Pour Anne-Sophie Damelincourt (Blue Lemon Insight & Strategy), l’hypothèse la plus vraisemblable quant au monde d’après Covid-19 est celle de l’accélération d’un certain nombre de tendances déjà bien présentes, à commencer par la place toujours plus importante de la technologie dans nos vies. Mais l’imprévisible s’incruste néanmoins dans le paysage. Avec l’impératif, pour les marques, de rester les mieux connectées possible aux individus, avec les bons outils de veille, et de faire de l’adaptation permanente une règle d’or.
MRNews : La question de l’après Covid-19 est au coeur des préoccupations. Si l’on s’intéresse plus particulièrement au champ du marketing et des consommateurs, quelles sont vos principales convictions sur cet « après » ?
Anne-Sophie Damelincourt (Blue Lemon Insight & Strategy) : Je crois que cette crise est d’abord et avant tout un formidable accélérateur d’un certain nombre d’évolutions plus ou moins latentes. Elle va vraisemblablement générer des ruptures ; je pense notamment à ces comportements de distanciation sociale que nous a imposés cette pandémie, et qui sont totalement nouveaux dans notre culture. Mais l’effet majeur me semble plus être celui de l’accélération. C’est particulièrement le cas pour ce qui est de la place de la technologie, tant dans nos vies personnelles que professionnelles. La représentation s’est ancrée que l’on peut quasiment tout faire avec la technologie, et à distance. On peut communiquer bien sûr, travailler, se divertir, apprendre, consulter un médecin, faire du sport. On le savait ; mais là, nous sommes massivement passés de l’idée à la pratique, avec une explosion de l’usage de la TV on demand et des réseaux sociaux. Et de nouvelles populations ont découvert l’extraordinaire étendue des possibles qu’offre la technologie.
L’après Covid-19, ce sera donc encore et toujours plus de techno ?
Oui, j’en suis convaincue. La crise a renforcé la présence de la technologie dans la vie des gens. Et je n’imagine pas que l’on puisse revenir en arrière. D’autant que le champ des possibles va s’étendre considérablement. Avec le développement continu du sans contact et de tout ce qui est « commande à distance » , de la reconnaissance faciale … Et la 6G, qui se profile à l’horizon, va vraisemblablement avoir un très gros impact dans beaucoup de domaines, à commencer par celui de l’entertainment, avec la vidéo, les jeux, la culture… Je crois que la technologie sera un peu au centre de tout, ce qui est fascinant, mais peut aussi générer beaucoup de craintes !
Mais je pense que cet effet d’accélération s’appliquera à d’autres tendances déjà à l’oeuvre avant la crise sanitaire, avec un désir de privilégier la consommation locale et des comportements plus responsables pour la planète.
Ne faut-il pas anticiper une forte envie des individus, des consommateurs, de revenir vers plus de consommation plaisir, plus de sensorialité ?
Il est très probable en effet que coexistent des aspirations relativement contradictoires ; et ce désir que vous évoquez sera certainement là. Les gens expriment aujourd’hui l’envie de se retrouver, de faire la fête dès que cela sera possible, ou tout simplement de retourner dans des espaces de vente physiques, pour acheter des vêtements par exemple. Mais je pense que la balance penchera très nettement en faveur de la distanciation, avec un recul de l’importance du toucher. Et la frénésie d’achats post-confinement risque être fortement tempérée par la situation économique.. Cela étant dit, l’être humain vit de sensorialité, c’est ce qui nous caractérise. La sensorialité aura sûrement une grande place dans la relation que nous créons avec les objets, les biens au-travers d’autres sens que le toucher comme la vue, l’odorat notamment.
Dans les projections qui sont faites sur l’après Covid-19, des affirmations vous semblent particulièrement discutables ?
On voit beaucoup circuler l’idée selon laquelle il y aura plus de solidarité entre les individus. Malheureusement, je suis assez sceptique sur ce point, en tout cas s’agissant des Français. Je parierais plutôt sur un renforcement de l’individualisme, et sur le fait que chacun va être très centré sur ses préoccupations, et notamment sur la question de comment boucler les fins de mois !
Dans le contexte de cette crise, et de l’après-crise, quels vous semblent être les enjeux les plus cruciaux pour les marques ? Que doivent-elles faire ? Que doivent-elles éviter ?
