Faire les bons choix quant aux tendances à préempter pour leur marque est un enjeu crucial pour les états-majors marketing des entreprises. Et une vraie gageure, comme toujours ou presque lorsqu’il s’agit de faire un pari sur le futur. Doivent-ils d’abord et avant tout se fier à leur intuition, ainsi qu’à celle des spécialistes ? Ou bien s’appuyer sur des démarches méthodiques ? Et si oui lesquelles, autour de quelles grandes questions ? Et comment faire en sorte que ces éclairages soient réellement exploitables pour action et ne relèvent pas juste du « nice to have » ? Ce sont les questions auxquelles répond Philippe Llewellyn, co-fondateur et Directeur associé d’Uptowns.
MRNews : Les directions marketing vivent avec une double crainte : celle de passer à côté de LA tendance à ne surtout pas rater pour leur marque. Ou bien au contraire de prendre le mauvais train. Ont-elles raison d’avoir peur ?
Philippe Llewellyn (Uptowns) : La peur peut être un bon moteur pour avancer… Donc je dirais oui. C’est le signe qu’elles appréhendent la complexité d’un monde de plus en plus chaotique, volatile, imprévisible, et cherchent le moyen de s’y projeter. Mais si les tendances offrent une grille de lecture potentiellement pertinente, elles n’indiquent jamais à elles seules de quoi demain sera fait. Lorsqu’elles voient quelque chose « monter », les marques ont souvent le réflexe de s’en emparer. Cela traduit une vision partielle et court-termiste dont elles doivent se méfier. Tout signal ou tendance génère un contre-signal ou une contre-tendance. Prenons l’exemple du « plant-based » dans l’alimentation. La valeur se diffuse, mais ce phénomène s’accompagne de fortes crispations identitaires autour de la consommation de la viande. Ces deux tendances coexistent, influeront les comportements des individus. Un industriel de l’alimentaire peut se sentir contraint de « parier » sur l’équilibre qui va s’établir entre celles-ci. Alors qu’il serait plus pertinent pour lui de raisonner en fonction de son business, de sa marque, et de la façon dont il veut faire évoluer son positionnement face aux concurrents.
Je crois que les accidents surviennent essentiellement lorsque les marques décident de « suivre le mouvement » en sous-estimant les poches de résistance qui vont inévitablement se créer. Ou bien quand elles s’oublient dans le processus en ne faisant pas assez le lien avec leurs socles de valeurs et leur identité…
Les accidents surviennent essentiellement lorsque les marques décident de « suivre le mouvement » en sous-estimant les poches de résistance qui vont inévitablement se créer. Ou bien quand elles s’oublient dans le processus en ne faisant pas assez le lien avec leurs socles de valeurs et leur identité…
Choisir les bonnes tendances, n’est-ce pas une question d’intuition plutôt que de méthode ?
Je dirais au contraire que c’est d’abord et avant tout une question de méthode, même si l’intuition peut évidemment jouer un rôle clé. Le fait est qu’aujourd’hui, les tendances sont partout, nous sommes saturés de tendances. Comme l’a justement montré Matt Klein, à travers son formidable travail de déconstruction des meta-trends, si le nombre de rapports de tendances a triplé depuis cinq ans, seulement la moitié d’entre eux prennent la peine d’inclure une méthodologie. Cela aboutit mécaniquement à une forme d’homogénéisation du discours de la part de l’industrie, qui se contente bien souvent de raconter ce qui est déjà là, mais a bien du mal à imaginer l’avenir. Or je reste persuadé que le travail sur les tendances, s’il doit également être intuitif et créatif, commence toujours par la mise en place d’une méthodologie solide et cohérente. C’est dans un second temps, une fois la grille d’analyse posée et les tendances cartographiées, que l’intuition – ou plutôt la vision – entre en scène : qu’est-ce que ça implique pour mon entreprise ? Comment activer ces tendances ? Mais là encore, des outils existent pour nous aider – et nos clients avec – à choisir ce qui est pertinent et/ou préférable pour eux.
Je reste persuadé que le travail sur les tendances, s’il doit également être intuitif et créatif, commence toujours par la mise en place d’une méthodologie solide et cohérente.
Quels sont vos partis-pris pour aider les entreprises à identifier les tendances les plus pertinentes pour elles ? Quid notamment de la notion d’insights culturels, que vous définissez comme étant votre domaine d’expertise ?
En effet, par ce terme d’« insights culturels », qu’on pourrait aussi appeler « intelligence culturelle » ou « analyse culturelle », nous revendiquons la pratique du suivi, de la mesure et de l’analyse de la culture. En d’autres termes, nous nous évertuons, au-delà des tendances, à comprendre pourquoi et comment la culture change. Ce qui implique un décryptage des dynamiques culturelles, ces forces sous-jacentes susceptibles d’influer sur les perceptions et les comportements des citoyens et des consommateurs. Il y a de fait un paradoxe… Les tendances aident à saisir ce qui est en train de se passer maintenant, mais elles évoluent et se renouvellent sans cesse, ce qui génère ainsi de l’incertitude. En nous intéressant à la culture, c’est-à-dire à la circulation du langage, des discours, des pratiques et des esthétiques, nous visons à identifier des points de basculement, ce qu’on appelle en anglais des « cultural shifts », pour détecter dans le même temps des faisceaux de tendances et leurs poches de résistance.
