L’imbrication du digital et du culturel est telle aujourd’hui que cela soulève un enjeu majeur pour les marques, en particulier pour anticiper les changements de comportements des individus. C’est une formidable opportunité, sauf que l’exercice n’a rien de simple nous disent en substance Philippe Llewellyn et Dorothée Kopp (Uptowns), les illusions d’optique étant monnaie courante. Il y a donc une vraie nécessité pour les marques de repenser la logique de l’influence, avec les prismes d’observation les plus pertinents et en se focalisant sur les bons acteurs. Ils nous livrent leurs convictions sur les meilleures options pour y parvenir.
MRNews : Quels constats vous semblent clés pour appréhender l’importance du digital pour les marques aujourd’hui ?
Philippe Llewellyn (Uptowns) : En premier lieu, j’évoquerai l’impact culturel du digital. Nous avons passé en 2023 la barre des 5 milliards d’identités sur les réseaux sociaux, ce qui correspond à un peu plus de 62% de la population mondiale (We Are Social, Digital 2024: Global Overview Report). Même s’il ne s’agit là que du nombre de profils d’utilisateurs actifs et non des utilisateurs uniques, cela donne une idée de l’adoption absolument massive des réseaux sociaux à l’échelle planétaire.
Le second point, qui nous semble crucial, c’est la question de l’expression culturelle, c’est-à-dire du lien de plus en plus ténu entre le digital et la culture, entendue ici au sens large. On a longtemps parlé du digital comme d’une culture à part, avec la « cyberculture » dans les années 90, la « web culture » dans les années 2000 puis les « cultures numériques » dans les années 2010. Mais, depuis la pandémie, force est de constater qu’il n’est plus vraiment possible de faire la distinction entre les deux. Selon Brandwatch, plus de trois milliards d’images sont partagées chaque jour sur les réseaux sociaux. Quel est le rôle joué par le digital dans la production de la culture ? Est-ce un incubateur ou un catalyseur ? Est-ce le digital qui influence la culture ou la culture qui influence le digital, et dans quelle mesure ? Voilà une série de questions passionnantes auxquelles il nous est difficile d’apporter des réponses précises mais qui sous-tendent la plupart de nos projets.
On a longtemps parlé du digital comme d’une culture à part, avec la « cyberculture » dans les années 90, la « web culture » dans les années 2000 puis les « cultures numériques » dans les années 2010. Mais, depuis la pandémie, force est de constater qu’il n’est plus vraiment possible de faire la distinction entre les deux.
Dorothee Kopp (Uptowns) : Si toute la culture ne provient bien évidemment pas d’Internet, il n’y a pas aujourd’hui d’expression culturelle à laquelle on ne puisse accéder via le digital, qu’il s’agisse des médias sociaux comme TikTok ou Instagram, des forums spécialisés comme Reddit ou des serveurs privés comme Discord. Des plateformes comme Instagram et TikTok fonctionnent aujourd’hui comme de véritables laboratoires, qui permettent d’observer les mutations culturelles en temps réel. Tout cela est évidemment capital pour les marques qui sont désireuses d’avoir une empreinte culturelle forte, mais également pour celles qui souhaitent anticiper les changements de comportements sur des segments, des marchés ou des usages.
Des plateformes comme Instagram et TikTok fonctionnent aujourd’hui comme de véritables laboratoires, qui permettent d’observer les mutations culturelles en temps réel. Tout cela est évidemment capital pour les marques qui sont désireuses d’avoir une empreinte culturelle forte, mais également pour celles qui souhaitent anticiper les changements de comportements sur des segments, des marchés ou des usages.
Dans ce contexte, quelles priorités doivent adresser les marques ? Et quels sont les pièges à éviter ?
PL : Le plus grand risque pour les marques, lorsqu’elles travaillent à partir de données issues des médias sociaux, c’est le piège de la viralité, le fait de confondre modes éphémères et tendances de fond. Les micro-tendances qui se propagent à toute vitesse sur les réseaux sociaux sont divertissantes, mais elles n’ont que peu de chances de s’installer dans la durée. Dès lors, comment ne pas tomber dans l’écueil de bâtir une stratégie de marque ou de lancer un pipe inno à partir d’une micro-tendance qui aura disparu en quelques semaines ? Ce qui importe pour les marques, c’est de trouver de la résonance.
Le plus grand risque pour les marques, lorsqu’elles travaillent à partir de données issues des médias sociaux, c’est le piège de la viralité, le fait de confondre modes éphémères et tendances de fond.
