La vocation d’un tracking est bien sûr de permettre de suivre une marque et ses concurrents. Mais doit-elle se limiter à cela ? Assurément non, nous dit Michael Bendavid (Strategic Research), qui plaide pour des dispositifs à la fois économes et ambitieux, conçus pour aider l’entreprise à comprendre le ou les marchés où elle intervient, et à atteindre ses objectifs stratégiques. Quelles lignes directrices doivent guider la réflexion pour aller en ce sens ? Quels sont les compromis à faire ? Et quels pièges faut-il éviter ? Ce sont les questions auxquelles il répond pour MRNews.
MRNews : Beaucoup d’instituts mettent en œuvre des dispositifs de brand-tracking, mais selon des philosophies parfois bien différentes. Quelle est la vôtre ?
Michael Bendavid (Strategic Research) : Revenons à l’étymologie. Traquer, c’est suivre. Pour un chasseur, c’est littéralement suivre les traces et les signes. L’objectif final pour un traqueur est de localiser l’animal. Mais un traqueur expérimenté se distingue d’un amateur par son savoir, qui dépasse la simple faculté à reconnaître des traces de pas. C’est un fin connaisseur de l’écosystème, des comportements de l’animal, de ses habitudes, de ses prédateurs (les concurrents).
L’environnement a changé bien sûr pour les marques depuis 15 ou 20 ans. Et suivre la santé de celles-ci dans un contexte caractérisé par la profusion des offres et la prolifération des canaux, est sûrement devenu plus complexe. Il faut reconnaitre cette complexité, mais aussi la réduire : « Tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est complexe est inutilisable ». Si on est trop réducteur, on n’apporte rien d’intéressant. Si on cherche à embrasser trop de choses, on perd l’opérationnalité de l’outil.
Quelles sont vos guidelines pour mettre en pratique cette philosophie ?
Notre approche vise d’une part à se concentrer sur les « bons indicateurs » des marques, sans démultiplier les métriques qui disent plus ou moins la même chose. Il faut être économe dans la collecte de données et suivre le rasoir d’Ockham.
Parallèlement, il est nécessaire de récupérer des informations sur l’environnement qui nous sont communiquées pour l’essentiel par le client : dynamique du marché étudié, parts de marché volume et valeur des principaux acteurs, évolution des ventes, dépenses marketing, lancements majeurs de nouveaux produits ou services, arrivée de nouveaux concurrents, contexte économique global, etc. L’analyse des KPIs des marques suivies ne peut être pertinente et efficace que si on mobilise cette connaissance.
Pourquoi ces brand trackings suscitent-ils régulièrement de la frustration côté annonceurs ?
C’est vrai, ces outils peuvent générer de l’insatisfaction. Il y a des causes évitables : un dispositif mal conçu, avec des métriques redondantes ou pas pertinentes, qui ne réussit pas à capter des évolutions ou a contrario qui est trop volatile. Parfois, les instruments en place ont perdu leur ligne directrice : ils ont évolué par addition et soustraction d’éléments au cours du temps, été l’objet de compromis successifs pour conserver l’historique tout en cherchant à le dépasser. Dans ces situations, il faut trancher et remettre à plat le dispositif. On ne franchit pas un précipice en deux sauts !
Néanmoins, d’autres causes sont liées à la nature même de l’outil. Un tracking n’est pas un outil d’exploration ou d’ouverture, c’est un système de mesure, rigoureux et fermé. Il est répétitif. Et peut donc créer une certaine lassitude si sa périodicité n’est pas alignée avec les besoins du client ou à la capacité de celui-ci à absorber la masse d’information et à en extraire les points d’action.
C’est le syndrome de « l’usine à gaz »…
Absolument. La tentation de certains clients est de basculer sur des dispositifs allégés et plus conviviaux en termes de reporting via des tableaux de bord simples incluant une poignée de métriques du type notoriété, score d’affinité et net promoter score par exemple. Cette logique me semble adaptée à certains marchés ou à certaines cultures d’entreprises. Ce sont des dispositifs qui peuvent « faire le job » sur la mesure. Mais, la contrepartie est qu’ils apportent peu d’insights sur le marché compte tenu de leur manque de profondeur. Il est également plus difficile à mon sens de migrer d’un outil de tracking solide vers un système « light » car les attentes des utilisateurs en interne peuvent être déçues si l’outil existant a permis d’imposer une grille de lecture consensuelle de la performance des marques.
La question reste de réussir à « faire vivre » l’outil dans le temps. Les axes peuvent concerner une évolution périodique de la forme pour renouveler l’intérêt (la dataviz est une de ces options), des innovations en termes d’analyse, l’intégration d’un module spécifique. L’année 2020 par exemple a vu fleurir des modules COVID dans les trackers ! On peut aussi le compléter avec un dispositif d’écoute des médias sociaux qui peut apporter un angle différent sur l’empreinte des marques ainsi que des éléments illustratifs (verbatim, visuels).
Au final, notre recommandation est de mettre en place un dispositif qui colle au plus près aux besoins exprimés par le client, de l’informer des avantages et inconvénients de chaque approche et de bien régler la périodicité du tracker.
Quelles sont selon vous les métriques clés à intégrer dans ces dispositifs ?
