Interview de Jonathan Deitch, COO de Cint

Il y aura un avant et un après covid-19 pour les outils de tracking et les baromètres – Interview de Jonathan Deitch (Cint)

28 Juin. 2021

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La crise du Covid-19 a d’innombrables impacts, y compris bien sûr sur la pratique des études marketing, partout dans le monde. Mais quel a été plus spécifiquement l’effet sur les outils de tracking de marque et plus largement sur tous les dispositifs « barométriques » dédiés au suivi des comportements et attitudes des consommateurs ? Dans la période si particulière que nous vivons, ne se joue-t-il autour d’eux un enjeu clé pour les professionnels du market research ? Et, si oui, comment l’aborder ?
Ce sont les questions auxquelles répond Jonathan Deitch, le COO de Cint, qui dispose aujourd’hui d’une base de près de 150 millions de panélistes répartis dans plus de 130 pays.

MRNews : Quel a été l’effet de la crise associée au Covid-19 spécifiquement sur les outils de tracking et les baromètres ? Beaucoup ont-ils été stoppés ? Ou le besoin s’est-il au contraire renforcé ? 

Jonathan Deitch (Cint) : Les impacts ont bien sûr été différents selon les entreprises. Mais ils ont aussi évolué dans le temps. Lorsque la crise sanitaire s’est déclenchée, avec la fermeture de nombreux commerces et des frontières, l’activité économique a chuté. Certaines sociétés ont baissé leurs dépenses de recherche ; beaucoup ont été prudentes, et se tenaient prêtes à le faire si nécessaire. Mais, en réalité, cette situation n’a pas duré très longtemps. Dès la fin du second trimestre 2020, les entreprises ont réinvesti dans les études marketing, ce mouvement se poursuivant encore aujourd’hui. Pour ce qui est plus spécifiquement des outils de tracking, et même si les comportements ont été hétérogènes, notre constat est qu’ils ont au global bénéficié d’un regain d’intérêt. Le propre de ces dispositifs est de donner des points de repères. Or c’est précisément ce dont les équipes ont fortement besoin aujourd’hui, pour comprendre comment la situation évolue et prendre ainsi les décisions les plus adaptées. Dans certains cas, et en particulier dans les pays où les interviews se faisaient traditionnellement en face à face, il a fallu faire une migration vers le online. C’est un autre effet important.

« Les outils de tracking ont bénéficié d’un regain d’intérêt (…). Le propre de ces dispositifs est de donner des points de repères. Or c’est précisément ce dont les équipes ont fortement besoin aujourd’hui. »

Au fond, la valeur ajoutée des baromètres s’est révélée plus évidente que jamais… 

Oui. Il y a un vrai paradoxe autour de ces outils. Quand, de vague en vague, il ne se passe rien de notable, les équipes des entreprises ont le sentiment qu’ils sont inutiles. A contrario, lorsque les évolutions sont conséquentes, elles posent question. Surtout si celles-ci sont négatives pour la société, et à fortiori si les collaborateurs sont incentivés sur les résultats ! Si les tendances observées divergent des intuitions dominantes, cela suscite de la gêne, de l’angoisse, éventuellement une forme de déni. Et on remet alors en cause l’outil. Mais, avec cette crise, les modifications des comportements des consommateurs ont été brutales, et d’une ampleur parfois déconcertante. Même les décideurs les plus aguerris ne peuvent plus se fier autant que d’habitude à leurs intuitions. Ce sont les données qui disent la réalité des phénomènes, et qui permettent de prendre les bonnes décisions.

« Même les décideurs les plus aguerris ne peuvent plus se fier autant que d’habitude à leurs intuitions. Ce sont les données qui disent la réalité des phénomènes, et qui permettent de prendre les bonnes décisions. »

Les attitudes et les comportements des consommateurs ont été chahutés par la crise, et continueront à l’être… Est-ce le moment de faire évoluer ces baromètres, pour s’adapter à la nouvelle donne ? Ou faut-il au contraire ne surtout pas les toucher ?

