# Faut-il dynamiter les baromètres de satisfaction ? (volet 1)

"Et si l’on passait aux baromètres d’expérience ?"

Diouldé Chartier-Beffa
Associée et fondatrice de D'Cap Research

14 Mar. 2019

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Et si l’on « barométrisait » l’expérience des individus plutôt que leur satisfaction vis-à-vis des moyens mis en oeuvre par les entreprises ? Et si l’on cessait ainsi de les mettre en situation de juges — au risque qu’ils en demandent toujours plus — pour être simplement à l’écoute de ce qu’ils vivent, pensent et ressentent, sans présager de la meilleure façon de répondre à leurs besoins. C’est le changement de perspective auquel nous invite Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research), avec l’exemple d’un important chantier mené pour la SNCF.

MRNews – Vous avez travaillé avec les équipes SNCF sur la refonte d’un gros dispositif barométrique, consacré au suivi de la satisfaction des usagers en gare. Pour quelles raisons ont-ils remis en cause cet outil ? Et au-delà de ce cas particulier, pensez-vous que les baromètres de satisfaction seront fortement challengés dans les années à venir ?

Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research) : Ce n’est jamais si simple de toucher à ces outils qui ont vocation à raconter l’histoire « intime » des sociétés et du lien qu’elles ont avec leurs clients. Mais je crois en effet qu’ils seront de plus en plus souvent remis en cause. D’une part parce qu’ils sont généralement des poids lourds dans les budgets études des entreprises, et sont de ce fait les plus naturellement exposés à la question de leur valeur ajoutée. Et parce qu’ils présentent souvent en effet de réelles limites. Je pense à celle de la temporalité lorsqu’on interroge les gens tous les trois à six mois voire une fois par an, à fortiori si cela se fait « à froid ». Ou bien lorsqu’on agrège des mesures effectuées sur une large période. La durée des interviews peut également être problématique : quel est le niveau de représentativité des personnes acceptant de passer au moins vingt minutes à y répondre ? Il est bien sûr possible d’adopter des questionnaires très courts — le NPS incite à le faire —, mais le risque est alors de ne plus disposer des éléments de compréhension sur ce qui fonde la satisfaction ou l’insatisfaction des individus.

Régulièrement, les entreprises se retrouvent ainsi avec des évolutions de score qui semblent epsilonesques au regard des efforts déployés, et pas nécessairement plausibles. J’ajouterais à cela un problème de fond, qui porte sur la nature de ce qui est évalué, qui induit les consommateurs à en demander toujours plus !

Mesurer et suivre la satisfaction mènerait à une sorte d’impasse ? Quel serait donc le meilleur prisme à utiliser ?

Je ne serais pas aussi catégorique, mais je crois cependant qu’il y a un réel intérêt à challenger la logique d’interrogation la plus communément adoptée avec ces outils. Prenons un exemple… Je peux demander aux voyageurs quel est leur niveau de satisfaction concernant la signalétique. Ou l’information. Au moins, si le score est faible, on sait sur qui taper (rires). Une autre façon de procéder consiste à les interroger non sur la signalétique — qui n’est qu’un moyen parmi d’autres, et qui est le boulot de l’entreprise — mais sur la finalité de celui-ci… Auquel cas la question serait plutôt : êtes-vous parvenu à vous repérer facilement (pour aller là où vous le souhaitiez) ? Qu’est-ce qui importe le plus : que les usagers soient satisfaits du service de sécurité et de propreté ? Ou bien qu’ils se sentent un peu comme chez eux ? Notre conviction est qu’il est préférable de « baromètriser » l’expérience des individus plutôt que leur satisfaction par rapport aux moyens de production mis en oeuvre par l’entreprise. C’est une perspective qui est en réalité bien plus authentiquement customer centric, qui permet d’interroger les gens avec des questionnaires beaucoup plus courts, centrés sur les vrais enjeux vus du client. Le préalable consiste à « modéliser » leur expérience, ce qui est nouveau par rapport aux modèles de « l’image » des marques ou des produits qu’on trouve dans les baromètres, (développés depuis les années 70), et moins simple que de lister les indicateurs de performance de l’entreprise. Modéliser l’expérience est précisément  ce que nous avons fait dans le cadre de cette refonte du baromètre SNCF.

Quelles ont été les principales phases de ce travail de refonte ?

Nous avons d’abord effectué une revue documentaire des connaissances en sciences humaines sur le sujet, et interviewé les acteurs concernés côté client, pour cerner leurs attentes vis-à-vis de l’outil. Puis nous avons regardé dans le rétroviseur, chose qu’on fait trop rarement dans nos métiers : un travail d’analyse statistique sur l’historique des données nous a permis de définir quelles étaient les variables les plus porteuses de sens, les plus sensibles et robustes… Mais, bien sûr, nous avions également besoin de chair fraiche (rires), et avons donc mené une étude qualitative auprès des consommateurs. Nous avons pré-recruté des usagers pour les accompagner dans leur parcours en gare, de sorte à pouvoir les interroger et les observer en situation. Et ainsi analyser leurs expériences selon la grille « classique » de l’ethnographie : qu’est-ce qui arrive à la personne quand elle est à tel ou tel endroit ? Que fait-elle ? Que ressent-elle ? L’observation en elle-même est précieuse. N’oublions pas qu’on est dans un univers physique. Comme dans l’alimentaire ou la distribution ou beaucoup d’autres secteurs, le corporel et le sensoriel sont primordiaux. Certaines gares sont particulièrement froides, glaciales même parfois, comme celle de Lille Europe… Il n’y a rien à faire, c’est une composante importante de l’expérience des clients ! Et, enfin, nous nous sommes également intéressés aux tweets des usagers, qui se sont révélés être extrêmement riches.

