+28% de croissance en 2021 pour les plates-formes d’études en self-service selon le rapport annuel ESOMAR, alors que Google Surveys s’est arrêté fin 2022. Les études marketing peuvent-elles vraiment être automatisées ? L’IA et ChatGPT vont-ils révolutionner le marché et faire disparaître les études classiques ? Pour tenter d’y voir plus clair, Philippe Guilbert, expert Etudes auprès des organisations professionnelles (SYNTEC Conseil, ESOMAR Professional Standards Committee), apporte son point de vue basé sur son expérience du digital et de l’automatisation, et sur les enjeux des dernières technologies dans notre rubrique Le saviez-vous.
L’ANALYSE DE PHILIPPE GUILBERT
L’innovation digitale a permis de nombreux progrès dans les études, en matière de rapidité, coût, diversité des données et capacités d’analyse. Ces avantages ont incité les instituts à élargir leurs modes de collecte et méthodologies, tout en suscitant des interrogations sur l’utilisation de ces nouveaux moyens par les entreprises directement : le Do-It-Yourself (DIY), souvent perçu initialement comme une menace, a entrainé une recomposition du marché, des offres et des acteurs. L’intelligence artificielle (IA) va-t-elle tout remettre en cause et augmenter encore les études réalisées en interne ? Revenons sur les transformations passées avant d’envisager celles à venir.
Le DIY a entrainé une recomposition du marché, des offres et des acteurs. L’IA va-t-elle augmenter encore les études réalisées en interne ?
Au cours des années 2000, la collecte par Internet s’est banalisée dans les études marketing dans de nombreux pays avec des access panels regroupant des millions d’internautes acceptant de participer aux enquêtes. Des entreprises ont commencé à acheter directement aux access panels un terrain en ligne pour économiser du temps et optimiser leur budget. Des enquêtes simples, répétitives et avec une méthodologie déjà définie (questionnaire, échantillonnage) ont été confiées à des prestataires de collecte s’occupant de programmer le questionnaire, gérer les répondants et fournir quelques tableaux et graphiques.
L’automatisation du terrain et traitement permet le boom DIY des années 2010
Une étape clé est franchie à partir de la fin des années 2000 en connectant la programmation de questionnaire à des access panels. Les utilisateurs peuvent ainsi directement créer leur questionnaire, définir leur échantillon, lancer et suivre leur terrain, et accéder aux résultats en ligne sur des cibles grand public, et pas seulement sur ses propres contacts (base clients, site web…). L’ensemble d’une enquête est devenu possible en DIY ! Les solutions conçues spécialement pour les études intègrent de manière intuitive des fonctionnalités cruciales de questionnaire : principaux types de question, visuels/vidéos, réponses multiples ou exclusives, rotation aléatoire, filtres… De même, l’échantillonnage des solutions DIY de référence propose les principaux critères de quotas et la possibilité de redresser les données brutes. Enfin, le dépouillement est automatisé afin de sortir les tableaux et graphiques en choisissant seulement les variables à analyser.
Bien sûr, ces solutions ne sont pas destinées à des programmeurs professionnels et l’automatisation impose de restreindre les fonctionnalités afin de préserver la convivialité et rapidité. Des questionnaires complexes (analyse conjointe, carnets de consommation…) et les méthodes statistiques avancées (typologie, modélisation…) sont exclus. Toutes les études ne peuvent donc être réalisées ainsi, et la restitution se contente des résultats de base.
A ces limites de fonctionnalités s’ajoutent des craintes sur la fiabilité, faute d’intervention humaine pendant le terrain. Des études réalisées via ces solutions ont publié leurs résultats pour montrer la cohérence avec les sources classiques : élections américaines (SurveyMonkey), soldes et achats de Noël en France (Toluna QuickSurveys pour le magazine LSA)… Lorsque les bonnes questions sont utilisées et les limites des outils maitrisées, la fiabilité n’est pas menacée. Le DIY séduit ainsi des entreprises de toute taille, des leaders mondiaux aux PME. SurveyMonkey est classé comme licorne en 2015. Bien sûr, toutes les solutions DIY n’ont pas le même succès : Google Surveys s’est arrêté fin 2022, ses fonctionnalités réduites n’ayant pas convaincu…
Dans les années 2010 aussi, l’automatisation permet de développer les communautés en ligne dédiées aux études (Market Research Online Communities, MROC). De nombreuses marques adoptent des plates-formes de panels propriétaires afin de gérer simplement leurs propres études sur des cibles variées (clients, marché, national représentatif…).
