Dominique Levy, fondatrice de George(s)

« Les entreprises ont plus que jamais besoin d’avoir des convictions » – Interview de Dominique Levy, fondatrice de George(s)

13 Déc. 2022

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Depuis quelques semaines, un nouveau nom fait le buzz dans le monde des études marketing. En l’occurrence un prénom, celui de George(s), dont la fondatrice n’est autre que Dominique Levy, une des grandes figures de la profession, précédemment Directrice Générale France d’Ipsos puis Directrice Générale Adjointe de BVA.
Pourquoi George(s) ? Quel est son positionnement ? Quid de son champ d’intervention et de ses partis-pris ? Ce sont les questions auxquelles elle répond dans le cadre de cette interview exclusive pour les lecteurs de MRNews.

MRNews : Après être passée à l’Obs, puis au Groupe BVA dont vous avez été la DGA, vous avez annoncé il y a quelques semaines la création de votre société, George(s). Est-ce dans la nature de Dominique Levy de toujours aller là où on ne l’attend pas ?

Dominique Levy : On m’attendrait donc quelque part ? (rires). J’en serais flattée, mais je doute fort que ça soit le cas ! Non, je ne cherche pas à surprendre. Je crois être quelqu’un de lent… J’ai mis du temps avant d’arriver à la conclusion que je pouvais — voire désirais —fonctionner en dehors du cadre d’une entreprise établie, d’un statut. Je crois que suis ce que les anglo-saxons appellent une « late-bloomer ». Ceci dit, en réalité, j’ai toujours plus ou moins fait la même chose : aider des gens (en l’occurrence mes clients) à comprendre et à se comprendre, aussi. Y compris lorsque je travaillais en agence média, ou bien au Nouvel Obs. Cela peut paraitre un peu pompeux, mais, avec George(s), je crois être là où j’ai toujours été. Je me donne la possibilité de faire ce que j’aime, ce à quoi je crois être utile. Et cela correspond aussi à un moment de vie, il y a bien sûr une dimension très personnelle dans ce type de bifurcation.

Qu’est-ce que Georges(s) ? Est-ce un nouvel institut d’études ? Un cabinet de conseil ?

George(s) est né de quelques partis-pris, qui sont les miens, mais que je partage avec d’autres, j’y reviendrai. Cela fait près de trente ans que je gravite autour de cet univers des études, que ce soit en agence, chez l’annonceur ou en institut. J’en ai tiré plusieurs constats. Le premier est que le monde des insitut a beaucoup changé, avec, notamment, une forte concentration. Les plus grands groupes ont un modèle économique intégré, et parviennent à dégager des niveaux de rentabilité corrects. Les «boutiques» ont d’autres atouts.  Pour les généralistes de taille moyenne, c’est devenu compliqué. Ils sont un peu « coincés » entre, d’un côté, l’univers de la technologie, avec des intervenants comme Qualtrics ou Salesforce (qui ont été les vrais disrupteurs de ce marché, bien plus qu’un Google) et, de l’autre, les géants du conseil, de type BCG et McKinsey, qui intègrent de l’insight dans des missions de stratégie, à des prix évidemment bien supérieurs. L’idée – séduisante- d’avoir un pied dans la tech et l’autre dans le conseil s’avère difficile à faire vivre dans la plupart des structures. D’autant que les clients aimeraient bien avoir les tarifs de collecte d’un Qualtrics et le niveau de conseil du BCG… 

Pour autant, côté clients, je crois qu’il y a de vrais besoins imparfaitement comblés. D’abord : celui de disposer de repères, de points de vue, de vrais partis pris. Le nombre record de demandes de présentation de la dernière édition de « Françaises, Français, etc… », réalisée avec BVA pour 366, en est un bon indice. Il y a aussi beaucoup de confusion et de mythes autour des données : la donnée sociale, l’étude, la data sous toutes ses formes… Le fait d’avoir une longue expérience, dans des structures et sur des sujets divers, aide à faire le meilleur usage de toutes ces sortes d’information, à construire des dispositifs que je diagnostique. Et il y a, enfin, un grand besoin d’accompagnement, que les instituts d’études ont parfois du mal à proposer, les personnes les plus seniors étant souvent très absorbées dans le management. J’en sais quelque chose !

Côté clients, je crois qu’il y a de vrais besoins imparfaitement comblés. D’abord : celui de disposer de repères, de points de vue, de vrais partis pris (…). Et il y a, enfin, un grand besoin d’accompagnement, que les instituts d’études ont parfois du mal à proposer, les personnes les plus seniors étant souvent très absorbées dans le management. J’en sais quelque chose !

Avec George(s), je fais donc le pari d’occuper cet espace particulier entre l’institut et le monde du conseil, pariant sur la séniorité et l’indépendance.

George(s), c’est Dominique Levy ? C’est un réseau ?