En nous intéressant à la culture, c’est-à-dire à la circulation du langage, des discours, des pratiques et des esthétiques, nous visons à identifier des points de basculement, ce qu’on appelle en anglais des « cultural shifts », pour détecter dans le même temps des faisceaux de tendances et leurs poches de résistance.
Tout notre travail en tant que « chasseurs d’insights culturels » consiste à aider les marques et les entreprises à naviguer intelligemment dans cet océan de plus en plus imprévisible et chaotique qu’est la culture, en leur fournissant carte, boussole et balises. Cela passe par l’élaboration d’un framework articulant le micro et le macro, par un travail de tracking et de quantification. Mais aussi par une compréhension très fine de ce qui se produit à la marge, ce que nous appelons les micro-cultures, soient des petits groupes de personnes qui se regroupent en ligne autour d’intérêts et de motivations culturelles communes. Nous avons ainsi élaboré différents indicateurs comme l’impact culturel, qui mesure la puissance d’un signal en croisant différents types de données qualitatives et quantitatives. Ou encore la résonance culturelle, un indice permettant d’évaluer la compatibilité entre une marque et une tendance donnée. Plutôt que de faire le pari de prédire les tendances, ce à quoi nous ne croyons guère, nous préférons combiner différents indicateurs qui nous aident à les objectiver et à les sélectionner.
Plutôt que de faire le pari de prédire les tendances, ce à quoi nous ne croyons guère, nous préférons combiner différents indicateurs qui nous aident à les objectiver et à les sélectionner.
Vos matériaux, vous les trouvez essentiellement sur le web. N’est-ce pas un risque de partir ainsi d’un monde que l’on décrit souvent comme virtuel, en opposition au réel ?
Effectivement, nous suivons ces évolutions culturelles par le prisme du web 2.0, ce qui englobe les réseaux sociaux et plus largement tous les espaces numériques où les gens s’expriment ouvertement. Cela tient à notre histoire professionnelle et à nos trajectoires individuelles. Mais aussi à la conviction profonde qu’il n’y a pas de rupture entre le monde physique et le monde digital, ce dernier n’étant qu’un prolongement, une extension du premier. On l’a vu, les deux mouvements sociaux les plus importants de ces dix dernières années sont d’abord nés sous la forme de hashtags Twitter (#MeToo et #BlackLivesMatter). Des phénomènes purement digitaux tels que les mèmes sont devenus des éléments de culture populaire à part entière. Et même un mouvement Internet de niche comme l’ASMR, qui passait pour un objet de folklore il y a quelques années, suscite désormais l’intérêt de la communauté scientifique pour ses supposés bénéfices thérapeutiques.
Notre conviction profonde qu’il n’y a pas de rupture entre le monde physique et le monde digital, ce dernier n’étant qu’un prolongement, une extension du premier. On l’a vu, les deux mouvements sociaux les plus importants de ces dix dernières années sont d’abord nés sous la forme de hashtags Twitter (…)
Une part de plus en plus conséquente de la culture est aujourd’hui créée en ligne. Et si la culture évolue en permanence, les médias sociaux sont une fenêtre qui nous permet de suivre ces évolutions en temps réel. La donnée non-structurée disponible en ligne est un matériau brut, qui présente le double avantage d’être à la fois très riche et très libre : les individus se regroupent organiquement autour de valeurs, de pratiques et d’intérêts communs, partagent des langages et des rituels spécifiques, font émerger de nouvelles esthétiques. À travers notre démarche d’ethnographie digitale, nous nous intéressons avant tout à la circulation et aux inflexions du langage, essayons de comprendre les motivations des individus à faire communauté et de décoder les représentations symboliques et les imaginaires associés. Le web social est un terrain de recherche particulièrement fertile lorsqu’on s’intéresse aux tendances et à la prospective : beaucoup de choses sont déjà là, en émergence ou en latence, il suffit « simplement » de savoir bien regarder. Le côté foisonnant de la data sociale peut faire peur, mais tout notre travail consiste justement à être en mesure de relier une multiplicité de tendances ou de micro-tendances à un même cultural shift.
Le côté foisonnant de la data sociale peut faire peur, mais tout notre travail consiste justement à être en mesure de relier une multiplicité de tendances ou de micro-tendances à un même cultural shift.
Ces matériaux sont très hétérogènes… Est-ce gérable ? Et peut-on vraiment éliminer les biais induits par ces sources ?
