Comment mesurer le racisme

#6 Le saviez-vous ? – Comment mesurer le racisme ?

30 Oct. 2020

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Le racisme a plusieurs visages. Il apparait au travers de faits dramatiques, qui font la une des médias comme aux États-Unis récemment, avec des morts et des mouvements sociaux de grande ampleur. Mais il est aussi présent de façon beaucoup plus sourde un peu partout dans le monde, pour une énorme partie de la population. C’est le racisme au quotidien, avec son lot de discriminations diverses et variées, plus ou moins flagrantes et conscientes. 
Mais les études et les données disponibles en open source peuvent-elles aider à appréhender le racisme et son évolution ? Quels sont les grands types d’informations exploitables, selon quelles méthodologies ? Et avec quels apports spécifiques et quelles limites ? 
Ce sont les questions auxquelles répond Philippe Guilbert, expert Études auprès des organisations professionnelles (SYNTEC Conseil, ESOMAR), dans ce nouvel opus de notre série Le Saviez Vous.

L’EXPLICATION DE PHILIPPE GUILBERT

Le mouvement Black Lives Matter dénonce depuis 2013 le racisme systémique subi par la population américaine noire, notamment lors des interventions policières et des procédures judiciaires. Les manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd le 25 mai 2020 ont marqué une étape importante dans la prise de conscience de la persistance du racisme. Au-delà des cas les plus médiatisés, des données fiables et comparables peuvent aider à comprendre les tensions qu’il suscite, et guider les politiques pour renforcer la tolérance et l’unité nationale. Mais la diversité des méthodologies et chiffres peut générer des controverses.

Statistiques judiciaires et testing

Les sources judiciaires sur les plaintes et les condamnations d’actes et violences racistes sont bien sûr utiles, mais avec une forte incertitude sur la comparabilité dans le temps et dans l’espace : la qualification d’un acte comme raciste varie encore beaucoup selon les systèmes judiciaires, même entre proches voisins européens. Ainsi, ces données peuvent être délicates à interpréter en termes de tendance, car une hausse peut provenir soit d’une aggravation réelle des actes racistes, soit d’une amélioration de la qualification et de la collecte, ou d’une combinaison des deux…

Les tests de discrimination, appelés aussi testing, constituent une autre source d’information basée sur une expérimentation : ainsi, deux CV identiques en formation et expérience, mais avec une origine ethnique différente sont envoyés auprès de recruteurs pour vérifier l’absence de discrimination. D’autres critères comme le genre ou un handicap peuvent être testés. Plusieurs associations ont popularisé cette procédure, dont SOS-Racisme en 1999 en France pour des discothèques, en l’appliquant à des demandes de logement, crédit, éducation ou santé. Les procédures de sélection à base d’IA peuvent aussi amplifier des stéréotypes et préjugés et aboutir à des discriminations, d’où le débat sur les biais des algorithmes et les demandes de contrôle avec des tests de discrimination notamment.

Ces tests restent cependant pratiqués sur un nombre limité de situations et de sociétés. Celles-ci sont souvent désignées publiquement lorsqu’une discrimination est constatée (principe du « name and shame » pour inciter l’entreprise à mieux agir pour la diversité). Il s’agit plutôt d’études de cas que des quantifications globales. 

L’apport des enquêtes

Les enquêtes sont une autre source d’information destinée aux quantifications globales. Deux principales méthodes sont utilisées : les études de victimation et les sondages d’opinion. Dans une enquête de victimation (ou expérience de discrimination), une population discriminée est interrogée sur son vécu de situations à risque. Ce dispositif permet notamment de constater qu’une faible minorité des discriminations vécues donnent lieu à une plainte : les violences racistes sont bien plus importantes selon les études de victimation que dans les statistiques judiciaires. 

Avant d’être lancée, l’enquête de victimation doit définir les groupes étudiés et leurs critères d’éligibilité. Ainsi, des critères de sexe, religion, langue, handicap et orientation sexuelle ont élargi les périmètres de recherche. Des enquêtes initialement dédiées à la population noire ont intégré d’autres minorités (hispaniques, asiatiques, juifs, musulmans…), avec des questions liées à la couleur de peau plus forcément adaptées… Des difficultés de langue, d’accès à certaines populations (migrants, Roms…) et de données de cadrage (lorsque le recensement ne fournit pas d’information sur ces groupes) ne permettent pas de bien couvrir toutes les minorités dans un dispositif unique. Ces choix de population cible peuvent dès lors aboutir à différents chiffres de prévalence. 

