# Les professionnels des insights doivent-ils réinventer leur marketing ?
Isabelle Fabry, fondatrice d'ActFuture

«L’implication humaine est la clé de notre valeur !»

Isabelle Fabry
Fondatrice d'ActFuture et co-représentante Esomar France

19 Avr. 2023

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La langue de bois n’est pas de mise pour Isabelle Fabry (ActFuture), qui émet ici un jugement critique sur la façon dont les professionnels des études marketing « marketent » aujourd’hui leur expertise, tout particulièrement côté instituts et agences. Elle nous alerte sur une forme de dérive quant à l’état d’esprit dans lequel s’exerce de plus en plus souvent ce métier, une plus grande implication humaine étant à ses yeux la clé principale pour regagner des points en termes de valeur ajoutée perçue. 

MRNews : Les instituts et les agences du market research marketent-ils bien leur expertise selon-vous ? Quelle note donneriez-vous sur l’efficacité de leur marketing ?

Isabelle Fabry (ActFuture) : Je nous mettrais une mauvaise note, sans doute autour de 3 sur 10. Mon jugement peut paraitre sévère, mais je crois sincèrement que la valeur perçue de notre expertise s’est fortement dégradée ces dernières années, du fait essentiellement d’une dérive « productiviste ». Cette évolution n’est pas récente, elle a démarré il y a plus de dix ans, mais je pense qu’elle s’est amplifiée. Et elle détériore notre image auprès des acheteurs potentiels de nos services, dans les entreprises. Une équation est devenue omniprésente aujourd’hui : comment obtenir le meilleur CA possible en y mettant le moins d’énergie humaine possible. On le voit également du côté des prestataires intervenant pour les instituts. De plus en plus souvent, on s’entend dire de leur part « ça, je ne le fais pas, je ne sais pas le faire », alors que leur réflexe naturel était auparavant de faire le maximum pour répondre aux besoins de leurs clients, quitte à développer de nouveaux savoir-faire. Ma vision est que les instituts s’enferment bien plus que par le passé dans un périmètre technique qui est aussi une sorte de zone de confort.

Mon jugement peut paraitre sévère, mais je crois sincèrement que la valeur perçue de notre expertise s’est fortement dégradée ces dernières années, du fait essentiellement d’une dérive « productiviste »

Cela ne correspond-il pas à la montée en puissance de la technologie dans le market research ?

Ce phénomène est réel, il est certainement une des évolutions les plus marquantes de notre univers en effet. Et peut-être il existe un lien avec cette « dérive ». Mais je crois qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un changement d’état d’esprit. Cette minimisation de l’investissement humain — qui ne touche bien sûr pas que notre métier — s’est propagée un peu partout, dans toutes les méthodes. On se retrouve de plus en plus souvent face à des interlocuteurs dont le discours est strictement « fonctionnel ». Cela on sait faire, mais ça, ça et ça, non, ce n’est pas pour nous. Il est logique que la question de la faisabilité technique se pose. Mais cela va de pair avec une adaptabilité bien plus faible. Et, au final, avec un moindre engagement humain. Il y a beaucoup moins de « commitment » que par le passé dans le domaine du market research, alors que cette attitude est bien plus présente en revanche chez les acteurs du conseil. Et je crois que cela explique pour une large part la dissymétrie de valeur perçue entre ces deux univers.

Il y a beaucoup moins de « commitment » que par le passé dans le domaine du market research, alors que cette attitude est bien plus présente en revanche chez les acteurs du conseil. Et je crois que cela explique pour une large part la dissymétrie de valeur perçue entre ces deux univers.  

La proposition market research a la particularité d’être souvent double. Il peut y avoir une couche de conseil, plus ou moins importante selon les cas, mais elle repose quasi systématiquement sur des données. Lesquelles peuvent avoir une valeur en elles-mêmes. Un benchmark par exemple, avec de solides bases de données pour jauger une performance, cela a de la valeur…

Oui, je partage cette vision. Mais je crois cependant qu’il y a un réel enjeu quant à l’état d’esprit qui nous anime pour pratiquer ce métier. La logique dominante d’hier, c’était de s’adapter pour apporter une solution au client. Avec un engagement de résultat, en tout cas celui de produire une réponse à une problématique. De plus en plus souvent, les professionnels du MR se cantonnent à un engagement de moyens. 

Peut-être nous payons les conséquences d’une spécialisation excessive des intervenants études… J’entends aujourd’hui des directeurs d’études dire, par exemple, qu’ils ne connaissent pas tel secteur d’activité. X ou Y oui, mais Z non. Ils considèrent de ne pas pouvoir sortir de ce qu’ils maitrisent à fond. Vu de ma fenêtre, cela m’étonne. Ils ont certainement une connaissance de la psychologie des consommateurs qui leur permettraient d’apporter une réponse sur un large spectre de secteurs d’activité. Mais non. Il y a une vraie difficulté à avoir une vision et une proposition « méta », ce qui traduit à mon sens une faible capacité à s’engager humainement. 