À cet égard, une plateforme comme TikTok est encore insuffisamment considérée comme un terrain ethnographique valide, alors que les individus peuvent s’y livrer de manière brute et désinhibée, sur tout un éventail de sujets allant de l’intime au politique. C’est une plongée dans les tréfonds de notre inconscient collectif, en quelque sorte. Avec TikTok, on est passés d’une culture du texte et de l’image à celle de la parole imagée : y circule un matériau extrêmement riche et foisonnant, qui fourmille d’insights et permet de mieux visualiser les tensions et les changements qui affectent la société.
DK : Une autre erreur fréquente pour les marques consiste à penser que cette plateforme ne serait que l’apanage des jeunes générations, quand toutes les tranches d’âges y sont en réalité représentées. Ce qui s’avère très utile pour y conduire des études de cibles. J’ajoute que développer des dispositifs d’études qui prennent pour terrain les réseaux sociaux permet d’envisager un élargissement du périmètre géographique dans un budget maîtrisé. Et les approches interculturelles et comparatives sont toujours très riches d’enseignements granulaires sur les spécificités culturelles.
Une autre erreur fréquente pour les marques consiste à penser que cette plateforme ne serait que l’apanage des jeunes générations, quand toutes les tranches d’âges y sont en réalité représentées. Ce qui s’avère très utile pour y conduire des études de cibles.
Plus précisément, quelles questions doivent-elles mieux se poser ?
PL : Avec l’avènement des réseaux sociaux, c’est toute la question de l’influence qui se trouve bouleversée. Plus que jamais, il est nécessaire pour les marques de repenser la logique de celle-ci. Les seules acceptions publicitaires, marketing ou d’opinion sont trop limitées. Il existe aussi une forme d’influence culturelle, par définition plus souterraine. Les concepts d’« influenceurs », de « key opinion leaders » ou de « créateurs de contenus » sont devenus trop étroits pour saisir ce qui se joue en ligne. Cela consiste encore trop souvent à les considérer comme des figures à part.
Les concepts d’« influenceurs », de « key opinion leaders » ou de « créateurs de contenus » sont devenus trop étroits pour saisir ce qui se joue en ligne. Cela consiste encore trop souvent à les considérer comme des figures à part.
DK : A cela, nous préférons le concept de « culture shapers », soit un ensemble de personnes qui ont un impact sur la culture. Il peut tout aussi bien s’agir d’artistes, d’activistes, d’auteurs, d’experts, de designers, de technologistes, que de publics pionniers, en avance de phase, qui incarnent des ferments, des attitudes et des comportements à venir. Contrairement aux « influenceurs », dont la capacité d’influence est souvent confondue avec la surface d’audience ou aux « créateurs de contenus », qui cherchent avant tout à tisser une relation avec leur audience en ligne, les culture shapers se caractérisent en premier lieu par l’originalité de leur point de vue, leur talent créatif, leur assise intellectuelle, leur dynamisme ou encore leur authenticité. Par leur langage, leur lexique et leur pratique, ces individus portent bien souvent en eux les germes du futur et se comportent ainsi comme de véritables bâtisseurs de tendances.
Nous préférons le concept de « culture shapers », soit un ensemble de personnes qui ont un impact sur la culture. Il peut tout aussi bien s’agir d’artistes, d’activistes, d’auteurs, d’experts, de designers, de technologistes, que de publics pionniers, en avance de phase, qui incarnent des ferments, des attitudes et des comportements à venir.
Comment accompagnez-vous les marques sur ces enjeux ?
PL : Le web social étant devenu à la fois de plus en plus algorithmique et de plus en plus fermé, nous pensons qu’il est indispensable de s’intéresser aux individus pour mieux comprendre les tendances. D’un côté, la recherche par mots-clés ne suffit plus pour capter les signaux culturels émergents, c’est un peu l’angle mort du social listening. Des médias comme TikTok ont par ailleurs fait voler en éclat les communautés, remplacées par des bulles de filtre algorithmiques. Qui plus est, les jeunes générations se situent bien souvent à l’intersection de plusieurs communautés, ce qui a pour conséquence de brouiller encore un peu plus les pistes. De l’autre, et c’est un peu le corollaire de ce premier phénomène, on assiste depuis plusieurs années maintenant à la résurgence d’un web anti-social ou post-social. Face à l’algorithmisation croissante de nos vies numériques, un certain nombre de personnes cherchent à refaire communauté dans des espaces moins ouverts et plus confidentiels, ce que l’essayiste et consultant Venkatesh Rao appelle le « cozy web ». Selon le dernier rapport de We Are Social, Discord compterait entre 150 et 300 millions d’utilisateurs actifs mensuels, ce qui signifie que de nombreux signaux ne peuvent pas être captés par les outils de mesure traditionnels. Dès lors, il convient de repartir de l’individu, entendu ici dans toute sa complexité et ses ambiguïtés.
