Interview de Carine Tami : Design Fiction, mode d'emploi

Design Fiction, mode d’emploi – Interview de Carine Tami

21 Mar. 2024

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Le Design Fiction est une discipline qui fait de plus en plus parler d’elle dans les entreprises, à tous les étages, y compris celui du marketing. Faut-il y voir un simple effet de mode ? Ou bien la possibilité de répondre à un vrai besoin des organisations ? C’est très clairement la seconde option qui mérite d’être considérée aux yeux de Carine Tami, une figure bien connue du monde du market research, qui a mené pour l’Adetem un atelier de Design Fiction spécifiquement sur le métier de ‘Consumer Insight’, et a pris le parti d’intégrer cette technique dans sa boite à outils. Elle nous explique pourquoi, et nous en présente le mode d’emploi. 

MRNews : Comment définiriez-vous ce qu’est le Design Fiction en quelques mots ?

Carine Tami : La vocation de l’approche Design Fiction est d’aider des équipes à se forger des convictions ou en tout cas une vision commune du futur sur un enjeu donné. Le principe est donc tout simplement de permettre à un groupe de personnes de se poser autour d’une problématique partagée, pour imaginer un futur à la fois possible et « désirable », ce qui constitue une sorte de point de départ pour pouvoir ensuite agir en ce sens. Il est ainsi question d’une dynamique à la fois collaborative et projective. Concrètement, ce groupe va concevoir ce que pourrait être à horizon de X années le quotidien d’un individu « représentatif » de l’enjeu, en intégrant les effets de différentes tendances ou signaux faibles. C’est ce que j’appelle avoir une empathie projective.

Le principe du Design Fiction est donc tout simplement de permettre à un groupe de personnes de se poser autour d’une problématique partagée, pour imaginer un futur à la fois possible et « désirable », ce qui constitue une sorte de point de départ pour pouvoir ensuite agir en ce sens.

Cette approche existe depuis de nombreuses années. Mais elle a été popularisée assez récemment en France par la Red Team du Ministère de la Défense. Il a appliqué ces principes de la science-fiction et de la dystopie au Risk Management. Cela en dit long sur la puissance de cet outil pour travailler des risques et opportunités à venir dans un environnement incertain et même anxiogène. Or c’est ce à quoi les entreprises sont de plus en plus souvent confrontées, d’où l’intérêt pour elles de l’intégrer.

Je précise enfin pour lever toute possible confusion qu’il ne s’agit pas d’un dispositif d’étude, pour tester ou valider un concept. Mais d’une approche au service d’une réflexion stratégique, à quelque endroit que ce soit dans l’entreprise, y compris donc sur des enjeux RH ou marketing.

Différentes raisons font que le besoin d’alignement est important dans les entreprises, y compris en effet sur des sujets de marketing… C’est ce qui vous a amenée à vous y intéresser ?

Absolument. Au cours de ces 20 dernières années, j’ai accompagné de très nombreux clients sur des problématiques d’innovation. Lorsque j’ai créé mon propre cabinet l’an dernier, j’ai réalisé que, pour mieux travailler sur ces enjeux, il fallait dépasser la logique le plus souvent « court-termiste » dans laquelle les problèmes étaient posés, et regarder les choses plus à long terme. Je ressentais donc le besoin de renouveler mes outils pour aller dans ce sens. Par ailleurs, étant formée au design thinking et pratiquant cette discipline, j’étais curieuse de savoir ce que signifiait ce terme de design fiction dont j’entendais parler de plus en plus souvent. Tout cela m’a emmenée à découvrir cette approche passionnante, à tel point que j’ai décidé de suivre la formation proposée par l’École des Ponts & Chaussées. 

Lorsque j’ai créé mon propre cabinet l’an dernier, j’ai réalisé que, pour mieux travailler sur ces enjeux (d’innovation), il fallait dépasser la logique le plus souvent « court-termiste » dans laquelle les problèmes étaient posés, et regarder les choses plus à long terme. Je ressentais donc le besoin de renouveler mes outils pour aller dans ce sens.

Plus concrètement, comment ça marche ? Quels sont les ingrédients à réunir au départ ? 

