Thibaut Nguyen, Directeur Trends & Prospective - Ipsos France

Nous vivons plus que jamais dans un « entre-deux mondes » – L’interview de Thibaut Nguyen, Ipsos France

13 Juin. 2023

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Dans un environnement si complexe, identifier des tendances dominantes dans les attitudes et comportements des individus à l’échelle internationale est un sacré défi. C’est pourtant bien celui auquel s’attèle chaque année l’équipe Trends & Prospective d’Ipsos, avec son observatoire TrendOBS, dont les enseignements se nourrissent également du dispositif GlobalTrends. Son directeur, Thibaut Nguyen, nous livre sa vision, ainsi que les clés de lecture qui lui semblent les plus opérantes pour les marques.

MRNews : Ipsos a publié les premiers résultats de deux études majeures pour appréhender les tendances du moment à un niveau mondial, TrendOBS et GlobalTrends. Comment ces deux outils s’articulent ?

Thibaut Nguyen (Ipsos) : TrendOBS rentre dans le cadre des études que nous réalisons à notre propre initiative avec mon équipe Tendances & Prospective France, celle-ci étant rattachée à Ipsos Strategy 3, l’entité conseil d’Ipsos. Nous en menons d’autres, notamment sur la Génération Z ou sur les « Boomers », en complément de projets ad hoc déclenchés pour répondre aux demandes spécifiques de nos clients. Cette étude TrendOBS, qui repose comme chaque année sur l’interrogation de trendsetters (1), a une dimension prospective. Elle vise à identifier un certain nombre de dynamiques émergentes, pour les 1 à 3 ans à venir. GlobalTrends est quant à elle une des plus importantes investigations quantitatives produites par Ipsos Global, au niveau Monde. Elle a été menée sur 50 pays pour cette dernière édition, et nous avons relayé les résultats spécifiques pour la France, nos concitoyens faisant naturellement partie des personnes sondées (2). Son objet est de mesurer ce que les gens pensent à un instant T en s’appuyant sur un historique pour en déduire des grandes trajectoires ; nous sommes donc plus là dans une logique d’état des lieux à date.

Je vous propose de revenir sur les principaux points d’éclairage de TrendObs. En commençant peut-être par un rapide retour-arrière sur les épisodes précédents ?

Avec les 4 dernières éditions, nous avons observé la montée en puissance d’un phénomène qui semble aujourd’hui extrêmement net. Nous sommes dans ce que nous appelons un entre-deux mondes.

Nous assistons à la fois à l’écroulement du monde ancien, et au démarrage de quelque chose de nouveau. Ce dernier apparait comme nécessaire mais il n’est pas encore en place, ni vraiment structuré, pensé. D’où cette idée de carrefour des paradoxes. L’ancien côtoie le nouveau, on tâtonne sur les contours possibles d’un nouveau monde plus vertueux tout en maintenant l’ancien en fonctionnement, dans un contexte d’empilement des crises mondiales. C’est l’ère du « test and learn », chacun fait ce qu’il peut dans cet entre deux mondes. À la fois pour tenir le coup, survivre, avec des règles du jeu dont on sait pourtant qu’elles sont vouées à s’écrouler. Et définir une trajectoire plus souhaitable.

Nous sommes dans ce que nous appelons un entre-deux mondes. Nous assistons à la fois à l’écroulement du monde ancien, et au démarrage de quelque chose de nouveau. Ce dernier apparait comme nécessaire mais il n’est pas encore en place, ni vraiment structuré, pensé (…). C’est l’ère du « test and learn », chacun fait ce qu’il peut dans cet entre deux mondes. À la fois pour tenir le coup, survivre, avec des règles du jeu dont on sait pourtant qu’elles sont vouées à s’écrouler. Et définir une trajectoire plus souhaitable.

Ce n’est pas le chaos complet, mais nous en sommes proches ?

Ce terme de chaos revient en effet beaucoup dans la bouche de nos trend-setters. Nous assistons à une succession de crises d’ampleur mondiale : la crise écologique, la crise économique de 2008 dont les effets se font toujours sentir dans certains pays, celle du Covid, l’inflation, la guerre en Ukraine, un recul des démocraties dans pas mal d’endroits du monde… Si on rajoute à ce tableau le phénomène Open AI, dont la déflagration a toutes les chances d’être bien pire encore que celle du Covid et la crise de l’eau déjà engagée, on aboutit à une accumulation sans précédent, toutes ces crises se potentialisant. Difficile dans ce contexte de déstabilisation exponentielle de savoir précisément ce qui se passe ni où l’on va !