Au fond, ne dites-vous pas que la valeur du Market Research a beaucoup a voir avec une posture artisanale ?

Oui, c’est ma vision en effet. Mais derrière cela, il y a la question de la perspective que l’on associe aux données. Devons-nous vendre de la donnée, ou bien du sens pour action ? Je suis persuadée que la seconde option est la bonne. Ce qui implique le fait de ne pas être figé, et de ne pas s’enfermer dans l’impératif de ne proposer que les seules données que l’on a l’habitude de produire. Nous devons être à même de changer de fusil d’épaule, que ce soit sur la méthodologie ou bien encore sur l’objectif même de l’étude, son angle. Notre valeur repose fortement sur notre capacité à challenger nos interlocuteurs quant à leurs demandes. Beaucoup d’entre eux attendent en réalité que nous le fassions bien plus. Comme par hasard, les contre-exemples à cette dérive que je décris proviennent très souvent de gens qui sont passés par le métier du conseil…

Mais, bien sûr, la création de valeur résulte aussi d’un échange. Si l’entreprise est elle-même arc-boutée sur ses process, si elle ne peut pas intégrer le changement auquel invite le plus souvent un bon éclairage consommateur, dans ce cas nous ne produisons pas de valeur ensemble !

La création de valeur résulte aussi d’un échange. Si l’entreprise est elle-même arc-boutée sur ses process, si elle ne peut pas intégrer le changement auquel invite le plus souvent un bon éclairage consommateur, dans ce cas nous ne produisons pas de valeur ensemble !

En d’autres termes, les professionnels des études sont trop fréquemment des exécutants ? 

Ce n’est jamais simple de généraliser. Mais je crois qu’en effet cette posture est trop présente dans les études. Celles-ci sont trop souvent lancées à l’initiative de décideurs marketing qui veulent d’abord et avant tout se sentir confortés dans un a priori. Le risque, c’est de s’aligner. Alors que la valeur des études — et ce que nous devons donc marketer —, c’est le fait que nous savons donner la vision des consommateurs, avec une objectivité et une profondeur d’analyse que nous sommes les seuls à avoir. C’est parce que nous avons cette expertise plus qu’aucun autre que nous avons de la valeur.

Cela implique le devoir d’apporter de réelles recommandations, avec des conclusions qui aboutissent à des décisions concrètes, des arbitrages. Mais également la capacité à accompagner l’entreprise et ses équipes dans l’intégration des résultats d’études. Nous ne devons pas seulement être les champions des méthodologies et du charting, mais aussi de l’animation des ateliers pour exploiter les éclairages obtenus. 

Nous ne devons pas seulement être les champions des méthodologies et du charting, mais aussi de l’animation des ateliers pour exploiter les éclairages obtenus. 

Quelles sont selon-vous les priorités pour inverser cette évolution, sortir de cette dérive que vous décrivez ?

Je crois que nous devons fondamentalement remettre bien plus d’engagement humain, plus de « commitment » dans la pratique de ce métier. Mais nous devons également être plus capables de parler « argent ». Une étude a une valeur parfois parce qu’elle permet à une entreprise de découvrir une opportunité. Et souvent parce qu’elle aide à écarter des risques, celui d’une mauvaise décision notamment dans le domaine de l’innovation ou de la communication. Peut-on estimer ce risque, en K€, même de façon grossière, approximative ? Si oui, et si l’on est à même de mettre cet enjeu en regard du côut de l’étude nécessaire pour l’adresser, la donne change. On ne regarde plus les études comme un poste budgétaire à minimiser, mais comme une action présentant un réel ROI. Cela réouvre la possibilité de dépenser plus en études, tellement les risques associés à une mauvaise décision sont énormes.

Nous devons également être plus capables de parler « argent ». Une étude a une valeur parfois parce qu’elle permet à une entreprise de découvrir une opportunité. Et souvent parce qu’elle aide à écarter des risques, celui d’une mauvaise décision notamment dans le domaine de l’innovation ou de la communication.

Le parallèle avec l’univers du conseil me semble saisissant. Le coût des prestations des cabinets évoluant dans cet univers peut sembler élevé. Mais il est jugé comme étant acceptable pour les entreprises, précisément parce qu’y a un apport de valeur ajoutée et de vision prospective qui se traduisent au final par des résultats. C’est une forme d’investissement.

Une dernière question : l’intelligence artificielle vous semble-t-elle une menace pour la valeur des études ? Est-ce que cela ne soulève pas un gros enjeu de marketing pour le MR ?

J’ai la conviction que l’IA pourra au contraire être un super accélérateur, un « booster » pour les études marketing. Elle constitue une source extrêmement riche pour nourrir la réflexion notamment dans les phases amont, pour élaborer un projet. Et cela fait gagner un temps énorme pour obtenir des informations pertinentes. Là encore, je crois que nous ne devons surtout pas avoir peur, mais être enthousiastes face aux avantages que procurent ces nouvelles possibilités.


 POUR ACTION 

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