Pour Claire Boudet (OpinionWay), il y a un vrai risque à considérer internet et les réseaux sociaux comme un univers « virtuel » fondamentalement distinct de la « real life », à fortiori lorsque celui-ci est aussi présent dans le quotidien des gens. Les marques ont à contrario beaucoup à gagner en intégrant ce champ dans une vision globale de leurs consommateurs, à la fois pour éclairer des angles morts et débusquer des insights particulièrement opérationnels et précis. Elle nous présente ici sa vision du pourquoi et du comment.
MRNews : Quels constats vous semblent structurants pour évoquer l’enjeu du digital pour les marques aujourd’hui ?
Claire Boudet (OpinionWay) : Trois chiffres me paraissent à eux-seuls extrêmement révélateurs de l’importance prise par le digital dans le quotidien des gens. 5h26, c’est le temps moyen qu’ils passent chaque jour à utiliser internet, 1h55 étant spécifiquement consacrée à l’usage des réseaux sociaux (chiffres tirés du rapport Digital in a Year daté de 2023 de We Are Social). Par ailleurs, pour près d’un Français sur 3, les réseaux sociaux comptent parmi les principales sources d’information (d’après le Baromètre 2024 de l’esprit critique réalisé par OpinionWay pour Universcience). Ce phénomène s’est accéléré ces dernières années, avec un rôle croissant pour des acteurs comme YouTube, Instagram et TikTok, surtout pour la Génération Z. Il est donc essentiel pour les marques de prendre en compte ce qui se passe et se dit sur ces réseaux. À la fois pour défendre leurs marques si elles sont attaquées, mais aussi pour comprendre les cibles, détecter des opportunités et pourquoi pas des sources d’inspiration.
5h26, c’est le temps moyen que les gens passent chaque jour à utiliser internet, 1h55 étant spécifiquement consacrée à l’usage des réseaux sociaux
Il me semble par ailleurs clé d’intégrer le fait que le digital fait partie du réel. Nous n’avons pas affaire à deux mondes parallèles et étanches. Derrière, ce sont bien les mêmes personnes qui agissent quels que soient les canaux qu’ils utilisent.
Quel prisme prédomine du côté des marques ? Le digital est-il d’abord appréhendé sous l’angle des risques ou bien des opportunités ?
Les marques ont bien cette double perspective. Leurs équipes sont tout à fait conscientes de la contribution énorme que peuvent apporter les réseaux sociaux dans la promotion de leurs produits. Certaines réussites frappent les esprits, avec des succès viraux pouvant être extrêmement rapides et à très grande échelle, celui de la planète dans bien des cas. Je pense par exemple au succès d’un parfum comme Baccarat Rouge. Dans un tout autre domaine, celui de l’édition, on peut assister à des phénomènes surprenants, un buzz incroyable pouvant intervenir – avec de gigantesques volumes de ventes – pour un ouvrage alors que celles-ci plafonnaient jusque-là à des niveaux très faibles.
Mais en effet, protéger sa marque reste le premier enjeu, souvent directement géré par les équipes marketing ou en charge de la communication. Et donc la première clé d’entrée pour l’usage du Social Listening, qui apporte des éclairages précieux dans cette voie. Il permet à la fois d’identifier les problèmes soulevés, de repérer les internautes les plus actifs sur le sujet et ainsi de creuser pour élaborer la bonne réponse et les éléments de langage les plus pertinents. Mais son exploitation n’est pas si simple, les réseaux peuvent être particulièrement déformants, et amplifier des phénomènes qui ne seront qu’éphémères. Il faut donc avoir le recul nécessaire, mixer les méthodologies aidant bien souvent à mieux appréhender l’importance relative des faits observés.
Protéger sa marque reste le premier enjeu, souvent directement géré par les équipes marketing ou en charge de la communication. Et donc la première clé d’entrée pour l’usage du Social Listening, qui apporte des éclairages précieux dans cette voie.
Quels autres défis vous semblent clés pour les marques, toujours dans ce contexte ?
Le caractère gigantesque de la masse de données présentes sur le web et les réseaux sociaux soulève un challenge considérable… Comment traiter celle-ci et en extraire des insights opérants sans s’y perdre ? Pour y parvenir, nous recommandons régulièrement à nos interlocuteurs de resserrer la focale sur des sujets, des réseaux ou des cibles précises plutôt que de partir dans des explorations trop larges. Il n’est pas rare qu’un forum de petite taille soit bien plus fertile en insights qu’un des géants des réseaux sociaux, les échanges au sein d’une communauté qui s’est naturellement constituée autour d’un thème pouvant être extrêmement riches.
Nous recommandons régulièrement à nos interlocuteurs de resserrer la focale sur des sujets, des réseaux ou des cibles précises plutôt que de partir dans des explorations trop larges.
C’est ce qui nous amène chez OpinionWay à déployer une approche très qualitative du Social Listening, et qui explique notre rattachement à l’équipe LIFE (pour Listen, Interact, Feel et Engage), le pôle qui regroupe les études Qualitatives, l’Innovation, les Communautés et donc le Social Insight et qui depuis 2022 a choisi pour mission de mettre les outils du digitaux au service d’une connaissance à 360° des publics.
Et d’ailleurs, à propos des outils du numérique, je mettrai enfin le doigt sur un troisième défi de nature plus organisationnelle.
Mais encore ?