Le constat a déjà été formulé, mais n’assistons-nous pas à la fin de la grande croyance en un possible progrès collectif ?

Ce qui est d’abord et avant tout rejeté, c’est une certaine idée du progrès, reposant sur l’industrialisation, la mondialisation standardisée et la croissance. Au fond, le contrat proposé aux gens depuis des décennies — c’est comme ça qu’ils le décodent —, c’est un progrès qui promet plus de confort et moins d’efforts, mais avec des effets secondaires devenus pires que les bénéfices. Crise écologique, accroissement des inégalités, santé mentale en danger, crise de sens…. C’est ce progrès-là que les gens déconstruisent aujourd’hui, ce schéma me paraissant bien résumer la vision des trendsetters.

L’idée dominante est que nous ne pouvons pas continuer à avancer sur cette voie du Progrès dans laquelle nous sommes engagés, elle mène à une impasse ! C’est un peu comme si nous avions loupé un embranchement. Il faudrait donc revenir en arrière et se poser sur un certain nombre de réflexions et d’objectifs sur ce que l’on veut que le progrès délivre. On sait que le développement économique uniquement guidé par l’idée de croissance n’est plus compatible avec lui.

Ce qui est d’abord et avant tout rejeté, c’est une certaine idée du progrès, reposant sur l’industrialisation, la mondialisation standardisée et la croissance (…). C’est un peu comme si nous avions loupé un embranchement. Il faudrait donc revenir en arrière et se poser sur un certain nombre de réflexions et d’objectifs sur ce que l’on veut que le progrès délivre.

Nous nous sommes trompés de progrès collectif, mais il en reste vraisemblablement un possible, à réinventer…

Exactement. Lorsque nous interrogeons nos trendsetters sur ce que serait le monde idéal, ils nous le décrivent comme celui où l’on aurait retrouvé le lien humain à petite échelle. Et ce qu’ils soient Français, Marocains, Chinois… Une idée domine, celui d’un « moins mais mieux », avec de meilleures interactions, quitte à ce que cela mène à un repli sur sa famille et sa communauté proche, pour réapprendre l’interaction à valeur.

Lorsque nous interrogeons nos trendsetters sur ce que serait le monde idéal, ils nous le décrivent comme celui où l’on aurait retrouvé le lien humain à petite échelle. Et ce qu’ils soient Français, Marocains, Chinois…

Cette édition du TrendObs fait clairement ressortir le temps comme étant la grande valeur centrale d’aujourd’hui. Il y a un désir considérable chez les gens de réallouer leur temps au profit de ce qui les nourrit et les rend heureux, en se libérant au moins pour partie de l’impératif de productivité qu’exige la société. L’apprentissage de connaissance nourrissantes dans un lien social fertile et un cadre naturel préservé  y est fortement valorisée, de même que le « Care ». A leurs yeux, les individus devraient être rémunérés d’abord et avant tout en fonction de leur utilité sociale. Avec ainsi un énorme effort en faveur des infirmières et plus largement de tous ceux qui travaillent dans les services à la personne. La crise du Covid a laissé penser qu’on allait bifurquer vers ça, sauf que ce changement n’a pas eu lieu au niveau des grand collectifs. A partir de là, et en tenant compte de l’empilement des crises que nous avons évoqué, les gens ont résolu de faire advenir ce changement à leur échelle et leur niveau individuel. Quand ils examinent les leviers sur lesquels ils peuvent agir, ils considèrent que le mieux est d’utiliser leur temps différemment.

Cette édition du TrendObs fait clairement ressortir le temps comme étant la grande valeur centrale d’aujourd’hui. Il y a un désir considérable chez les gens de réallouer leur temps au profit de ce qui les nourrit et les rend heureux, en se libérant au moins pour partie de l’impératif de productivité qu’exige la société.

Il a souvent été dit que ces dernières décennies marquaient la fin des idéologies collectives. N’y a-t-il pas un sursaut, avec un fonds anti-libéral bien présent chez les jeunes notamment ?

