# Les études socio-culturelles servent-elles encore à quelque chose ? (volet 2)
Dominique Suire - Stratégir. Interview dossier spécial Etudes socio-culturelles

"Le socio-culturel nous ramène à des réalités que nous ne savons pas voir"

Dominique Suire
Qual Director - Stratégir

2 Déc. 2020

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Et si le prisme du socio-culturel était le moyen d’identifier les déterminants les plus essentiels des comportements des gens, et d’éviter ainsi de partir sur des insights erronés ? C’est la conviction que développe Dominique Suire (Stratégir). Avec quelques exemples de pièges analytiques lorsque nous analysons les faits de société et les comportements de nos semblables, qu’il s’agisse de phénomènes « sociopolitiques » ou de sujets marketing. Et, à la clé, l’invitation à ne pas jeter trop vite les apports de la sociologie de Bourdieu.

MRNews : Quelle place les investigations socio-culturelles ont-elles aujourd’hui dans les briefes de vos clients ? 

Dominique Suire (Strategir) : Nous avons relativement peu de demandes formulées dans ces termes. Car ces études sont souvent perçues comme séduisantes mais un peu plus chères et plus complexes à activer. C’est le cas en particulier des segmentations, dont les entreprises ne savent pas trop quoi faire, d’autant qu’elles disposent déjà d’informations très opérationnelles grâces à leurs bases de données internes. Mais on ne peut se défaire d’un trait du prisme du socio-culturel, basé sur les notions de capital économique, social et/ou culturel. L’habitus tel qu’il a été défini par Bourdieu demeure une grille de lecture essentielle pour comprendre les attitudes et les comportements des gens, y compris vis-à-vis d’un concept de produit ou de communication. Je n’ai jamais vu la moindre étude échapper à cette règle. J’irai même plus loin, c’est de cette manière que l’on comprend quels sont les déterminants les plus structurants des choix des individus, y compris lorsqu’ils sont faits de manière contrainte.

Bourdieu reste incontournable ?

Il y a certes des lectures plus plaisantes et faciles (rires). Mais, sur le fond, certainement oui. Il n’est étonnant d’ailleurs, de constater l’engouement dont il fait l’objet aujourd’hui auprès des sociologues américains qui le considèrent comme une référence majeure. Alors qu’en France, ses théories passent pour un peu datées ou tout du moins sont discutées. C’est peut-être pour cela que nous n’avons pas vu venir le phénomène des Gilets Jaunes ! Nous avons fini par nous convaincre que les classes sociales n’existaient plus. Et on a constaté qu’il n’en était rien. En réalité, cela fait longtemps, plus d’un siècle sans doute, que les Français eux-mêmes ont cessé de se définir individuellement par rapport à une classe sociale donnée. Personne ne dira aujourd’hui qu’il est bourgeois, même s’il l’est jusqu’au bout des ongles. Du coup, on fait comme si cela n’existait pas, et on occulte des phénomènes essentiels…

Dans quels types d’études ce prisme du socioculturel est-il plus particulièrement opérant ?

Il a tout son sens dans beaucoup d’études. Notamment dans les tests de produits ou de services, pour bien sérier les profils et en comprendre les mentalités, les motivations, et pouvoir ainsi identifier les insights les plus pertinents. Ou dans les tests de communication car le capital culturel est clé dans l’appréhension et la compréhension des messages. Très souvent, ce prisme est indispensable pour affiner des cibles définies a priori, trop larges pour être véritablement opérantes. LES jeunes, cela n’existe pas. Les seniors non plus. Et les femmes peut-être encore moins ! Même si les étapes de vie sont extrêmement importantes et structurantes pour l’individu, mais toujours dans le cadre de son groupe social d’appartenance.

Les Millénial, cela existe ?

C’est un point de départ qui me semble intéressant, de raisonner en fonction des générations ou des étapes de vie. Mais on gagne considérablement en pertinence si l’on affine ces groupes, si l’on tient compte un tant soit peu de la diversité des socio-cultures qui se cachent sous ces clusters. 

Assez régulièrement, les équipes des entreprises nous consultent sur l’importance et l’impact de certaines tendances pour leurs catégories de produits ou de services. Le bio, la naturalité par exemple. Ou bien encore la notion de développement durable et d’éco-responsabilité. Une grille de lecture assez immédiate consistant alors à « classer » les gens en fonction de leur perméabilité à ces tendances. Certains groupes sont en avance de phase, d’autres pas ou bien sont « velléitaires ». Dès que l’on creuse un peu le pourquoi des comportements, on met le doigt sur des considérations culturelles, mais aussi sur des contraintes économiques. Elles sont vraiment fondamentales, tout le monde ne peut pas acheter du naturel et du bio !

Chez Strategir nous compilons chaque années nos observations transversales, sur tous les secteurs, cela nous permet de fournir à nos clients des lectures plus « Meta » que l’on rapporte ensuite à leurs problématiques études.

En mode pratico-pratique, comment procédez-vous pour intégrer ces composantes socio-culturelles dans la compréhension des comportements ?

