Et si l’exploration des micro-cultures – via l’ethnographie digitale – constituait un formidable source d’inspiration pour des marques en quête d’une plus grande différenciation de leurs offres et de leurs discours. C’est le fil conducteur suivi par une jeune société, Uptowns, incubée au sein de BVA et dont le projet a été récemment récompensé aux Trophées Études et Innovation. Ludovic Bajard, un de ses trois co-fondateurs, nous présente les principes clés de cette démarche, ainsi que quelques chausse-trappes à éviter…
MRNews : Détecter des tendances pour nourrir sa politique d’innovation est une pratique largement répandue auprès des entreprises. Mais l’exercice n’est pourtant pas si facile, beaucoup de projets n’aboutissant pas, ou n’obtenant pas un réel succès à l’arrivée. C’est ce qui vous a incité à proposer des options alternatives ?
Ludovic Bajard (Uptowns) : Oui, sans doute. Mais nous sommes surtout partis d’un paradoxe. Si l’on regarde la société via le prisme des réseaux sociaux, le constat qui s’impose est celui d’une hyper-fragmentation culturelle, ce qui se traduit bien sûr dans les pratiques, les consommations et les besoins des individus. Alors qu’en face de cela, du côté des entreprises, on relève plutôt une forme d’aplanissement des discours et des propositions, sous l’effet notamment de la transformation digitale. Notre métier étant l’ethnographie digitale, en étant ainsi au premier rang de l’observation de cette fragmentation et de la détection des micro-cultures, l’idée nous est venue qu’il y avait là une source d’inspiration pour les marques, que cela pouvait les aider à aller dans le sens d’une plus forte singularité, que ce soit sur des enjeux de communication ou d’offre.
Vous utilisez la notion de micro-culture plutôt que celle de tendance… Pourquoi ?
Le terme de micro-cultures me semble plus précis. Il correspond mieux au prisme qui est le nôtre et à la nature des phénomènes que nous analysons. Un très grand nombre de tendances procèdent d’une micro-culture. Et il n’y a pas de micro-cultures sans données permettant de les objectiver. L’ethnographie digitale que nous mettons en oeuvre repose donc sur un croisement de données. Textuelles —avec les hashtags qui sont des repères essentiels. Ou visuelles : des images, des photos ou des vidéos. Mais aussi de tous les éléments quantitatifs procurant des indices sur l’antériorité, la vitesse de propagation des échanges, le tissu social dans lesquels ils s’insèrent, le degré d’influence,…
Nous ne contestons absolument pas l’intérêt d’autres approches, qui appréhendent les tendances avec des prismes et des outils plus « traditionnels ». Mais la spécificité de notre démarche repose sur cette mécanique d’objectivation via les données issues du monde digital.
Identifier des tendances est une chose… La vraie difficulté n’est-elle pas ailleurs, dans la capacité à définir celles qui pèseront réellement et seront suffisamment massives pour porter un business ?
Tout à fait. Les entreprises ont besoin d’éléments leur permettant de quantifier les phénomènes, d’en apprécier le niveau de maturité et l’importance. Mais elles doivent aussi identifier celles qui sont intéressantes pour leur activité. Quelle position doit par exemple adopter un industriel ou un distributeur opérant dans le domaine de l’hygiène-beauté, quand il voit émerger des courants de type « acné positivité », ou bien lorsqu’apparaissent sous instagram des communautés d’hommes se passionnant pour des maquillages particulièrement sophistiqués ? Ces entreprises doivent-elles investir dans ces micro-niches ou pas ? Cela mérite réflexion…
Ce sont ces questions qui nous ont amenés à définir une approche dans laquelle nous combinons l’usage de différents outils. L’un est spécifiquement conçu pour détecter l’engouement naissant autour d’un post. D’autres nous servent à monitorer des gros volumes de publication : pour comptabiliser les acteurs, les clics et les actes d’engagements associés à la micro-culture étudiée, et pour mesurer la dynamique de celle-ci. Nous analysons également les paramètres permettant d’appréhender « où ça se passe » (sur quelles plateformes, à quel endroit,…) et auprès de qui. Un autre angle d’observation extrêmement important est celui du nombre et de la nature des marques qui se sont saisies de ces phénomènes. Cela nous permet notamment de formaliser des diagrammes d’opportunité pour les marques, d’apporter des éléments de réponse à cette question de savoir si elles doivent s’investir sur une micro-culture donnée.
Peut-on vraiment prédire l’avenir, appréhender l’importance que prendra tel ou tel phénomène ?
C’est naturellement la grande difficulté de l’exercice, d’autant que les micro-cultures évoluent, se ramifient ou s’associent avec d’autres ; c’est de la matière vivante ! Et nous n’avons pas de boule de cristal. Mais nos outils nous permettent d’identifier très tôt des phénomènes, et d’objectiver la façon dont ils se déploient et à quel rythme, ce qui apporte des éclairages précieux. Ces micro-cultures sont un peu comme la pointe de la flèche de ce qui va se passer demain. Lorsque quelque chose démarre, on a affaire à des communautés minuscules. C’était le cas par exemple sur le thème de la précarité menstruelle, qui ne mobilisait qu’une petite dizaine de personnes il y a un an. C’est un sujet dont parle désormais régulièrement la secrétaire d’État Marlène Schiappa. Cela fait partie des phénomènes que nous avons observés très tôt. Pour prendre un autre exemple, je suis assez convaincu de la montée en puissance d’un sujet autour de l’anti-capacitisme et de l’anti-validisme (le capacitisme et le validisme étant la vision de ceux qui sont « en capacité à » vis-à-vis de ceux qui ne le sont pas). Nous observons des formes de mobilisation de plus en plus structurées, qui vont vraisemblablement générer des actions dans les entreprises et de nouvelles représentations auprès du grand public.