Pour l’instant je défriche, en mode solo. Mais un collectif d’associés va se mettre en place, normalement, d’ici quelques mois, avec des gens qui viendront d’autres métiers de l’accompagnement, celui des ressources humaines notamment. Nous intervenons seuls ou en collaboration avec des instituts ou des agences. Le principe de fonctionnement s’apparentera à celui des cabinets d’avocats, avec des seniors ayant chacun leur domaine d’expertise, mais travaillant ensemble. Nous espérons recruter dès que possible de plus jeunes collaborateurs, qui auront la perspective de devenir des associés à leur tour. Si on veut que des talents intègrent ce métier et y restent, je crois qu’il faut les mettre d’emblée dans ce qu’il a de plus passionnant, pas dans la production à plein temps. Si tout va bien (je croise les doigts) nous serons assez vite deux ou trois et, dans l’idéal, 15 ou 20 à terme. Mais on n’en est pas encore là !

George(s), c’est un nom original ! Pourquoi ce choix ? 

Je ne voulais pas d’un nom qui « sonne » trop institut. Ni un nom anglo-saxon, façon world-company. Je suis plutôt une littéraire. Enfin : surtout une lectrice !  Et un de mes auteurs fétiches est Georges (avec un S) Perec. Il est connu pour avoir écrit le premier grand roman sur la société de consommation (Les Choses). C’est l’écrivain de l’observation, des détails, de l’humilité, du quotidien. Par ailleurs : c’est l’homme de la contrainte sublimée : ses livres sont construits selon des cahiers des charges drastiques, mais c’est invisible à la lecture ! Or c’est exactement ce dont je pense que les entreprises ont besoin : trouver des marges de liberté dans un univers sous fortes contraintes. 

L’autre George (sans s !), c’est Orwell, que j’ai redécouvert récemment. On connait tous Big Brother, mais oublie parfois la Novlangue, et son travail sur le dévoiement du langage. Je retiens, notamment, cette formule, qui m’a frappée : « Plus les objectifs déclarés s’éloignent des objectifs réels, plus on a tendance à utiliser des mots interminables et des locutions rabâchées ». Toute ressemblance avec des situations d’aujourd’hui serait bien sûr complètement fortuite… 

Voilà les George(s) ! S’ils contribuent à ce que nos clients observent, créent et parlent juste, ils seront plus qu’utiles !

Au-delà du positionnement que vous avez évoqué, quels sont les partis-pris clés de George(s) ? 

Je crois que nous avons besoin de convictions. Pas des opinions, qui varient au gré des circonstances ou de l’avis général. Pas non plus des certitudes ou des dogmes, qui enferment et rendent incapables de s’adapter aux mouvements du monde.  Des convictions, ça se forge, à travers l’expérience et la connaissance. Et ça sert à avoir un cap, même quand ça se secoue. Ça sert aussi à convaincre : ses clients, ses collaborateurs, ses administrés, ses pairs…

Par ailleurs, cela correspond à ma propre démarche, et à mon souhait de proposer de vrais points de vue. La mission de Georges, c’est donc d’aider ses clients à se forger des convictions reposant sur une juste connaissance de la société, des gens et de soi-même. Et de l’exprimer dans le langage le plus simple et le plus juste possible. C’est comme ça qu’on retrouvera (j’en suis convaincue) une capacité à créer la confiance et à mobiliser.

Je crois que les entreprises aux destins les plus remarquables sont celles qui parviennent, ou parviendront, à avoir et à mettre en œuvre des convictions fortes. Pas des « missions » ou des « raisons d’être » mais une conscience de qu’elles sont, ce qu’elles font, ce à quoi elles servent, ce à quoi elles tiennent.  Ainsi, ce qu’elles proposent à la fois à leurs clients, à leurs collaborateurs, voire à leurs actionnaires possède cohérence et pérennité, et peut s’adapter aux mouvements de la société. Certains acteurs du luxe ou de la distribution — notamment des indépendants comme Leclerc, Système U, Intermarché —, mais aussi Ferrero, par exemple, me semblent être dans cette dynamique

Je crois que les entreprises aux destins les plus remarquables sont celles qui parviennent, ou parviendront, à avoir et à mettre en œuvre des convictions fortes. Pas des « missions » ou des « raisons d’être » mais une conscience de qu’elles sont, ce qu’elles font, ce à quoi elles servent, ce à quoi elles tiennent. 

Si George(s) avait un « combat » à mener, ce serait celui-ci, donner plus de place aux convictions ? 

Oui. Nous vivons, c’est très banal de le dire, une grande recomposition. Le concept d’archipel souvent employé pour évoquer notre société met le doigt sur sa fragmentation. Mais il laisse imaginer qu’elle est stable, ce qui est moins vrai. C’est d’ailleurs ce dont nous avons voulu rendre compte, avec 366, en appelant la dernière édition de Françaises Français « Le Kaléidoscope » : des fragments, des mouvements, des recompositions permanentes. Dans un environnement pareil, je défends l’idée que l’on doit, aujourd’hui, être dans une stratégie d’offre et de proposition.  Le « marketing de la demande », ça n’existe plus. Il ne s’agit pas d’essayer de donner aux gens ce qu’ils voudraient, mais de comprendre ce qu’on peut faire pour eux. Et, pour ça, il faut être proche de leur réalité et, encore une fois, avoir des convictions quant à son utilité et à ses capacités en tant que marque

Je suis inquiète, à titre professionnel et citoyen, de voir si souvent des décisions prises en s’appuyant sur des éléments qui semblent vrais parce que chiffrés, apparemment rationnels, et en ignorant la réalité la plus basique des consommateurs, des gens qui travaillent… Là encore, constater la déconnexion des décideurs n’a rien de nouveau.  Je crois, cependant, qu’elle s’amplifie mécaniquement à mesure qu’arrivent aux manettes des générations de dirigeants qui ont de moins en moins d’expérience du terrain, de la mixité sociale, et appréhendent la réalité presque exclusivement à travers des chiffres, des moyennes et des concepts. 