Ensuite, le ressenti sur le caractère raciste d’une situation peut varier en l’absence de motivation raciste clairement exprimée. Le rejet d’une demande d’emploi peut ainsi être interprété ou pas comme une discrimination potentielle ou avérée. A l’instar de ce qui s’est passé avec le mouvement #metoo pour les discriminations sexistes, Black Lives Matter peut modifier les perceptions et réduire les sous-déclarations. Pour certains, la médiatisation conduit au contraire à des sur-déclarations, mais celles-ci restent rares selon plusieurs auteurs. Quoi qu’il en soit, l’interprétation des évolutions annuelles en autodéclaration doit se faire avec prudence en cas de changement sociétal majeur. 

Enfin, les enquêtes de victimation traditionnelles sont récemment accusées, par des courants populistes notamment, d’ignorer le racisme antiblanc (racisme inversé). Les dispositifs dédiés aux minorités en termes d’échantillonnage et de questionnaire sont souvent difficilement généralisables à l’ensemble de la population sans perdre leur intérêt. Le concept de racisme antiblanc est contesté par de nombreux sociologues qui considèrent que le racisme doit être associé à un contexte historique et des rapports de domination entrainant de nombreuses discriminations (emploi, logement, éducation…). Si des actes individuels hostiles envers la population blanche peuvent exister, leurs spécificités appellent des dispositifs distincts, et non un simple ajout dans une enquête classique de victimation.

Les sondages d’opinion permettent d’étudier l’ensemble de la population et de fournir aussi des estimations globales, en particulier sur l’adhésion aux idées racistes ou antiracistes. Des opinions racistes ne se traduisant heureusement pas toujours en actes, cette méthode est un complément précieux aux précédentes sources sur les comportements. Le questionnaire peut directement demander si la personne interrogée se considère comme raciste sur une échelle d’agrément plutôt qu’une réponse dichotomique oui/non. Bien sûr, quelqu’un peut se déclarer peu ou pas du tout raciste tout en adhérant à plusieurs préjugés racistes (« je ne suis pas raciste, mais… »). Pour aller plus loin, le questionnaire comprend des batteries d’items d’accord sur les actions pour la diversité ou l’adhésion à des stéréotypes. La formulation d’un préjugé est ardue : des personnes peuvent être d’accord avec une affirmation en tendance (plus souvent, assez fréquemment…) et rejeter une généralisation (tous). Sans contexte détaillé, le racisme risque d’être spontanément associé aux catégories les plus importantes dans la population ou l’actualité (migrants…), pas obligatoirement à d’autres minorités (Roms, asiatiques…) : des précisions sur les minorités concernées peuvent faire varier les réponses. 

Par ailleurs, il est nécessaire d’interroger sur des attitudes variées, mais sans choquer les interviewés avec des formulations laissant penser que des actes illégaux peuvent être justifiés ou qu’il s’agit juste d’un point de vue personnel ! Les questions d’importance ou de priorité, les attitudes face à la diversité (seriez-vous à l’aise si l’un de vos enfants sortait avec…) peuvent éclairer les freins et tolérances de chacun sans ambiguïté sur les comportements prohibés. Par ailleurs, les questions sur l’immigration peuvent faire varier les réponses : des personnes peuvent être favorables à certains dispositifs d’encadrement sans être racistes ou xénophobes, des formulations légèrement différentes peuvent faire basculer d’un côté ou l’autre…  

Enfin, les comparaisons de sondages d’opinion doivent tenir compte des modes de collecte utilisés et de leurs impacts sur le déclaratif : les réponses sur un sujet sensible et complexe peuvent varier avec ou sans enquêteur, en particulier sur les « Ne sait pas » et réponses neutres. Les comparaisons internationales peuvent être également délicates en raison des spécificités sociétales et culturelles : les formulations de questions peuvent plus ou moins bien s’appliquer aux minorités et stéréotypes d’un pays, des appellations peuvent évoquer des populations différentes selon les pays et même selon les individus (« asiatiques » pour les personnes originaires d’Extrême-Orient avec ou sans celles du sous-continent indien et d’une partie du Moyen-Orient… Les comparaisons internationales basées sur des sources hétérogènes sont donc à prendre avec prudence !