Composer avec cette hétérogénéité suppose en effet d’avoir une approche raisonnée des corpus et de tenir compte de la spécificité culturelle des plateformes. Celles-ci ne produisent naturellement pas les mêmes typologies de conversations ni d’expressions : Twitter peut être intéressant pour prendre le pouls et la tonalité d’un sujet donné à un instant T ou à des fins de quantification, mais si je suis à la recherche d’une compréhension fine et d’insights plus profonds, c’est davantage vers Reddit que je vais me tourner. Cela implique également de se questionner continuellement sur ce que sont ces plateformes et la manière dont elles évoluent, moins en termes de fonctionnalités que d’usages et de culture. Une plateforme comme LinkedIn n’est aujourd’hui plus seulement un réseau professionnel, c’est aussi un espace public où les individus affichent leurs engagements et leurs convictions citoyennes.
Composer avec cette hétérogénéité (du web) suppose en effet d’avoir une approche raisonnée des corpus et de tenir compte de la spécificité culturelle des plateformes. Celles-ci ne produisent naturellement pas les mêmes typologies de conversations ni d’expressions.
Les biais existent avec la donnée sociale, comme avec toutes formes de données. Il s’agit de ne pas toujours prendre ce qui est dit ou écrit pour argent comptant. C’est là tout l’intérêt de l’analyse culturelle, qui nous aide à décrypter les différentes couches de sens et de signification pour comprendre les motivations profondes des individus. Car il y a une part théâtrale dans la dynamique des échanges sur les médias sociaux. En fonction des applications, chacun va se construire un ou plusieurs personnages, voire switcher entre différentes personae. Ce sont des évidences qu’il est nécessaire de rappeler, il faut en être conscient lorsqu’on choisit de travailler sur le web. En ce sens, le virtuel s’oppose moins au réel qu’il lui offre un espace de projection, ce qui est encore une fois très utile lorsqu’on s’intéresse aux tendances.
Quand il est question de tendances, une autre crainte des directions marketing est de se retrouver avec des éclairages « nice to have », mais très difficiles à exploiter pour action. Ce risque est-il évitable ?
C’est en effet un des points les plus importants. Je dirai qu’il est essentiel d’aborder la question des tendances en ayant des objectifs précis en tête, qu’il s’agisse de business, de stratégie, d’innovation ou de communication. Décrypter l’air du temps ne suffit jamais à faire bouger les lignes : il faut pouvoir relier les tendances ou l’analyse culturelle à des enjeux commerciaux et à des points de tension bien réels chez les clients, afin de transformer les enseignements, non seulement en stratégies activables, mais également et surtout en opportunités et en menaces. La quantification peut apporter des éléments de hiérarchisation même s’il y a toujours une part d’intuition et de subjectivité, qui est aussi la valeur ajoutée de l’analyste, pour rendre ces tendances opérationnelles. L’autre élément incontournable à mon sens, est d’aider les clients à s’approprier les tendances, à en être en quelque sorte les co-auteurs : cela implique de créer suffisamment d’espace pour travailler ensemble, de manière itérative et créative. Diversifier les formats en alternant par exemple les cycles de conférences et les micro-ateliers peut également être une bonne façon de briser la monotonie des sempiternels cahiers de tendances.
Il est essentiel d’aborder la question des tendances en ayant des objectifs précis en tête, qu’il s’agisse de business, de stratégie, d’innovation ou de communication.
Une dernière question enfin. Se préoccuper des tendances est un enjeu majeur pour les entreprises. Mais comme souvent pour les sujets importants, ce n’est jamais le bon moment pour les travailler. Quelles sont les circonstances idéales pour lancer ce type de chantiers ?
C’est très juste, il n’y a pas vraiment de bon moment (rires). Pour les clients, les meilleurs moments sont souvent ceux qui correspondent au tempo de leurs projets : avant le lancement d’un nouveau produit, au début d’un pipeline d’innovation, en amont d’une campagne de communication. Cela peut se faire de manière rétrospective (« Qu’est-ce qui a changé ces dernières années ? ») ou en mode prospectif (« Quel sera le futur de mon marché dans 3 ans ? »).
La meilleure façon de se préoccuper des tendances pour une entreprise reste à mon sens de le faire de manière proactive et continue, afin d’être en mesure de réagir aux changements émergents avec le maximum de vélocité (…). Cela renforce d’autant la nécessité de considérer ces chantiers comme un investissement au long cours, ce qui s’avère toujours payant.
Mais la meilleure façon de se préoccuper des tendances pour une entreprise reste à mon sens de le faire de manière proactive et continue, afin d’être en mesure de réagir aux changements émergents avec le maximum de vélocité. Voir les évolutions lorsqu’elles arrivent, et pas après coup, permet de se poser les bonnes questions et de prendre les bonnes décisions au bon moment. Cela demande d’y consacrer du temps et d’y allouer des ressources, ce dont les organisations manquent souvent. Mais cela renforce d’autant la nécessité de considérer ces chantiers comme un investissement au long cours, ce qui s’avère toujours payant. Suivre les tendances et les cultural shifts, les voir grandir et évoluer, cela permet enfin de répondre à une interrogation majeure des entreprises : comment distinguer le signal du bruit, et donc comment bâtir sur du solide plutôt que sur du sable ? Le futur existe déjà au travers de petits groupes de personnes qu’il est possible de « mettre sous cloche » et d’observer ! C’est une partie essentielle de notre savoir-faire et de notre approche.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Philippe Llewellyn