Oui, quelque chose est probablement en train de se ré-inventer, même si cela semble balbutiant. Le fait est qu’il y a une saturation de l’individualisme. Celui-ci reste la règle dominante, mais tout le monde s’accorde à dire que ce n’est plus viable, et que l’hyper connection ne résout pas l’isolement. D’où l’idée de consacrer son temps différemment pour pouvoir mieux rencontrer l’autre et restaurer des façons d’être ensemble. Une résurgence du communisme me semble envisageable, avec des penseurs un peu nouveaux comme Frédéric Lordon. Mais il s’agit plutôt d’un communisme « communautaire », à petite échelle. Nous observons également les signes d’une forte aspiration « convivialiste », avec l’envie de retrouver le sens de l’intime, de la confiance en l’autre, celle-ci ne pouvant pas s’établir en deux secondes par écran interposé.

Il y a une saturation de l’individualisme. Celui-ci reste la règle dominante, mais tout le monde s’accorde à dire que ce n’est plus viable, et que l’hyper connection ne résout pas l’isolement. D’où l’idée de consacrer son temps différemment pour pouvoir mieux rencontrer l’autre et restaurer des façons d’être ensemble.

Le regard sur la technologie n’a-t-il pas lui aussi beaucoup évolué ?

C’est juste en effet. Il y a eu une phase de fascination, qui a connu son apogée dans cette édition que nous avions intitulée America, en 2018. Nos trendsetters manifestaient alors une vraie confiance dans la technologie, qui allait nous aider à guérir des maladies et à solutionner des crises, y compris la crise écologique. Cela coïncidait avec l’apparition des premières applications positives de l’intelligence artificielle. Mais cette représentation s’est progressivement délitée. La toxicité des réseaux sociaux est de plus en plus souvent dénoncée, de grandes marques allant jusqu’à se retirer de ces espaces. Je ne dirais cependant pas qu’il y a un rejet de la technologie en tant que telle. Celle-ci est considérée comme potentiellement utile, en particulier pour construire une communauté et rassembler des bonnes volontés autour d’un projet positif. Mais les trendsetters refusent une technologie qui n’est pas au service d’une meilleure qualité de vie. Et notamment l’Open AI…

Les trendsetters refusent une technologie qui n’est pas au service d’une meilleure qualité de vie. Et notamment l’Open AI…

L’Intelligence Artificielle est l’épouvantail absolu ?

Oui, elle cristallise une grande partie des peurs qui existent aujourd’hui autour de la technologie. Elle fascine, il y a quelque chose d’assez fou dans l’idée d’une intelligence qui pourrait prendre son autonomie. Et cela réactive tout l’imaginaire de la science-fiction. Mais elle est aussi largement perçue comme une menace pour l’humanité, capable de provoquer son extinction, rien de moins. Même ses fondateurs le disent ! Tout cela intervient à une vitesse phénoménale. Du coup, la question que pose la technologie n’est plus de l’ordre du oui/non mais du comment. Est-ce qu’on se donne le temps d’estimer ce à quoi ça peut servir, de mettre des barrières, des limites ? Ces interrogations sont aux antipodes de la culture du prototype de la start-up nation. J’ai une idée, je la monétise tout de suite, je me lance dans des capitalisations boursières avant même de savoir si ça marche, et on verra bien si ça fait des dégâts ou pas… 

Passons à GlobalTrends. Le pessimisme des Français est une donnée bien connue. Mais là, ils le sont plus que jamais !

L’esprit critique est en effet fortement enraciné chez les Français, remettre en cause l’ordre des choses étant comme une seconde nature chez nous. On le retrouve tout au long de notre histoire avec la révolution, le déclin de l’église, la montée de la science…Il s’est un peu transformé dans une critique de tout… Nonobstant ce phénomène, le fait marquant est que les autres pays du vieux continent rejoignent la France dans ce pessimisme, sur beaucoup de points en tout cas, dont celui du faible niveau de confiance accordée aux leaders. Même côté britannique, pendant la crise des retraites, sont apparus des hashtags tels que #bemorefrench. Nous faisons partie des pays où il n’y a pas cette croyance « réflexe » dans les bienfaits de la croissance économique et de la technologie, à la différence des États-Unis en particulier, où le « solutionnisme » est très présent. Mais, on le voit aujourd’hui, la méfiance vis-à-vis de la technologie monte dans toute la vieille Europe. Ce qui se traduit par exemple par le fait que la Commission Européenne est une des plus promptes à intervenir et légiférer sur ces enjeux. 

Le fait marquant est que les autres pays du vieux continent rejoignent la France dans ce pessimisme, sur beaucoup de points en tout cas, dont celui du faible niveau de confiance accordée aux leaders.

J’ajouterais que nous sommes un peuple historiquement attaché aux valeurs sociales et à l’écologie. Or ce sont précisément des valeurs montantes partout dans le monde, qui s’opposent à une idée ancienne du progrès, d’où la posture critique. 