Là encore, je pense que la crise a un effet d’accélération. Elle renforce la nécessité pour les marques de rester en contact avec leurs clients, et les impératifs d’human-centricity, de transparence et de responsabilité. Elles doivent être hyper vigilantes à ne pas tomber dans le piège de l’opportunisme, qui n’est pas si simple à éviter. Il me semble que l’on voit à la fois de beaux exemples, mais aussi quelques contre-exemples flagrants. Dans les exemples intéressants, je pense à des acteurs comme Coca-Cola, qui a pris la résolution de réallouer une très grande partie de ses budgets marketing et communication au bénéfice de programmes de secours ou d’équipements médicaux. Le cas Décathlon est également assez frappant, avec la décision de retirer du marché ses masques de plongée pour les offrir aux soignants. D’autres marques comme LVMH ou Petit Bateau se sont investies dans la confection de masques. L’important là-dedans, ce ne sont pas les discours, mais les actes. Ces marques-là ne sont pas dans la posture, elles ne bornent à dire ce qu’elles font.
Dans les marques que vous citez, il y a de grandes marques globales, emblématiques de la mondialisation. Ne risquent-elles de perdre du terrain face à des marques locales ?
Le contexte ouvre en effet des perspectives aux marques locales, dès lors qu’elles sont en phase avec l’aspiration à un monde plus responsable, écologiquement et socialement. Mais il ne faut pas sous-estimer la puissance de ces marques globales. Elles sont extrêmement présentes dans les caddies des consommateurs, et elles ont de bonnes chances de le rester. Mais, en effet, le paysage peut se radicaliser, avec un terrain sans doute favorable aux marques locales d’un côté, et aux grandes marques de l’autre.
Il semble également évident que des pans entiers de l’économie vont énormément souffrir… C’est bien sûr le cas pour tout l’univers du transport, et notamment pour l’aérien, y compris lorsque la crise sanitaire sera dernière nous. Les peurs subsistent très longtemps dans les sociétés. C’est ce que nous rappellent les historiens en mettant en lumière l’impact incroyable qu’a pu avoir la peste noire il y a quelques siècles en arrière, pour quasiment toute la planète.
Venons-en à la question de l’outillage à utiliser par les marques dans ce contexte. Quels sont les instruments d’études et de connaissance des individus les plus pertinents selon vous ?
J’évoquais précédemment cet enjeu pour les marques de rester en contact de leurs clients. Je pense que cet impératif doit se traduire dans les dispositifs études. Il me semble important de maintenir un continuum d’observation, de compréhension. Cela donne un rôle privilégié aux outils de tracking, qui permettent de bien saisir toute l’histoire qui est en train de se jouer, de repérer des tendances ou bien des ruptures si elles adviennent. Mais il faut bien sûr aller plus loin. Avec les communautés, notamment, qui me paraissent également constituer un outil très puissant, pouvant être utilisé dans cet objectif de continuité, ou pour travailler des sujets spécifiques. On retrouve le rôle clé de la technologie, qui offre aujourd’hui des moyens extrêmement efficaces pour être en permanence connecté aux consommateurs. L’exploitation « smart » de la data passive me semble aussi faire partie des options les plus intéressantes. Elle permet d’adresser ce besoin de continuité, tout en s’affranchissant des biais propres aux interrogations actives.
Tous ces différents outils doivent bien sûr être utilisés avec la même rigueur sur les enjeux juridiques et éthiques liés à la propriété des données.
Imaginions enfin que vous ayez une fonction de responsable Etudes / Insight chez l’annonceur, en étant exposée à des contraintes budgétaires renforcées du fait de cette crise… Quelles seraient vos priorités ?
Perdre la connaissance du consommateur serait vraiment très dangereux dans un contexte comme celui-ci. Mes priorités iraient dans le sens de cette continuité que j’évoquais précédemment, quitte à faire plus de choses par moi-même, en m’appuyant sur les technologies d’aujourd’hui pour le recueil des données, mais en ne réduisant surtout pas le niveau d’exigence sur la qualité des analyses et l’accompagnement. Cela permettra aussi aux agences d’études de se placer où on les attend, à savoir l’analyse et la valeur. La valeur ne se situe pas dans la data mais dans l’histoire que l’on en fait et dans les actions que l’on propose.
Un autre enjeu essentiel me semble être celui de la vitesse d’adaptation des organisations et des entreprises. Nous sommes dans un contexte où les évolutions des consommateurs risquent être très rapides. Cela milite là encore pour les outils de tracking ou plus largement pour les dispositifs de veille, qui doivent être capables d’identifier les ruptures quasiment en temps réel. Mais cela suppose aussi, pour les équipes Insights, de travailler différemment, pour alimenter des business plans qui auront du mal à être valides sur 2 ou 3 ans. Aujourd’hui, les horizons réalistes sont plutôt à 6 ou 9 mois. Et encore ! Ce besoin d’adaptation permanente est vraiment en train de s’ancrer comme une donnée incontournable !
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Anne-Sophie Damelincourt