Il faut naturellement des personnes, au sein d’une ou de plusieurs équipes, qui s’interrogent sur le futur. Une douzaine ou une quinzaine, c’est le nombre idéal. Elles doivent être ouvertes quant aux réponses possibles, ont besoin de se forger une vision partagée. La question peut porter sur une immense variété de sujets. Par exemple celui du devenir du métier de Consumer Insight à horizon 2035, qui est le thème sur lequel nous nous sommes penchés pour l’Adetem. Mais cela peut tout aussi bien être « Quelle sera l’expérience retail du luxe dans 10 ans ? » Ou « Quelle sera la façon de travailler de la fonction RH dans le BTP ou la Banque dans 15 ans ? ». L’échelle de temps est un point capital. Il faut que l’échéance soit suffisamment lointaine pour sortir du quotidien et pouvoir ainsi se projeter. Mais l’idée n’est surtout pas de partir de diverger trop loin, il importe que ce que l’on imagine soit probable et « crédible ». 

L’échelle de temps est un point capital. Il faut que l’échéance soit suffisamment lointaine pour sortir du quotidien et pouvoir ainsi se projeter. Mais l’idée n’est surtout pas de partir de diverger trop loin, il importe que ce que l’on imagine soit probable et « crédible ». 

Et ensuite, quelles sont les étapes clés à respecter ? 

La démarche est à la fois simple et très structurée autour de 4 temps forts. Le premier consiste à identifier des tendances, des signaux faibles pour répondre à la question de départ. Il ne s’agit pas ici de viser à l’exhaustivité, ni à être absolument prédictif de ce qui peut advenir, il est nécessaire d’avoir des partis-pris, et de faire ce que j’appelle des « choix créatifs ». Vient ensuite le temps où le groupe va procéder à une « mise en récit ». L’idée, c’est de choisir un personnage, une sorte de « héros ordinaire », par exemple un responsable RH dans une entreprise, et d’imaginer ce à quoi pourra ressembler son quotidien à l’échéance cible. Dans quel cadre travaillera-t-il ? En interagissant avec qui et comment ? Avec quels outils ? Pour traiter quels enjeux ? On cherche à incarner cela dans une persona, à l’exemple de ce que l’on pratique dans les études qualitatives, en se représentant son quotidien, son « nouveau normal ». On pousse un cran plus loin cette démarche de « matérialisation » dans le troisième temps — et c’est là que la notion de design prend pleinement son sens —, le groupe ayant alors la mission de créer des artefacts. Il s’agit de choses très simples, par exemple l’agenda d’une journée type, un objet dont la personne va se servir au jour le jour. Le 4e temps, de convergence, est consacré à une mise en commun des réflexions sur les tendances, les personas et les artefacts.

Dans l’étape de « mise en récit », les participants choisissent un personnage, une sorte de « héros ordinaire », par exemple un responsable RH dans une entreprise, et imaginent ce à quoi pourra ressembler son quotidien à l’échéance cible. Dans quel cadre travaillera-t-il ? En interagissant avec qui et comment ? Avec quels outils ? Pour traiter quels enjeux ?

Quel est l’output final ?

Il y a une relative liberté quant à la forme qu’il peut prendre. Mais l’idée clé est de définir les principales étapes du chemin pour parvenir à la vision posée. Que faut-il faire ou modifier pour bien aller dans cette direction ? Ces outputs peuvent, dans un 2eme temps, être utilisés comme des stimuli pour faire réagir des parties prenantes et designer de nouvelles opportunités comme de nouvelles offres, de nouvelles expériences ou de nouveaux modes de fonctionnement…

Le rapport d’étonnement des membres du groupe ayant participé à la démarche est également consigné. Qu’ont-ils appris ? Qu’est-ce qui les a marqués en ayant eu cette réflexion collective ? C’est important pour entretenir la capacité de l’organisation à se transformer…

Vous l’avez évoqué, cette démarche est exploitable pour de nombreux sujets de réflexion dès lors qu’il faut anticiper. Mais le futur imaginé au travers de cet exercice est-il nécessairement positif, enviable ? Et qu’est-ce qui fait sa valeur ajoutée spécifique versus d’autres outils ?

Le champ d’application est très large en effet, le dénominateur commun étant le besoin de se transformer. Et donc de se doter d’une vision partagée, ce qui n’est certainement pas évident aujourd’hui dans tous les groupes humains. C’est ainsi un moment où l’on va prendre le temps de se poser, de réfléchir à plusieurs avec l’altérité que cela suppose pour répondre à une même question, autour d’un enjeu commun. Cela en fait une vraie option pour des entreprises convaincues de la nécessité de désiloter pour pouvoir avancer, mais qui n’en trouvent pas si facilement l’occasion. C’est un premier élément de réponse quant à la spécificité de sa valeur ajoutée.