Le web social étant devenu à la fois de plus en plus algorithmique et de plus en plus fermé, nous pensons qu’il est indispensable de s’intéresser aux individus pour mieux comprendre les tendances.
Quid en pratique ? Quels outils utilisez-vous ?
PL : Depuis quelques années maintenant, nous avons développé une méthode de « panélisation », c’est-à-dire d’identification et de mise sous cloche des culture shapers à des fins d’inspiration, d’exploration et d’analyse.
DK : En effet, les outils de tracking, à la seule clé d’entrée sémantique, ne nous suffisaient plus : début de déshérence de l’utilisation des hashtags, prédominance des contenus vidéo et photographiques sans clé d’entrée écrite, impossibilité de faire des recherches rétroactives, essentielles notamment en Food Studies. Par ailleurs, pour éviter un biais de saisonnalité, il est indispensable de conduire des études dont le corpus couvre toute une année de contenus… Afin d’adapter nos pratiques aux transformations des contenus digitaux (moins d’écrits, plus d’images), nous avons testé, puis mis en place cette méthodologie d’observation de panels, dont les résultats nous satisfont au-delà de nos espérances.
PL : Contrairement aux panels traditionnels, il ne s’agit pas de les solliciter ou d’aller les interroger, mais plutôt de les observer in vitro, dans ce grand laboratoire à ciel ouvert que constituent les médias sociaux. Ce qui permet de les suivre dans le temps et donc d’avoir une vue assez précise sur les inflexions de tendances.
DK : Nous suivons de près, par exemple, les raisons sous-jacentes à l’adoption – et à l’abandon- de pratiques alimentaires tournées vers le végétal. Trop souvent, les études de tendances sont des photographies d’un instant T. Nous essayons de développer une approche plus dynamique, avec un suivi aussi bien des signaux que des contre-signaux.
Pouvez-vous évoquer un ou deux exemples de chantiers sur lesquels vous avez travaillé, et qui auraient apporté une valeur ajoutée particulièrement forte sur ces sujets ?
PL : Tout à fait. Nous avons accompagné il y a environ un an une grande enseigne de prêt-à-porter féminin qui cherchait à se réinventer, dans un contexte difficile marqué par l’envolée de la seconde main et la concurrence de l’ultra-fast fashion. La marque disposait de nombreuses études sur ses clientes, mais avait la volonté d’aller plus loin, d’approfondir la vision de sa cliente-cible, en allant se nourrir d’éléments nouveaux susceptibles de former un socle de discussion suffisamment solide pour se transformer. Nous avons été missionnés pour inspirer la réinvention de la relation entre la marque et ses clientes. D’abord en travaillant à partir d’un panel de culture shapers, ce qui nous a permis d’identifier les principales tendances culturelles traversant la cible visée et des communautés de potentielles futures clientes, mais également des grands territoires d’expression. Ceux-ci nous ont servi, dans un second temps, à accompagner le repositionnement stratégique de la marque et à embarquer les équipes dans des stratégies résonnantes culturellement.
Voyez-vous éventuellement un second exemple emblématique de votre approche ?
DK : Il y a quelques mois, nous avons eu la chance d’accompagner un grand groupe agroalimentaire dans la définition des transformations culturelles à moyen terme concernant leurs catégories. Grâce à un panel de culture shapers élaboré ad-hoc et composé de chefs pâtissiers, de photographes culinaires de pointe, de critiques gastronomiques mais aussi de foodistas et de jeunes gens ayant adopté un rapport spécifique à leur alimentation, nous avons été en mesure de dessiner des trajectoires possibles en termes de désirabilités et de pratiques alimentaires, sur des questions essentielles pour les industriels comme les textures, les gestes de préparation, les sensations recherchées et les émotions convoquées. À travers notre panel de culture shapers, nous avons identifié des jeunes consommateurs dont les pratiques et les discours pionniers les constituent en personae du futur. Ils incarnent un ensemble de croyances, d’imaginaires et de pratiques que nous avons identifiés comme étant porteurs de germes de transformation. A la demande de notre client, nous avons organisé la rencontre – physique !- entre une sélection de ces personae du futur et les équipes marketing. Cette matinée fut un vrai succès : sur le mode du dialogue, les uns ont pu délivrer messages et désirs de changement à un grand groupe qui possède des leviers de transformation, et les autres ont pu poser toutes leurs questions à des représentants de niches de consommation vouées à l’expansion.
Et c’est un bel aboutissement pour nous de proposer ce type d’événement « meet your personae » dans le prolongement de nos observations ethnographiques, et de faire sortir nos culture shapers de l’existence digitale à laquelle les marques les confinent trop souvent !
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewé(e)s : @ Philippe Llewellyn @ Dorothée Kopp