Les méthodologies automatisées font passer du DIY au self-service
Le DIY impose notamment de définir son questionnaire et son traitement, et s’est d’abord développé pour les études ad hoc. Les utilisateurs peuvent bien sûr sauvegarder leur questionnaire pour le relancer, mais ils doivent reprendre leur traitement restreint fréquemment aux résultats de base.
Pour répondre aux demandes d’utilisateurs, les solutions automatisées ont alors mis en place des exemples et modèles de questionnaire par type d’étude. Des approches plus packagées avec rapport automatisé par type d’étude (satisfaction, image, concept, prix, test publicitaire…) sont apparues en quelques années. L’utilisateur peut ainsi choisir en self-service un type d’étude, remplir ses champs spécifiques (marques, logos…) pour lancer en quelques clics son enquête et accéder en ligne à un rapport standardisé, parfois assorti de commentaires et recommandations automatiques.
En DIY, des outils sont proposés et la qualité du produit final dépend beaucoup de l’utilisateur et du contexte d’étude. A contrario, une étude self-service incorpore déjà un savoir-faire pour imposer des contraintes de questionnaire et d’analyse pour réduire les risques de mauvaise utilisation. Si le DIY a été d’abord proposé par des prestataires techniques (logiciels, access panels), les études en self-service sont maintenant intégrées dans l’offre de plusieurs grands instituts, qui peuvent y ajouter un accompagnement par leurs équipes d’études si besoin.
Aujourd’hui, le self-service ne couvre pas tous les types d’études et les statistiques avancées (typologie, analyses factorielles, modélisation) sont souvent restreintes. Les baromètres, qui imposent de conserver les vagues précédentes, et les études à phase (quali/quanti, test de produit…) ne rentrent généralement pas dans ces approches automatisées, ou de manière imparfaite. Le contrôle qualité des réponses peut être limité par rapport aux contrôles des terrains classiques (speeding, straight-lining, red hiring, cohérence…) : il est prudent de rester sur des questionnaires courts afin d’éviter la lassitude des répondants et une dégradation de la qualité des données.
IA et ChatGPT, nouvelle révolution des études ? certainement pour l’IA, partiellement pour ChatGPT
L’intelligence artificielle est déjà utilisée dans les enquêtes, notamment pour les questions ouvertes et la traduction automatique. L’IA permet également de traiter les données secondaires (données non-structurées issues du web, réseaux sociaux, mobile…), d’approfondir les analytics et de résumer des informations issues de sources variées. Les utilisations de l’IA dans les études, externalisées comme internalisées, se développeront certainement et renforceront l’automatisation encore dans la décennie en cours.
Cependant, la récente sortie de ChatGPT suscite beaucoup d’interrogations, avec de grandes promesses pour ces agents conversationnels qui donnent des réponses et un contenu élaborés, mais aussi des craintes dans plusieurs secteurs. S’il est trop tôt pour avancer des tendances générales, des éléments de réponse sur points spécifiques sont envisageables.
ChatGPT suscite beaucoup d’interrogations, avec de grandes promesses mais aussi des craintes dans plusieurs secteurs.
ChatGPT peut-il rendre les études obsolètes ? De nombreux marketers ont déjà testé ChatGPT avec des appréciations assez variées. S’il s’agit d’aller chercher des données existantes pour les analyser au lieu de lancer une enquête, l’idée est similaire à celle déjà avancée sur le big data qui rendrait les études inutiles. La dernière décennie a en fait montré l’inverse, données d’enquête et nouvelle data sont davantage complémentaires que concurrentes. Qui plus est, plusieurs exemples soulignent les difficultés de ChatGPT à identifier des sources de référence et reconnaître les informations vraies : la facilité d’usage de l’assistant virtuel n’améliore pas la fiabilité du résultat, les biais et limites algorithmiques s’appliquent aussi aux agents conversationnels ! Enfin, les faits et données récents ne sont pas pris en compte par ChatGPT, sa version actuelle se basant sur les informations de septembre 2021, ce qui pose problème en cas d’évolution rapide du marché ou d’événements importants. Déjà des extensions ChatGPT permettent d’élargir les recherches aux contenus actuels du web, mais la hiérarchisation entre données passées et récentes reste aussi opaque que celle concernant les sources et la réalité des faits reportés.
De nombreux marketers ont déjà testé ChatGPT avec des appréciations assez variées.
ChatGPT peut-il remplacer les solutions d’études automatisées ? S’il s’agit de générer du code pour remplacer les plates-formes d’enquêtes actuelles, la réponse est probablement non. Expliciter les contraintes et fonctionnalités nécessaires à la programmation de questionnaire, gestion d’échantillon et aux sorties statistiques demanderait beaucoup de temps et de compétences avant d’arriver à une programmation adaptée aux principaux types d’enquêtes.