Je crois qu’il faut davantage d’humilité, d’écoute. C’est là la vraie mission des métiers de l’insight : faire le lien. Loin de moi l’idée d’un rejet des élites, en mode populiste, à la Trump. Quand j’entends « les gens sont les meilleurs experts de leur situation », je pense que c’est faux : ils ne sont pas là pour décider à la place des décideurs, en intégrant le temps long et l’intérêt collectif. Mais on peut, et on doit, entendre, comme le dit très joliment un résistant centenaire, Claude Alphandéry, leurs doléances et leurs espérances. Les deux.

Il faut viser une rationalité, mais qui repose sur l’écoute et l’intelligence des gens…

Tout à fait. C’est l’insight du métier ! Une écoute qui, encore une fois, peut s’appuyer sur des protocoles très traditionnels comme sur l’IA. Et, surtout, sur de la culture, de l’expertise, de l’expérience : il ne s’agit pas de dire « j’ai vu trois consommatrices chez Sephora et je sais tout du marché de l’hygiène-beauté » ! Mais remarquer un détail qui viendra aider à former une hypothèse, puis la valider, ça oui…!

Sur quels chantiers interviendra plus précisément George(s) ?

Je me concentre dans l’immédiat sur deux types de sujets. Le premier creuse le rapport entre le sociétal et l’économique, ou le commercial. On s’est beaucoup préoccupé de la place de l’entreprise dans la société. Je crois qu’il y a une vraie nécessité aujourd’hui à s’interroger sur la société dans l’entreprise. Comment répondre aux exigences des jeunes consommateurs ou collaborateurs ? Que faire (ou pas) des débats sur le genre ou la parentalité ?  Si l’on s’intéresse aux rapports qu’ont les gens avec leur environnement, la consommation, le travail, la citoyenneté, leur intimité même, des patterns communs émergent. Dont celui d’une forme d’émancipation, une volonté de prendre à la fois plus de distance et plus de contrôle, alors que système ne parait souvent capable ni de protéger le quotidien, ni de proposer un avenir souhaitable. Concrètement, cela pousse vers des projets tournés vers l’interne, et souvent confidentiels ou – comme c’est le cas pour 366- vers la production d’une sorte de brand content sociétal.

Le second grand thème est celui de la marque au sens large, qu’elle soit annonceur et/ou employeur. Là encore : à quoi sert-elle, que dit-elle, comment le dit-elle, comment peut-elle trouver une forme de permanence dans un environnement qui bouge plus fort, dans plus de directions, et plus rapidement.

Une dernière question enfin : qui sont les premiers clients de George(?)

En accord avec BVA, je continue d’accompagner deux dossiers qui sont, l’un et l’autre, publics. Françaises, Français, etc… dont j’ai déjà beaucoup parlé. J’y tenais, parce que c’est pour moi une nourriture incroyablement riche. Et qui permet, justement, de partager des convictions sur l’état de la société française qui, soit dit au passage, est plus réjouissant ou moins noir en tout cas que ne le laissent entendre les médias. 

Le 1er décembre, j’ai eu le plaisir de présenter, lors d’une conférence de presse avec Michel Edouard Leclerc, l’édition 2022 de l’Observatoire des Nouvelles Consommations, que Babylone pilote pour eux et que nous avons réalisée avec les équipes de BVA cet été.  Ça a abouti à un texte, édité par la fondation Jean-Jaurès, intitulé « Des Gilets Jaunes à l’inflation, une réinvention forcée de la consommation ? » et que j’ai cosigné avec lui.

Lire aussi > Des Gilets Jaunes à l’inflation, une réinvention forcée de la consommation ? Michel-Edouard-Leclerc et Dominique Levy Saragossi

Bien sûr les inquiétudes ne manquent pas pour les familles. Mais elles sont en train de se réinventer des modèles de consommation, sans se sentir nécessairement enfermées dans une logique de déclassement. L’émancipation, encore.

Cette réalisation, comme Françaises, Français, etc… scrute précisément cette recomposition, et s’appuie sur l’observation du réel pour proposer une lecture de la société.  Ces deux premiers dossiers sont très emblématiques de notre volonté d’aider les entreprises à mieux intégrer la société et ces évolutions, et de nos convictions.  Les autres chantiers sont, pour l’instant, confidentiels.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé : @ Dominique Levy

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