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Étudier l’opinion : une mission de plus en plus impossible ? L’interview croisée d’Emmanuel Rivière, Jean-François Tchernia et Malik Larabi

11 Juin. 2019

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Après le Brexit et l’élection de Donald Trump, le phénomène Gilets jaunes » et les dernières élections européennes ont ajouté de nouveaux chapitres à une histoire qui est décidément tout sauf un long fleuve tranquille, celle des études d’opinion. Une histoire où il convient de faire scrupuleusement la part des choses entre les faux débats et les nécessaires remises en cause. C’est ce que font ici Jean-François Tchernia, Malik Larabi et Emmanuel Rivière, qui répondent sans détour aux questions de MRNews, dans le prolongement d’une nouvelle édition du livre « Étudier l’opinion » (dirigé parXavier Marc et Jean-François Tchernia) auquel a participé un collectif de professionnels, de chercheurs et d’enseignants. 

MRNews : Participation sous-estimée, quinté dans le désordre, des journalistes ont pu parler de « surprise » au soir des résultats. Quel bilan tirez-vous des sondages pré-électoraux pour cette campagne 2019 ?

Emmanuel Rivière (Kantar) : Le bilan est forcément mitigé quand il apparaît qu’un fait politique majeur n’a pas été décelé. Le tirer en quelques jours signifierait que les réponses sont évidentes, ce qui rendrait les sondeurs vraiment fautifs de ne les avoir pas vues plus tôt. Cependant il y a au moins un constat simple : tous les derniers sondages faisaient état d’un intérêt accru pour le scrutin et d’une participation en hausse. S’il y a un biais, c’est plutôt un biais de perception. Parler d’abstention record pour les Européennes est tellement un poncif que personne n’a suivi ces indications, que les sondeurs eux-mêmes ne commentaient que timidement. Pour ce qui est de l’ordre et de l’inversion des positions entre Europe Ecologie – Les Verts et Les Républicains, il faut sans doute regarder dans deux directions. Le sursaut de participation pourrait venir en partie d’électeurs peu politisés, s’étant intéressés tardivement à la campagne et motivés davantage par des thématiques que par des choix de partis. Le fort vote des jeunes pour la liste de Yannick Jadot irait plutôt dans ce sens. Elle bénéficiait d’un fort potentiel mais d’une certitude de choix très faible. Pour une fois, l’excuse de la décision de dernière minute semble valable, mais cela invite à ne plus se contenter de la « photographie à l’instant T » pour s’intéresser davantage à ce qui pourrait advenir. 

A contrario, le vote pour LR a été fortement surévalué par les sondeurs…

ER : S’agissant des Républicains, l’hypothèse d’un défaut méthodologique est à explorer. Les enquêtes d’intention de vote s’appuient beaucoup sur la reconstitution des votes passés pour étalonner la représentativité politique de leurs échantillons. Or s’agissant des Républicains et principalement du vote Fillon de 2017, cette reconstitution s’avère compliquée, en deçà du score réel. Selon qu’il s’agisse d’un problème de présence des électeurs fillonnistes ou de mémoire des interviewés s’agissant de ce premier tour atypique de 2017, la conclusion n’est pas la même. Il semble que les sondeurs n’ont pas choisi la bonne option, en choisissant de gonfler le poids des électeurs Fillon déclarés, et par la même le vote en faveur des Républicains.

Autre grande attendue de ce scrutin, le mouvement des « Gilets jaunes » a stigmatisé une nouvelle fois une coupure entre élites et « peuple ». Les études d’opinion y sont-elles pour quelque chose ?

Malik Larabi (Institut Somme Toute) : Il est assez courant d’entendre dire que les sondages consacreraient la coupure entre « peuple » et « élites ». Outre la difficulté de définir précisément ce que recouvre sociologiquement les deux termes ; « peuple » et « élites », le sens de cette assertion interroge. S’agit-il du sentiment que donneraient les sondages de ne pas représenter la « vraie » opinion des gens ? Cela supposerait l’existence d’un divorce entre opinion du « peuple » et opinion reflétée par les sondages qui reflèteraient… autre chose ! En poussant ce raisonnement à peine plus loin, on perçoit mieux le sous-entendu : les sondages ne seraient pas le reflet de l’opinion, mais un instrument de pouvoir qui servirait le dessein des « élites », et qui au lieu de dire l’opinion du « peuple » constitueraient plutôt un outil destiné à la faire taire. Cela reste à démontrer… Restons donc sur le paradoxe formel de la question, le sondage qui a pour vocation d’aider à dire l’opinion, ne la dirait pas. Dès lors, les modalités actuelles de l’exercice démocratique surgissent au cœur de ce débat. Processus que l’on pourrait sommairement décrire comme suit : on élit des représentants, on leur confie le soin de nous représenter. Et, ces représentants disposent notamment de sondages pour orienter leur prise de décision. Sous cet angle, les adeptes de la démocratie directe ne trouvent évidemment pas leur comptant, puisque pour eux, l’exercice devrait en permanence se faire grandeur nature, par référendum, et on retrouve justement une revendication majeure des Gilets jaunes, le RIC.