Nous avons mis du temps à stabiliser les indicateurs. Au cours du temps et des trackers réalisés, nous avons mené des analyses dont la finalité était de simplifier les KPIs et de retirer ceux qui sont fortement corrélés entre eux et qui n’apportent qu’une information marginale. Pour réduire le suspens, il faut dire qu’aucune des métriques que nous utilisons n’est spectaculairement innovante en tant que telle. La puissance du dispositif tient à son équilibre et aux analyses que nous avons développées pour synthétiser l’information et l’interpréter au mieux. Il y a bien sûr des sections incontournables : les indicateurs de puissance (notoriété, considération, achat), de dynamique (affinité, momentum, recommandation) et l’image. Et des modules plus spécifiques selon la nature des marchés ou la sensibilité du client : expertise des marques, présence de celles-ci sur les touchpoints, etc.
Un point de philosophie dans notre approche est d’essayer d’être explicite dans les KPIs mesurés et transparent dans leur construction. On voit passer parfois des métriques séduisantes sur le papier, mais trop conceptuelles à notre goût. Elles agrègent trop d’éléments épars dans leur définition, ce qui les rend difficiles à interpréter.
Déterminer le set des marques concurrentes à intégrer est souvent un vrai « casse-tête ». Quels principes doivent guider cette réflexion ?
Cela soulève la question du marché de référence, qu’il importe en effet de bien délimiter. Certaines marques évoluent sur plusieurs catégories de produits, d’autres sont des spécialistes. Il faut trouver le juste équilibre entre une définition catégorielle trop générale – qui peut parfois manquer d’opérationnalité, et une définition trop spécifique qui peut, certes, faire sens pour le client, mais dont les frontières sont trop étriquées pour le consommateur. Si vous êtes Coca-Cola, vous pouvez soit considérer que votre marché de référence est celui des soft-drinks ou bien, plus généralement, celui des boissons i.e les alternatives aux soft-drinks. Vos concurrents ne sont pas les mêmes. Les drivers de la préférence de marque non plus. La photographie n’est plus la même, vous passez d’un mode portrait à un mode paysage.
L’information collectée concerne-t-elle essentiellement les marques ?
Traditionnellement, on capture la position d’un large ensemble de marques sur les indicateurs de puissance. Mais le suivi détaillé de l’image ne peut être réalisé que sur une sélection de marques. Il faut donc définir un set concurrentiel pertinent sur lequel on approfondit la lecture.
Ceci dit, c’est un outil qui se prête bien à un travail de capitalisation. Quand on accumule des données sur des marques, au fil du temps, on construit une connaissance transversale sur les catégories : quels sont les drivers qui pèsent dans la décision de choisir une marque plutôt qu’une autre, comment évolue le poids de ces drivers par pays, zone géographique, cible, etc. Ces éléments ont un apport précieux sur l’orientation de la stratégie de marque et sur l’activation.
Quand une marque est présente sur plusieurs catégories, une analyse transversale de sa performance permet de mettre à jour ses invariants, le noyau dur des critères sur lesquels elle peut s’appuyer pour se déployer.
Quid des livrables ?
Un challenge sérieux est de partager l’information du tracker en interne, en délivrant le « bon » niveau de message aux bonnes personnes pour orienter l’action. Il faut redoubler de précaution pour s’assurer que cet outil capte l’attention des équipes. La meilleure option reste de délivrer au service marketing une présentation orale concise pour accompagner la prise en mains des résultats. Et de compléter par un rapport pouvant être mis sur un espace client protégé ou délivré via un tableau de bord. La base de données peut être rendue accessible via un site dédié, permettant la datavisualisation des indicateurs et des évolutions ainsi que le téléchargement des résultats. Toutes les options doivent être mises sur la table et discutées avec le client de façon ad-hoc. Sa maturité et son organisation géographique sont des éléments à prendre en compte dans la décision.
Voyez-vous enfin d’autres pièges qui méritent une attention particulière ?
Souvent, ces sujets arrivent formulés ainsi : on veut mettre en place un tracking de marque ou renouveler l’existant. Le premier réflexe doit être, avant de concevoir précisément le dispositif, de bien comprendre quelle est la stratégie de la marque, son ambition pour le futur. L’idéal est de prévoir une session de kick-off où les responsables exposent la plateforme de la marque et sa stratégie. Ces éléments permettent de designer un dispositif parfaitement adapté en termes de scope catégoriel, et de réfléchir aux KPIs dans un cadre défini. Au-delà de l’objectif premier qui est de contrôler la santé de la marque dans son environnement concurrentiel, il faut faire formuler au client un objectif stratégique.
Pour un de nos clients qui dispose de plusieurs marques sur une même catégorie, le tracker doit vérifier le potentiel d’extension de celles-ci à des catégories connexes et leur complémentarité. Pour un autre client dans l’alcool, l’objectif est de mieux allouer les moyens marketing dévolus à la marque, ce qui implique de donner une place plus centrale dans le tracking aux questions permettant de mesurer l’influence et l’impact des marques sur les touchpoints. Et de concevoir la section marque dans une double idée : collecter les informations clés pour faire le bilan, mettre la lumière sur des angles qui vont nourrir la réflexion sur des challenges spécifiques : quels sont les freins à l’achat, quelle est la capacité de la marque à se prémiumiser, etc.
Un tracking doit être au service de l’atteinte d’un objectif précis pour la marque ?
Idéalement oui. Si ce dispositif est attendu dans sa fonction première de mesurer la performance des marques, il a tout à fait la capacité à s’imposer comme un outil de pilotage stratégique qui aide la marque à matérialiser son ambition et à dédier les moyens nécessaires pour l’atteindre. Dans cet usage, le tracking a un bel avenir devant lui.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Michael Bendavid