exemple. Cette Maison a manifestement trouvé un équilibre très intéressant, en faisant valoir un savoir-faire historique, mais aussi en lui associant une dimension poétique et playful. Grâce un story-telling réussi pour véhiculer ces valeurs, ainsi qu’à des choix de design avec une expression colorielle séduisante. Elle a su ne pas aller trop loin dans le « fashion » à la différence d’autres marques, et au contraire répondre à ce besoin que nous évoquions du côté des consommateurs, celui d’un enrichissement de leur monde intérieur.

D’autres marques ont également mené un travail intéressant dans des directions différentes, notamment celle de la mode sportive, sans pour autant tomber dans l’écueil que nous avons mentionné précédemment.

Quelles sont les natures d’études marketing les plus pertinentes pour investiguer le marché chinois du luxe ?

OG : Dans le passé, les marques se sont beaucoup focalisées sur des tests de proposition. Il nous semble important aujourd’hui d’être beaucoup plus dans une posture d’écoute attentive des consommateurs. Les approches ethnographiques, à domicile et en boutique, sont très riches d’informations. Observer les comportements des individus dans leur environnement quotidien, notamment en ayant recours à la vidéo lorsque c’est possible pour rendre compte de la réalité des profils et comportements, offre des insights précieux sur leurs motivations profondes et leurs processus décisionnels. Ce type d’étude aide également à identifier des signaux faibles, des tendances émergentes, ce qui est crucial pour garder ou prendre de l’avance. 

Dans le passé, les marques se sont beaucoup focalisées sur des tests de proposition. Il nous semble important aujourd’hui d’être beaucoup plus dans une posture d’écoute attentive des consommateurs. Les approches ethnographiques, à domicile et en boutique, sont très riches d’informations.

SF : Ces approches permettent en effet de développer une forte empathie pour les individus. En Chine, les boutiques sont souvent les unes à côté des autres dans les espaces commerciaux. En accompagnant les consommateurs pendant leurs visites et en les interrogeant, on obtient des éclairages très précis et concrets sur ce qui fonctionne ou pas, avec une réelle profondeur de compréhension quant au pourquoi.

OG : J’ajouterai que pour cibler efficacement les différents segments de consommateurs, il est nécessaire de développer une typologie basée sur les attitudes et les styles de vie, et de ne surtout pas se limiter aux seules données sociodémographiques.

D’autres dispositifs d’études vous semblent particulièrement intéressants à mettre en œuvre dans le contexte chinois ?

OG : Les approches communautaires sont également très pertinentes pour rester en contact permanent avec les populations ciblées, pouvoir détecter des signaux faibles et s’adapter ainsi rapidement aux changements. L’option des communautés de marque comporte de nombreux avantages. Elles permettent de suivre de près les évolutions des besoins et préférences des clients, de recueillir des feedbacks en continu pour ajuster en temps réel les offres et les stratégies. Elles sont aussi des bons instruments pour co-créer des expériences de marque avec eux. En outre, elles favorisent un sentiment d’appartenance et de loyauté parmi les consommateurs. 

SF : J’ajouterai que ces approches sont encore plus riches lorsqu’on mixe le on-line et le off-line. Mettre les gens en contexte réel permet de se donner les meilleures chances d’obtenir des insights puissants.

Voyez-vous un dernier message clé sur ce marché du luxe chinois ?

OG : Ce marché est encore en plein devenir ! Il est déjà important, mais continuera à se développer, en essaimant progressivement vers d’autres strates de la population chinoise. Certains acteurs l’abordent peut-être de façon un peu opportuniste, ils se sentent obligées de s’y implanter … Pour que les acteurs du luxe réussissent sur ce marché, notre conviction est qu’elles doivent inscrire leur effort dans une réelle ambition stratégique, avec envie et en adoptant une vraie posture d’écoute, attentive et empathique.


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewé(e)s : @ Olivier Guillon @ Sandra Feng 

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

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