Et si on renverse la question précédente ? Un mouvement comme celui des Gilets jaunes fait-il tourner les sondeurs en bourrique ?

ML : La difficulté qu’éprouvent certains avec les sondages trouve sans doute sa source dans une disposition psychologique naturelle, qui fait que l’on ne se retrouve pas dans une opinion commune ou simplement majoritaire. Mobilisés dans des mouvements d’ampleur, à la résonnance médiatique folle, des Gilets jaunes ont pu s’en ressentir frustrés, des journalistes aussi ! Non, une grande difficulté pour les sondeurs renvoie davantage à l’usage social qui est fait des enquêtes d’opinion et à la méconnaissance des règles scientifiques qui président à la mise en œuvre de nos sondages. Nous devons affirmer sans cesse, nous répéter, dire et redire les deux principes généraux sur lesquels s’appuient les sondages. Premièrement, il est possible de généraliser une observation réalisée sur un échantillon tiré au hasard dans une population à l’ensemble de cette dernière. Cette extrapolation s’appuyant sur des lois et règles statistiques et répondant à des procédures strictes. Deuxièmement, le sondage consiste, à l’aide d’un questionnaire, à recueillir ce qui est déclaré par les personnes interrogées. Dans cette mesure et moyennant un aléa (marges d’erreur), les sondages produisent un reflet assez fidèle de l’opinion à l’instant où ils sont réalisés et permettent ainsi d’appréhender correctement une réalité. Qu’elle soit électorale, d’opinion, de valeurs, marketing, ou autre. Prenons un peu de hauteur et apprécions tout de même la qualité et la représentativité des résultats, dès lors que les enquêtes sont conduites et commentées sereinement.

Vous parlez de valeurs, observe-t-on de grands changements ces dernières décennies à propos des valeurs des Français ?

Jean-François Tchernia (Tchernia Etudes Conseil) : les changements de valeurs s’exercent lentement dans le temps mais apparaissent durables. La dernière enquête EVS sur les valeurs des Français, qui a été publiée récemment (La France des valeurs, sous la direction de Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier et Sandrine Astor, PUG 2019), montre clairement que les grandes tendances de fond dans le domaine des valeurs qui sont observées, pour certaines, depuis près de quarante ans se maintiennent : montée de la tolérance à l’égard d’autrui et du libéralisme en matière de mœurs, conjuguée à une demande d’ordre et de sécurité psychologique, renversement du paradigme dans les rapports entre l’homme et la nature, la préservation de celle-ci apparaissant clairement comme la priorité, acceptation mesurée de l’économie de marché et attentes de protection sociale, montée de la participation politique protestataire et prise de distance vis-à-vis des institutions politiques traditionnelles, notamment. Ces évolutions peuvent être vues comme agissant en arrière-plan des différents mouvements politiques et sociaux d’aujourd’hui, et notamment de l’élection européenne en France dont nous venons de parler.

Les Français se singularisent-ils des autres peuples Européens ?

JFT : Les résultats européens de l’enquête EVS réalisée en 2017 et 2018 sont encore en cours d’analyse et il est difficile de présager des tendances globales qui pourront être observées. Cela étant, les précédentes ont montré que les évolutions observées en France étaient en général constatées, à différents degrés dans les autres pays européens. Le point où les Français semblent le plus se distinguer de la plupart des autres peuples européens est celui de la confiance spontanée, c’est-à-dire celle qui est accordée spontanément à des personnes que l’on ne connaît pas : un quart environ des Français estiment que l’on peut faire confiance à la plupart des gens : ce résultat, qui est stable dans le temps, est un des plus faibles niveaux de confiance spontanée en Europe. Des économistes (Yann Algan et Pierre Cahuc) ont d’ailleurs élaboré à partir de ces données une théorie dite de la Société de défiance (titre de leur ouvrage) qui vise à expliquer les difficultés économiques de la France par la mauvaise qualité des relations humaines et sociales, notamment dans le domaine économique, dont cette faible confiance spontanée est le reflet.

Les études d’opinion font régulièrement l’objet de critiques pour le moins sévères… Doivent-elles se remettre en cause ? Et comment ?