C’est un moment où l’on va prendre le temps de se poser, de réfléchir à plusieurs avec l’altérité que cela suppose pour répondre à une même question, autour d’un enjeu commun. Cela en fait une vraie option pour des entreprises convaincues de la nécessité de désiloter pour pouvoir avancer, mais qui n’en trouvent pas si facilement l’occasion.

Le second point est l’on se projette dans un futur probable. Le terme peut faire penser à la « science-fiction », avec le risque de partir dans des « délires ». En fait il n’en est rien. Avec le Design Fiction, il y a une forte injonction à la crédibilité du futur projeté, d’où l’impératif de raisonner à dix ou quinze ans plutôt qu’à 50 ans. Et l’on travaille sur des manifestes très concrets, opérationnels. Cela aide ainsi l’entreprise à y voir clair sur ses actions possibles pour les prochaines étapes, tout de suite. Le fait de se projeter sur un point d’arrivée permet de se délester des contraintes et des croyances du type « on n’y arrivera jamais ».

Avec le Design Fiction, il y a une forte injonction à la crédibilité du futur projeté, d’où l’impératif de raisonner à dix ou quinze ans plutôt qu’à 50 ans. Et l’on travaille sur des manifestes très concrets, opérationnels. Cela aide ainsi l’entreprise à y voir clair sur ses actions possibles pour les prochaines étapes, tout de suite.

Ce futur doit-il nécessairement être positif ? Nous ne sommes pas dans le monde des bisounours, le futur est synonyme d’opportunités, mais aussi de menaces. Il ne s’agit donc pas d’éluder ces dernières, mais de les intégrer dans un regard constructif, pour identifier notamment comment les contourner ou s’en protéger. L’idée est d’aider l’organisation à se transformer au mieux, d’où cette notion de futur « enviable ».

Venons-en au chantier que vous avez mené avec l’Adetem, pour dessiner les contours du métier ‘Consumer Insight’ à horizon 2035. Que pouvez-vous nous en dire ?

J’ai en effet travaillé avec le comité de pilotage de l’Intelligence Forum de Janvier dernier, dont le thème était la question de l’impact de l’IA et plus largement des nouvelles formes d’intelligences sur le métier de Consumer Insight. Celle-ci se prêtait donc tout à fait à un chantier de Design Fiction, avec un horizon que nous avons défini à 2035. 

La première bonne nouvelle, c’est que la fonction existera bien à cette échéance, alors que certains pouvaient à priori en douter ! Le second grand enseignement, c’est qu’il y une vraie nécessité — et une opportunité majeure — pour la fonction CI de se recentrer à la fois sur l’intelligence humaine et l’intelligence collective. La conclusion qui s’est imposée est que la fonction Consumer Insight de demain aura un rôle essentiel de facilitation, et ce à deux niveaux. Pour l’accès aux insights d’une part, mais aussi dans l’activation de ceux-ci dans les entreprises, avec le travail d’animation que cela suppose. Dit autrement, le futur souhaitable de la fonction Consumer Insight est d’avoir un double rôle de connecteur et de story-teller au sein des organisations.

Et finalement, il est apparu que l’IA allait naturellement être intégrée comme un outil pour la fonction. Alors qu’elle était surtout une source d’inquiétudes avant que l’on ne démarre l’atelier, l’IA n’était plus le point de focale.

Voyez-vous un dernier point à ajouter, peut-être des conseils ou des pièges à éviter ?

J’en vois deux. J’insisterai d’abord sur l’importance du casting, comme dans tout bon film. Il faut notamment veiller à ce qu’il y ait une vraie diversité et même idéalement une pluridisciplinarité au sein du groupe, faute de quoi le résultat sera pauvre. Et choisir des participants ouverts à chercher des réponses avec d’autres, et non pas désireux de faire valider leurs certitudes. 

Pour prolonger l’analogie cinématographique, j’ajouterai qu’il est nécessaire de s’appuyer sur un bon réalisateur. Le Design Fiction est simple dans son principe, mais il ne s’agit pas d’un workshop comme les autres. Il requiert un vrai savoir-faire qui ne s’acquiert qu’avec une formation solide.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Carine Tami

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