C’est en effet LA grande difficulté que doivent gérer aujourd’hui bon nombre de responsables Etudes ! La vocation de ces outils est de donner des repères. Il est donc impératif de maintenir une vraie continuité de la méthode et des points d’observation. Mais, en effet, il faut aussi pouvoir les adapter pour tenir compte des nouvelles perspectives, en intégrant la résistance naturelle au changement des individus et des organisations. Cette inertie est une réalité. Cela m’avait frappé par exemple lorsque, dans une vie antérieure, je m’intéressais tout particulièrement au marché des jeux vidéos. Toutes les grandes marques — les Nintendo, Sony, Microsoft — utilisaient nos outils de suivi, qui reposaient sur un panel de détaillants. Un changement radical est apparu avec le développement des jeux online. Pour mesurer ce phénomène-là, il fallait revoir complètement le dispositif auquel nos clients étaient habitués. Il nous a ainsi fallu deux ans pour mettre le nouveau tracking en place. Et pour faire en sorte que les utilisateurs croient en la nouvelle réalité mise en lumière !

« Maintenir une vraie continuité des méthodes et des observations est nécessaire (…). Mais il faut aussi adapter les outils pour tenir compte des nouvelles perspectives »

Il faut donc pouvoir les faire évoluer, sans perdre le lien avec le passé. Mais comment ?

Il est impératif en effet de maintenir les observations qui font sens pour l’entreprise, qui lui permettent de comprendre les évolutions. Mais il y a un fort intérêt à déclencher une réflexion autour de celles-ci, avec les équipes concernées dans l’entreprise. Quels sont les constats clés quant à ce qui change ou pas, que ce soit sur la demande ou sur les performances de l’entreprise et de ses concurrents ? Ces constats vont permettre d’entrevoir différents scénarios plausibles à horizon de quelques mois et années. Et de définir les paramètres essentiels correspondant à ces scénarios. Cela étant fait, on y voit plus clair : on sait quels nouveaux points d’observation introduire dans les outils, pour identifier quel scénario va s’imposer, et les modalités de réponse pertinentes pour l’entreprise.

« Une fois posés les scénarios plausibles pour le futur, on sait quels nouveaux points d’observation introduire dans les outils de tracking »

Pour nourrir cette réflexion, il est bien sûr possible et souhaitable d’effectuer des études complémentaires, pour tester notamment l’appétence du marché pour de nouvelles propositions. S’il s’avère nécessaire de procéder à des changements substantiels, il peut être opportun de réaliser deux études en parallèle, avec un tracking version Bêta. Cette option permet de cerner les différentiels, et de définir comment les gérer pour la suite.

Voyez-vous d’autres conseils à apporter aux professionnels des études sur ces enjeux ?

Quitte à insister un peu sur ce point, je crois qu’il est important d’anticiper sur la réaction des équipes lorsque les outils de tracking pointent des évolutions défavorables. Fréquemment, celles-ci mettent en cause la validité des résultats délivrés par l’outil, et demandent à ce qu’il soit modifié. C’est une phase délicate à gérer pour les professionnels des études. Il faut une bonne dose de rigueur méthodologique, pour faire en sorte que l’outil continue à rendre compte de la réalité des choses. Il faut également une forme de courage, pour faire face aux pressions qui peuvent venir d’un peu partout. Mais je crois aussi beaucoup à l’importance de la communication avec les parties prenantes dans l’entreprise. Il est essentiel d’avoir des échanges très ouverts avec les collaborateurs et en particulier avec les décideurs. Et d’évoquer avec eux ce qui compte vraiment pour le business, sans s’enfermer dans notre jargon de professionnels des études. On peut vite se perdre dans la complexité inhérente à notre univers. Cela me semble être un bon réflexe de toujours revenir à des considérations simples.

« C’est une phase délicate à gérer pour les professionnels des études. Il faut une bonne dose de rigueur méthodologique, (…), une forme de courage, et aussi un fort sens de la communication »

J’ajouterais enfin que nous vivons une période privilégiée pour les market researchers. En particulier autour de ces outils de tracking et ces baromètres, il y aura un avant et un après Covid-19. Nous nous préoccupons très souvent de notre rôle : comment être plus écoutés des équipes des entreprises. Celles-ci se posent aujourd’hui beaucoup de questions, les équations comportent de multiples inconnues. C’est le moment où nous pouvons apporter des réponses, et construire les démarches pour faire en sorte que celles-ci soient aussi précises et pertinentes que possible. Il faut donc que nous en ayons conscience, et que nous adressions cet enjeu de la meilleure façon !

« Les équipes des entreprises se posent beaucoup de questions (…). C’est le moment où nous pouvons apporter des réponses, et les aider ainsi à prendre les meilleures décisions »

Propos recueillis par Thierry Semblat


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Jonathan Deitch

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