Le débat des statistiques ethniques

Face à ces sources d’information directe sur le racisme, une mesure indirecte suscite de nombreux débats : les statistiques ethniques. Une statistique ethnique est généralement destinée à comparer la donnée statistique d’un groupe ethnique face à l’ensemble de la population ou à la population majoritaire. Les statistiques indiquant une plus grande pauvreté de la population noire sont ainsi des preuves d’iniquité et discrimination pour des antiracistes. Mais des racistes mettent en exergue des taux d’éducation inférieurs et de criminalité supérieurs, les antiracistes répondant par d’autres statistiques dans des polémiques sans fin. La construction d’un indicateur répond souvent davantage à des motifs politiques que scientifiques… De plus, ce type de donnée ne fournit pas de causalité : l’écart pouvant provenir d’autres facteurs sociaux ou culturels, des techniques statistiques avancées essaient d’estimer le poids spécifique du racisme. La même donnée peut être sujette à des interprétations opposées : au XIXe, la forte mortalité noire était une preuve de « faiblesse raciale » pour des racistes américains et non des conséquences de l’esclavage et des violences racistes ! 

Les statistiques ethniques sont souvent utilisées pour promouvoir la discrimination positive (quotas en faveur de minorités…). Elles sont très limitées en France en raison de l’article 1 de la Constitution et l’article 6 de la loi « Informatique et libertés » de 1978. Des dérogations sont possibles aux fins d’études mais très rares (par exemple l’enquête Trajectoires et origines de l’Insee et l’Ined), la plupart des études concernant la population d’origine étrangère définie par la nationalité et le lieu de naissance des personnes ou de leurs parents. Les statistiques ethniques sont notamment soutenues par des organisations antiracistes françaises et internationales et des sociologues, alors que d’autres sociologues et experts soulignent leurs réserves sur la définition scientifique d’une race ou ethnie, les risques de fichage des minorités et de montée du communautarisme. En 2007, le Conseil constitutionnel s’est prononcé contre un projet de loi prévoyant des statistiques ethniques, mais a nuancé sa décision en rappelant que des études sur la diversité peuvent se faire sur des critères objectifs (nationalité, origine géographique…) ou subjectifs (ressenti d’appartenance). L’ethnie sera peut-être un jour intégrée au recensement français comme dans quelques pays (États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Brésil…).

La diversité est une force pour la data                                    

Au final, de multiples sources existent pour quantifier le racisme avec leurs spécificités pour mesurer ses différentes formes. L’hybridation de la data est une chance pour suivre ce phénomène complexe, même si les polémistes préfèrent se contenter de chiffres simples. Comme pour les faux sondages politiques (fake polls), il est toujours crucial de vérifier la source et la méthodologie (définitions et formulations notamment) avant d’en tirer des conclusions !

Pour en savoir plus

En France

INSEE : https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/95753/1/SSMSI_IA_20_2019.pdf

INSEE & INED : https://teo.site.ined.fr/

CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/essentiels_rapport_racisme_2019_format_a5.pdf

En Europe et dans le monde

Agence européenne FRA (Fundamental Rights Agency) :  https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2019-being-black-in-the-eu-summary_fr.pdf

https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/218-EUMC_methodology_paper_en.pdf

https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/1934-cs-rv-05-sum-fr.pdf

ECRI (European Commission against Racism and Intolerance) : https://www.coe.int/en/web/european-commission-against-racism-and-intolerance/country-monitoring

ONU : https://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/Crime-statistics/Manual_Victimization_French_030210.pdf

PEW Research (États-Unis) : https://www.pewsocialtrends.org/2019/04/09/race-in-america-2019/


POUR ACTION

• Echanger avec l’auteur : @ Philippe Guilbert

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