Quel est l’apport spécifique de l’analyse des tweets ?

C’est un outil que les gens utilisent volontiers pour exprimer à chaud ce qu’ils vivent, les problèmes auxquels ils sont confrontés, comme le retard d’un train par exemple. On bénéficie de cet avantage énorme qui est au coeur de notre approche de la web-ethnographie : celui de la spontanéité de l’expression et du ciblage de l’expérience vécue. On procède à un échantillonnage des contenus portant spécifiquement sur le vécu des gares concernées par le baromètre. On parvient ainsi à modéliser l’expérience des usagers à partir de leur langage, et ce sans aucun a priori ; La classification sémantique effectuée par l’outil Net-Conversations détecte là où sont les enjeux, les zones de densité ; mais aussi la façon dont ils s’expriment et l’imaginaire de la gare que cette expression révèle implicitement. Les individus partagent ce qui vaut la peine d’être partagé : bien sûr en priorité les soucis qu’ils rencontrent, une panne ou un retard par exemple, mais ils ne se limitent pas à cela. Quand ils trouvent que leur gare est particulièrement belle, ils le disent, c’est important pour eux. Et cela nous aide à cerner des enjeux qui dépassent le cadre du « fonctionnel » dans lequel on s’enferme le plus souvent avec ces outils. Et même lorsque les tweets portent sur du négatif, ils permettent d’appréhender ce que serait l’expérience « idéale ». Cette analyse a en l’occurrence été extrêmement structurante, pour identifier quelles étaient les composantes clés de l’expérience et en quels termes concrets elle s’exprime.

A l’issue de ce travail intervient la refonte du questionnaire …

Absolument. C’est bien l’ensemble de ces étapes qui permettent d’aboutir à un questionnaire répondant aux objectifs, dont celui d’être le plus cohérent possible avec l’expérience client, et de réduire considérablement le temps d’interrogation, en passant en dessous de la barre des cinq minutes, ce qui n’est pas un si mince challenge ! Dans le cas de la SNCF, nous avions identifié 8 grandes composantes d’expérience, qui se sont traduites in fine par 14 questions pour tenir compte d’aspects contractuels incontournables et maintenir la continuité de certaines mesures. 

Le baromètre avec ces interviews est naturellement une partie essentielle du dispositif, mais celui-ci ne se limite pour autant pas à cela. Le travail d’analyse des tweets — qui se révèle être un excellent outil de veille — va pouvoir se poursuivre en continu. Ainsi on va connecter le recueil par questionnaire traditionnel in situ avec le suivi des réseaux sociaux à travers un modèle de l’expérience qui est commun aux 2 modes de recueil. C’est un moyen nouveau de disposer d’un regard à 360° sur l’expérience usager, car aujourd’hui dans les entreprises le suivi des réseaux sociaux sert comme extension du service consommateur de jadis, dans une optique CRM, sans aucun lien avec les baromètres de suivis de satisfaction. Alors qu’il est désormais possible, grâce à la modélisation sémantique d’intégrer des sources de contenus différentes dans un dispositif cohérent, qui permet non seulement de mesurer la satisfaction résultant de l’expérience accumulée, mais aussi de l’expliquer !

Cela a-t-il fait surgir des axes d’interrogation fondamentalement nouveaux ?

Cela apporte d’abord et avant tout un changement de perspective. On passe de la démarche de recueillir un jugement sur les actions de l’entreprise à celle de recueillir la trace d’une expérience client. Elle a permis en effet de repérer des enjeux qui avaient été sous-évalués. C’est le cas par exemple de ce qui relève de la liaison gare / ville, surtout à l’arrivée. La gare, c’est le premier point de contact avec une ville que l’on ne connait parfois que peu ou mal, que l’on retrouve éventuellement. C’est déjà la ville ! Et aussi de mettre en évidence l’importance du sentiment d’appartenance, notamment sur le plan de l’esthétique de la gare, les codes culturels de son aménagement : une belle gare, qui me rend fier de ma ville, c’est aussi important qu’une gare confortable !

Cette refonte à laquelle vous avez procédé vous semble-t-elle facilement extrapolable à d’autres entreprises, d’autres univers ?

Oui, absolument. A mon sens c’est valable, autant pour la satisfaction qui concerne plus les services, que pour les baromètres d’image, qui concernent plus les marques et les produits. Les sources de collecte qualitative et web-ethnographiques de l’expérience sont différentes (dans le food ou la beauté par exemple, on sera plus sur youtube ou des blogs que sur twitter) mais le principe reste le même. La démarche que nous proposons est de sortir de cette logique consistant à demander aux consommateurs d’évaluer les moyens déployés, d’être en position de juge sur des critères qui ont été définis non pas in abstracto de leurs besoins, mais en intégrant fortement la vision de l’entreprise, la façon dont elle est fonctionnellement organisée. Or l’expérience, ce n’est pas du jugement, mais l’expression de ce qui est ressenti. Et la Customer Centricity ne consiste à mon sens pas à demander aux clients ce qu’ils souhaitent, mais à recueillir leurs perceptions pour ensuite prendre les meilleures options pour y répondre. Si l’on interrogeait les enfants sur ce qu’ils désirent manger à la cantine, ce serait très simple : coquillettes – jambon ou hamburger – frites tous les jours ! (rires). On sait tous que ce n’est pas la solution. Mais cela n’interdit pas de les écouter pour concocter les propositions qui vont bien. C’est pareil pour les consommateurs !


 POUR ACTION  

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