JFT : Les études d’opinion essaient de rendre compte d’un fait social, l’opinion publique, qui évolue fortement avec les changements sociaux que la France connaît depuis quelques décennies. La transformation du rapport au politique (au sens large), le bouleversement des médias avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux, l’évolution des grandes variables structurantes de la société française, comme l’identité de classe, ont rendu en grande partie caduques les forces qui organisaient les opinions individuelles en opinions collectives constitutives de l’opinion publique. Celle-ci est devenue plus difficile à saisir. Dans les années 1970 à 2000, l’association Agoramétrie proposait tous les ans une étude tout à fait intéressante des structures de l’opinion publique : des grands clivages d’opinion se superposaient aux clivages sociaux et apparaissaient en correspondance avec des forces régulatrices de l’opinion publique comme les médias et les partis politiques. Les clivages d’opinion sont aujourd’hui plus dispersés, les clivages sociaux prennent des formes multiples et les forces régulatrices sont en crise. En bref, l’opinion publique est plus fragmentée, ce qui accentue la difficulté de la saisir. Les instituts de sondage multiplient aujourd’hui les moyens d’étude, les réflexions et les innovations pour tenter de saisir cette réalité plus mouvante et plus insaisissable qu’auparavant. De tels efforts n’étaient pas nécessaires il y a vingt ou trente ans.

Un ouvrage comme Etudier l’opinion (réédité aux presses universitaires de Grenoble) peut-il contribuer à cette réflexion sur les évolutions nécessaires ?

Jean-François Tchernia, Malik Larabi, Emmanuel Rivière : Cet ouvrage prend acte de la multiplication des méthodes d’étude, notamment pour saisir ce qui s’échange sur Internet et les réseaux sociaux, et tente de montrer comment chacune peut contribuer à améliorer la connaissance de l’opinion. Par ailleurs, quelques chapitres au début de l’ouvrage essaient de mettre en perspective les caractères historiques ou socio-politiques des études d’opinion et ce qu’elles apportent au décideur politique ou économique. Les étudiants, les professionnels, les journalistes, et pourquoi pas tous les citoyens qui prendront le temps de s’y plonger, même dans quelques chapitres, percevront très vite tout le sérieux de cette discipline et l’incroyable richesse de tous ces enjeux ! C’est le rôle de cet ouvrage collectif de contribuer à de meilleures pratiques de nos professions. Tout comme c’est le rôle d’organisations professionnelles, mais aussi celui de Market Research News qui interroge inlassablement les enjeux du Market Research et des enquêtes d’opinion. Nous sommes donc un beau collectif d’acteurs qui ramons dans le même sens !


 L’OUVRAGE : 
MARC Xavier, TCHERNIA Jean—François, (dir.) Etudier l’opinion, Presses universitaires de Grenoble
Brexit, élection de Donald Trump… de récents événements politiques majeurs ont autant surpris le grand public que les sondeurs.
Cet ouvrage clair et complet permet d’avoir une vue d’ensemble étayée et objective sur les études d’opinion et de marché, leurs méthodes et leurs buts, sans occulter leurs limites.
Dans des domaines variés (politique, marketing, médias, société), les enquêtes sont utilisées par les décideurs qui y décodent l’opinion des publics. Après avoir exposé plusieurs fondements scientifiques, les auteurs réalisent un panorama de différentes méthodes. Questionnaires, analyses statistiques, entretiens, communautés on‑line, enquêtes de satisfaction, chaque technique est détaillée. L’ouvrage retrace ensuite les bouleversements du numérique qui ont imposé à la profession de se réinventer. Abordant le développement des réseaux sociaux, du big data, du nudge et la digitalisation des usages, cette nouvelle édition expose comment les praticiens s’adaptent, innovent et restent à la pointe.
https://www.pug.fr/produit/655/9782706114045/etudier-l-opinionL’OUVRAGE

 L’OUVRAGE 

MARC Xavier, TCHERNIA Jean—François, (dir.) Etudier l’opinion, Presses universitaires de Grenoble

Brexit, élection de Donald Trump… de récents événements politiques majeurs ont autant surpris le grand public que les sondeurs.

Cet ouvrage clair et complet permet d’avoir une vue d’ensemble étayée et objective sur les études d’opinion et de marché, leurs méthodes et leurs buts, sans occulter leurs limites.

Dans des domaines variés (politique, marketing, médias, société), les enquêtes sont utilisées par les décideurs qui y décodent l’opinion des publics. Après avoir exposé plusieurs fondements scientifiques, les auteurs réalisent un panorama de différentes méthodes. Questionnaires, analyses statistiques, entretiens, communautés on‑line, enquêtes de satisfaction, chaque technique est détaillée. L’ouvrage retrace ensuite les bouleversements du numérique qui ont imposé à la profession de se réinventer. Abordant le développement des réseaux sociaux, du big data, du nudge et la digitalisation des usages, cette nouvelle édition expose comment les praticiens s’adaptent, innovent et restent à la pointe.

https://www.pug.fr/produit/655/9782706114045/etudier-l-opinion


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