Lorsque les entreprises sont équipées d’outils de Social Listening, ceux-ci ne sont bien souvent utilisés que pour un usage bien précis, au sein d’une entité donnée. Ils sont ainsi sous-exploités, ce qui peut véhiculer l’impression qu’ils ne servent pas à grand-chose, en particulier du côté du marketing qui aimerait pouvoir être nourri de plus d’insights. Il y a donc un réel impératif à mieux faire dialoguer ensemble les différentes équipes susceptibles de tirer parti de ces éclairages, sachant qu’elles ont naturellement des prismes et des objectifs distincts.
Il y a un réel impératif à mieux faire dialoguer ensemble les différentes équipes susceptibles de tirer parti de ces éclairages Social Listening, sachant qu’elles ont naturellement des prismes et des objectifs distincts.
Comment exploiter au mieux ces dispositifs dans une perspective Insights ?
Déployer un usage progressif nous semble être une bonne option. Les enjeux de protection de la marque – avec les alertes en cas d’attaque – restent prioritaires, ils constituent ainsi le premier socle d’usage. Une fois celui-ci en place, de nombreux types d’analyse peuvent être mis en oeuvre. Elles peuvent bien sûr porter là encore sur la marque, mais avec un regard différent, plus proche de celui des études d’image, auquel cas on va s’intéresser à ce que le public ou une cible bien précise en dit. Mais ces dispositifs apportent aussi des éclairages très riches sur les parcours clients sur des catégories de produits ou de services, avec une vision très fine ce qui se passe en amont de l’achat. Quelles questions ont structuré les recherches des consommateurs sur le web ? Où sont-ils allés, pour savoir quoi plus exactement ? L’outil permet également d’explorer les attentes et les besoins du public autour d’un produit donné et de ses différents attributs.
Dans ces trois cas — la marque, les parcours consommateurs et les attentes autour d’un produit — ces outils procurent des éclairages, très précis et opérationnels, d’autant que nous les complétons assez systématiquement de données de ‘search’.
Dans ces trois cas — la marque, les parcours consommateurs et les attentes autour d’un produit — ces outils procurent des éclairages, très précis et opérationnels, d’autant que nous les complétons assez systématiquement de données de ‘search’.
Vous mentionniez l’intérêt de mixer les méthodologies. Votre usage du Social Listening s’inscrit majoritairement dans des approches hybrides ?
Nous réalisons bien sûr des projets en mode « pur Social Listening » en particulier lorsque les enjeux sont à la fois spécifiquement digitaux et de nature très opérationnelle. Mais, le plus souvent, les questions soulevées par nos interlocuteurs nous amènent en effet à proposer des dispositifs hybrides, en combinaison avec des recherches qualitatives et quantitatives.
Nous utilisons régulièrement le Social Listening dans une logique proche de celle des études qualitatives. Ce peut être en amont d’une quantification pour identifier les axes d’investigation les plus pertinents, ou bien en complément de celle-ci, pour avoir une compréhension plus riche des phénomènes observés. Un des avantages clés du Social Listening est de capter les échanges spontanés entre des personnes partageant une même préoccupation. Cela permet de contourner les éventuels effets d’auto-censure des gens lorsqu’on travaille sur des sujets potentiellement délicats, par exemple dans le domaine de la santé.
Nous utilisons régulièrement le Social Listening dans une logique proche de celle des études qualitatives. Ce peut être en amont d’une quantification pour identifier les axes d’investigation les plus pertinents, ou bien en complément de celle-ci, pour avoir une compréhension plus riche des phénomènes observés.
Une dernière question enfin. Pourriez-vous évoquer un ou deux cas d’investigations sur les réseaux sociaux ayant apporté des éclairages à forte valeur ajoutée ou originaux ?
Ce ne sont que des exemples, mais le premier qui me vient à l’esprit est celui d’une étude sur les raisons inconnues d’un succès commercial. Un laboratoire pharmaceutique avait constaté une nette progression des ventes d’un de ses produits, sans qu’il n’ait d’explications claires. Une investigation sur le web nous a aidés à mettre en évidence un important usage détourné de celui-ciqu’il était important pour le laboratoire d’identifier,
Le second concerne lui aussi l’univers de la santé et une pathologie encore taboue. Le sujet touchant à l’intime, les patients n’en parlent pas directement à leur médecin et ne sont donc pas diagnostiquées. Mais ils sont assez nombreux en revanche à échanger avec d’autres pour partager ces soucis et les solutions possibles. Nous avons ainsi réalisé une énorme étude sur cette problématique, qui a permis à nos interlocuteurs de mettre en place un dispositif d’accompagnement pour créer un sens de communauté.
Nous intervenons aussi en complément d’études qualitatives ou ethno en complétant les analyses de parcours des consommateurs par une mise en lumière de ce qui se passe lors de leur navigation en ligne. Pour une marque de décoration, en plus d’un volet ethno en magasin et d’une étude quantitative, nous avons ainsi fourni une analyse de ce qui se passait en amont des achats en regardant ce qui se passait sur le web (quelles questions des consommateurs, quelles sources d’inspirations, quelle place pour les marques ?…)
Nous avons par ailleurs différents cas d’études ayant permis de mieux éclairer le champ concurrentiel des entreprises, et d’entrevoir notamment des phénomènes de concurrence indirecte particulièrement importante à prendre en compte.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Claire Boudet