ChatGPT peut-il remplacer l’expertise humaine dans les étapes d’une enquête classique ? Les agents conversationnels peuvent probablement aider à la préparation d’une enquête en proposant des questions, fournissant des listes de marques/produits par pays et des données de référence, analysant du verbatim et résumant un contenu. Mais à chaque fois, il est prudent de vérifier le contenu proposé avant de l’appliquer. Définir une méthodologie pour répondre à une problématique peut avoir une pertinence limitée aux cas simples et bien formulés. Proposer des commentaires et recommandations à partir de données d’enquêtes apparaît plus risqué. La conformité de l’enquête à la réglementation (RGPD, mineurs, sondages politiques…) n’est pas non plus garantie. En l’état actuel, ChatGPT peut tenir partiellement le rôle d’un assistant mais pas celui du chargé d’études, même junior.
En l’état actuel, ChatGPT peut tenir partiellement le rôle d’un assistant mais pas celui du chargé d’études, même junior.
ChatGPT peut-il tirer vers le bas la qualité et le prix des études ? Malgré les limites ci-dessus, ChatGPT pourrait être utilisé pour concevoir gratuitement un questionnaire à lancer sur une source bon marché et peu fiable de répondants. Ces dérives sont possibles mais peut-être temporaires. L’arrivée de la collecte en ligne dans les années 1990 et de l’automatisation dans les années 2000-2010 a fait craindre aussi une baisse de qualité et une chute continue des prix. Les coûts ont en fait un peu baissé, puis se sont stabilisés en quelques années, les études très bon marché et de mauvaise qualité ayant été discréditées. L’IA n’a pas fait chuter la qualité et le coût des études, il devrait en être de même pour les agents conversationnels.
L’IA n’a pas fait chuter la qualité et le coût des études, il devrait en être de même pour les agents conversationnels.
Self-service pour les études agiles, externalisation pour les études stratégiques ?
Les solutions en self-service devraient continuer à se développer, notamment sur la nouvelle data, sans nécessairement couvrir tous les types d’études. Ces plates-formes devraient être de plus en plus utilisées pour les études agiles. Mais l’automatisation et l’IA font aussi gagner du temps en institut et enrichissent les contenus avec des technologies faciles d’accès et conviviales : dégagés de plusieurs tâches répétitives, les chargés d’études peuvent mieux se consacrer à la compréhension des besoins, à préciser un protocole d’études, à affiner les analyses, interprétations et recommandations pour les études stratégiques notamment.
L’humain augmenté n’a pas perdu face à la machine ! Les études internalisées et externalisées devraient donc continuer à coexister, comme cela est déjà le cas dans les entreprises qui se sont lancées très tôt dans le DIY. Mais les études devront sans doute délivrer leurs insights plus rapidement pour aider à la décision, et éviter que des clients se contentent d’une réponse immédiate gratuite mais incertaine. L’innovation sera encore plus indispensable pour fournir un contenu exclusif non détectable par assistant virtuel. Même avec des conséquences directes limitées sur la production des études, ChatGPT peut donc avoir un impact important sur la demande et susciter de nouveaux défis et transformations pour ces prochaines années.
L’innovation sera encore plus indispensable pour fournir un contenu exclusif non détectable par assistant virtuel. Même avec des conséquences directes limitées sur la production des études, ChatGPT peut donc avoir un impact important sur la demande et susciter de nouveaux défis et transformations pour ces prochaines années.
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Pour en savoir plus
- Questions clés avant de faire du DIY : https://www.quirks.com/articles/9-questions-to-ask-before-launching-into-diy-research
- Questions clés avant d’acheter un échantillon online : https://esomar.org/code-and-guidelines/questions-for-users-and-buyers-of-online-samples
- Questions clés avant de choisir un outil Analytics : https://esomar.org/code-and-guidelines/tools-and-services-for-unstructured-data-analysis
- IA dans les études : https://esomar.org/guidance/artificial-intelligence
- ChatGPT dans les études : https://www.quirks.com/articles/10-ways-chatgpt-will-affect-your-job-as-a-marketing-researcher et https://www.research-live.com/article/features/generative-ai-threat-or-useful-addition-to-the-research-toolkit/id/5108002
- Article ChatGPT sur son utilisation dans les études (cette rubrique Le Saviez-Vous a été rédigée sans ChatGPT !) : https://soundrocket.com/when-i-asked-chatgpt-about-ai-survey-research/
- Guideline ESOMAR/GRBN sur les données secondaires (avec ou sans IA et ChatGPT) : https://esomar.org/code-and-guidelines/guideline-when-processing-secondary-data-for-research
- Article ResearchWorld : https://researchworld.com/articles/human-involvement-in-tech-intensive-insights
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