Quels sont les champs auxquels vous vous intéressez plus particulièrement, et au service de quels types d’innovations ?
Tous les domaines se prêtent à l’exploration des micro-cultures ! La première thématique que nous avons investiguée avec BVA est celle du corps, avec l’identification d’une trentaine de micro-cultures touchant plein d’univers différents, dont ceux de l’hygiène-beauté, de la santé, de l’alimentaire. C’est avec celle-ci que nous avons remporté le Grand Prix des Trophées de l’innovation il y a quelques semaines (NDLR : voir l’interview de Dominique Levy). Mais il n’y a pas de vraiment de limites concernant les champs que nous pouvons couvrir, dès lors qu’ils génèrent une activité sur les plateformes digitales.
Les recherches que nous menons ont vocation à inspirer des démarches d’innovation, qu’il s’agisse des produits et services ou du brand content. Ou des réflexions stratégiques plus larges, sur le « brand purpose » par exemple. De par la nature de nos explorations, qui permettent d’entrevoir les besoins des individus avec un prisme original, nous allons plutôt amener les entreprises à travailler sur des propositions rupturistes. Ces innovations intéressent des niches dans un premier temps, mais les potentiels de croissance sont importants.
Ces micro-tendances étant identifiées, comment sont-elles exploitées ?
Une fois accomplie cette exploration — en fonction de la thématique définie par l’entreprise ou plus largement de son secteur d’activité — vient le temps de la réflexion sur les opportunités de différenciation. Et ensuite, démarre le travail d’accouchement des insights et de définition des pistes d’innovation, via des worshops et les process du design thinking. Pour ces phases, nous passons la main à la Qualitative Factory ou à Okoni, dont c’est le coeur de métier.
Mais les modalités de l’exploration que nous mettons en œuvre font que nous identifions des influenceurs ayant une autorité manifeste sur les micro-communautés concernées, qui peuvent être sollicités pour participer aux sprints créatifs et à ces phases d’idéation. Cela peut être extrêmement efficace, à la fois parce que ces influenceurs sont créatifs, et aussi parce qu’il faut être précis et respecter des usages et une sémantique bien spécifiques. Si on passe à côté de la plaque, cela ne pardonne pas !
Si vous ne deviez citer qu’un exemple d’une entreprise ayant particulièrement bien exploité ces approches, lequel prendriez-vous ?
Un seul, voilà une question difficile… Il me semble que le chantier Sephora Squad est très emblématique de ce qu’il est possible de faire, en travaillant notamment avec les représentants de différentes micro-communautés, y compris dans les phases aval de définition des produits et du brand content.
Seth Godin — avec ses réflexions sur l’innovation de rupture et l’importance des logiques communautaires – fait-il partie des personnes qui vous ont inspiré dans l’élaboration de votre démarche ?
Oui, naturellement. Mais il faut aussi citer Douglas Holt, qui est réellement incontournable sur les enjeux du ‘cultural branding’. Il est le premier à avoir magistralement décrit l’émergence de tous ces phénomènes de soft culture, contre-culture, sous-culture, et la façon dont cela structure les marchés aujourd’hui.
Une dernière question enfin : quels vous semblent être les principaux pièges à éviter pour les entreprises dans l’exploitation de ces micro-cultures ?
J’en vois spontanément au moins deux. Le premier est celui du copier-coller. Je ne veux pas citer de noms, mais les cas ne manquent pas de marques qui s’intéressent à une micro-culture, élaborent des communications ou des offres en fonction de celle-ci, mais ne verrouillent pas la façon dont les collaborateurs vont porter cela. La marque dit une chose, mais dans le point de vente par exemple, le client se retrouve face à des propos ou des process complètement dissonants. L’entreprise n’a pas fait le travail de diffusion nécessaire, l’acculturation ne s’est pas faite auprès des équipes. Cette coupure entre le discours et la réalité de l’expérience client est catastrophique, le message véhiculé aux consommateurs étant que la marque a juste fait un coup de communication.
L’autre piège, c’est d’être à contretemps… Compte tenu de la durée classique des cycles d’innovation, les propositions arrivent trop tard sur le marché, au moment où le sujet est en train de s’essouffler ou de mourir. Notre approche — avec l’importance de ce travail d’objectivation que nous avons évoqué — est conçue pour éviter cela. Mais l’entreprise a sa propre temporalité… Il y a un vrai avantage pour les petits et les nouveaux entrants. Et à contrario, les grandes organisations ont tendance à être un peu handicapées sur ces aspects de timing. D’où l’obsession qu’elles peuvent avoir pour tout ce qui leur permet de gagner en vitesse et en agilité !
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Ludovic Bajard