L’entretien individuel est une technique extrêmement efficace pour analyser méthodiquement les freins et les motivations des individus, afin de faire la part des choses entre les différents facteurs qui peuvent intervenir. De même que l’ethno et le principe de l’observation scrupuleuse de ce que font les gens « dans la vraie vie ». Mais il y a aussi des réflexes qui me paraissent essentiels, dont celui de faire des recherches sur les données publiées et notamment les indicateurs de l’INSEE. Ils sont irremplaçables pour s’imprégner des réalités socio-économiques et remettre en cause nos préjugés. 

Quelles sont les idées fausses les plus répandues ?

Le biais le plus fréquent et le plus flagrant me semble être celui de la vision des niveaux de revenus des foyers et des individus. Les équipes marketing sous-évaluent assez systématiquement la prégnance des contraintes économiques dans les comportements des consommateurs, même si cela est sans doute moins vrai dans certains secteurs comme ceux de la Banque ou de l’Assurance, naturellement plus au fait de ces réalités. Certains faits sociaux font l’objet d’une médiatisation importante, ce qui peut aussi jouer sur les représentations. On parle par exemple beaucoup des foyers recomposés. Bien sûr, ces foyers existent. Mais ils sont sur-représentés dans certaines strates de la société, celles avec lesquelles nous sommes le plus souvent en contact. En réalité, la famille traditionnelle reste le modèle largement dominant…

Ces biais peuvent surtout induire les marketeurs à surestimer le potentiel de certains concepts ou produits…

Oui. Ils peuvent également générer une interprétation erronée des motivations et des freins, et donc des insights à prendre en compte pour des cibles extrêmement importantes. On voit par exemple un relatif engouement pour le « fait maison », dans l’alimentaire en particulier, ou pour la confection de vêtements. Pour certaines catégories de la population, cela peut sans doute s’expliquer par des motivations proches de l’éco-responsabilité, et une représentation négative de tout ce qui est « industriel ». Mais il faut être clair, pour de nombreuses personnes, ces pratiques tiennent aussi et surtout à des contraintes. C’est une façon de faire des économies. En apparence, l’éco-responsabilité se diffuse dans la société. Mais, on occulte la réalité économique que vit une grande partie de la population. Et le fait qu’il y a là une forme de régression pour les femmes, avec le retour à des modèles hyper traditionnels. De même que l’on occulte le poids de la religion dans les attitudes et les comportements. Mais là on touche à des choses taboues ! Le socioculturel, c’est aussi cela.

Voyez-vous d’autres exemples de secteurs d’activité pour lesquelles l’importance des dimensions socio-culturelles est sous-estimée ?

Cela me semble flagrant dans l’univers du numérique. Là aussi les apparences peuvent être trompeuses. Elles indiquent une forte diffusion de ces outils, auprès de toutes les générations et de toutes les classes d’âge. En réalité, le numérique n’a de sens que par le contenu ; et l’accès aux contenus les plus qualitatifs reste extrêmement inégalitaire. Ce sont d’abord et avant tout les CSP + qui sont les plus aptes, de par leur capital culturel, à s’en saisir et même à y accéder.

En même temps, est-ce qu’il n’est pas étonnant de voir le niveau de diffusion de l’équipement, avec des modèles de smartphones souvent très onéreux ?

Oui, mais il s’agit bien d’un équipement, que des personnes acquièrent même lorsqu’elles ont des revenus modestes, par aspiration à une forme de « normalité ». Ne pas avoir un smartphone donne le sentiment d’être exclu. Donc il faut en avoir un, éventuellement en substitution de l’ordinateur à la maison. C’est un phénomène comparable à celui de l’automobile il y a quelques dizaines d’années. C’était un signe majeur du fait d’être « comme les autres », de faire partie de la société.

Mais cette insuffisante prise en compte des réalités socio-culturelles s’applique à énormément de secteurs d’activité. On la retrouve dans le domaine de la santé, avec le déremboursement d’un certain nombre de médicaments ou de soins, et la désertification médicale par endroit. Mais aussi dans l’éducation, les médias…

Voyez-vous des cas de marques qui, a contrario, construisent leur réussite au moins en partie sur une forme de « réalisme » socio-culturel ?

H&M ou ZARA me paraissent être des bons exemples. Avec la capacité qu’ils ont à proposer dans un même espace à la fois des produits populaires, accessibles, mais aussi des collections qui sortent un peu de l’ordinaire. Lidl en est un autre. Le Bon Coin bien sûr !

Une dernière question enfin : quels seraient les conseils qui vous semblent les plus importants à adresser aux équipes marketing ou études pour éviter les biais que vous avez évoqués ?

Même si c’est de la socio-culture de base, cela me parait vraiment essentiel de s’approprier les grands chiffres objectifs sur la réalité du pays ou de la société à laquelle on s’adresse. Avec les données de cadrage de l’Insee, mais aussi via les Fédérations de métiers, qui disposent souvent d’éléments extrêmement intéressants. Et j’ajouterais le recours à l’ethno, qui permet de se débarrasser de ses préjugés de façon efficace, tout en étant plus ludique que la lecture de Bourdieu !


POUR ACTION

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