Dans ce tableau ou le chaos est très présent, de quel champ de manœuvre disposent les marques ? Quelles questions doivent-elles impérativement se poser ?

Les marques ont de vraies opportunités. Nous l’avons évoqué, les trendsetters ne disent pas non au progrès ; mais ils estiment que celui-ci n’advient plus en acceptant tout et n’importe quoi. Le non peut aussi faire avancer la réflexion. Les marques doivent donc mesurer à quel point elles sont enfermées dans un business correspondant à la trajectoire « ancienne » du progrès. Et s’interroger, se poser la question de savoir s’il n’est pas temps pour elles de s’autoriser à servir une autre trajectoire. C’est ce que leur demandent les clients mais également leurs salariés. 

La notion de temps est très présente dans nos recommandations. Nos trendsetters revalorisent fortement le temps long. Ils apprécient les objets conçus avec le temps et la passion nécessaires pour qu’ils soient de qualité, durable, à l’opposé des productions hyper-industrielles. Cela se retrouve dans le gout pour le vintage, pour tout ce qui parait plus vrai, plus authentique. Ce n’est pas un hasard si les ventes d’albums vinyles explosent d’année et année… 

Les marques doivent mesurer à quel point elles sont enfermées dans un business correspondant à la trajectoire « ancienne » du progrès. Et s’interroger, se poser la question de savoir s’il n’est pas temps pour elles de s’autoriser à servir une autre trajectoire. C’est ce que leur demandent les clients mais également leurs salariés. 

Les marques doivent penser slow, en évitant l’écueil du Vintage-Washing…

Absolument ! L’impératif d’authenticité est très fort. Une seconde clé majeure est de repenser la relation-client, en remettant à cet endroit du temps, là encore, mais aussi de la bienveillance. Les marques doivent s’interroger sur les marges de manœuvre dont elles disposent aux différents points de contact physiques, autour d’interlocuteurs à valeur ajoutée.

Nous formulons également une vraie mise en garde sur les stratégies digitales. Beaucoup de marques sont hyper-actives sur les réseaux sociaux, d’autres commencent à en sortir. Je ne dis pas que ces dernières ont nécessairement raison, mais je pense qu’il faut à minima y voir une invitation à y être présent de façon plus raisonnée. Il y a aussi une vigilance à avoir vis-à-vis des influenceurs. Leur rôle fait l’objet de vives critiques de la part de nos trendsetters, qui opposent à cette figure la notion d’inspirateurs, qui parlent des produits parce que ce sont de vrais connaisseurs passionnés, et non parce qu’ils sont payés pour.

Le dernier enjeu sur lequel j’insisterai est celui des ressources humaines dans les entreprises. À nouveau, la question du rapport est temps est clé. Le fait que 68% des Français adhèrent à l’idée de la semaine des 4 jours traduit sans doute cette forte aspiration des gens à réallouer leurs temps selon des modalités qui font sens pour eux et les rendent plus heureux. Il faut s’attendre à un rejet de plus en plus vif des conditions de travail jugées comme mauvaises.

Le dernier enjeu sur lequel j’insisterai est celui des ressources humaines dans les entreprises. À nouveau, la question du rapport est temps est clé (avec une) forte aspiration des gens à réallouer leurs temps selon des modalités qui font sens pour eux et les rendent plus heureux.

Voyez-vous un dernier point à ajouter ? 

Je crois qu’une des images essentielles à retenir est que beaucoup d’individus fonctionnent aujourd’hui dans ce mode « test and learn » que nous avons évoqué. Ils sont habités par un grand désir de changement, tout en faisant face à des contraintes fortes. Cela génère ainsi des pratiques particulièrement volatiles. J’achète bio un jour, puis non je trouve une autre option, et puis si quand même j’y reviens. Les personnes sont multiples, et cherchent une sorte de « martingale » gagnante. Les marques doivent tenir compte de repères importants pour agir à meilleur escient possible, mais elles doivent s’attendre à une relative illisibilité des opinions et des comportements.

(1) TrendOBSERVER 2023  : 70 trendsetters interrogés dans 6 pays (Brésil, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Maroc, Suède et Chine pendant 10 jours fin décembre 2022 + veille de tendances internationale.

(2) GlobalTrends : Ipsos a interrogé 48 541 personnes âgées de 16 ans et plus à travers 50 marchés entre septembre et novembre 2022.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Thibaut Nguyen

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