# Etudes « ethno » : le grand renouveau ? (volet 1)

"Une expertise on ne peut plus vivante"

Laurence Bertéa-Granet
Directrice Adjointe du Département Etudes qualitatives Harris Interactive

18 Oct. 2018

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S’il y a bien un attrait et même une demande croissante de la part des entreprises en faveur de l’ethno, le renouveau de cette discipline coïncide aussi avec des évolutions importantes. Sur son rôle dans la connaissance des consommateurs et dans les processus d’innovation – avec la diffusion des démarches de design thinking -, mais également dans les pratiques qu’elle recouvre, qui se sont considérablement transformées et enrichies. C’est ce que partage ici Laurence Bertéa-Granet (Harris Interactive), en évoquant au passage certaines dérives à éviter.

MRNews : Le renouveau de l’ethno est-il selon vous une réalité ? Est-ce qu’il y a une plus forte demande de la part de vos clients dans ce sens ?

Laurence Bertéa-Granet  (Harris Interactive) : Nous réalisons de plus en plus de chantiers reposant sur des approches ethno, cela me semble évident depuis 2002 où j’ai commencé à utiliser ces techniques. Mais avec de nombreuses évolutions qui se sont croisées et nourries, la principale étant une hybridation de plus en plus systématique des méthodes, et qui a contribué à rendre l’ethno plus légitime et mobilisable que par le passé. Notre environnement technologique s’est transformé, ce qui a eu un impact fort sur nos pratiques. Quand nous avons commencé à utiliser l’ethno au début des années 2000, nous étions plutôt dans des démarches « traditionnelles », avec des observations sur des carnets de notes, des plans, des croquis… Puis est arrivée la grande vague de l’image. Il est devenu de plus en plus facile de produire des photos ou des vidéos ; et le rapport des gens à l’image s’est complètement modifié. Au sein des instituts ou des entreprises, mais aussi pour les consommateurs, qui acceptent aujourd’hui d’être filmés, ou de se filmer eux-mêmes et de se prendre en photo, même s’il reste bien sûr des terrains difficiles…

L’ethno s’est insérée comme une brique dans des démarches hybrides. Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’études exclusivement ethno ? 

C’est moins souvent le cas. Mais cette brique peut jouer des rôles bien différents selon les projets. Dans des processus de type design thinking, l’ethno est LA brique de départ. S’il n’y a pas eu d’approches ethnographiques de compréhension des cibles en amont, il sera difficile d’aboutir à de réelles innovations… 

De fait, cette hybridation croissante est allée de pair avec ces évolutions techniques que nous avons évoquées, ce qui a fortement impacté les designs d’études, avec l’auto-ethno, le shadowing, l’immersion non intrusive, l’ethno semi-participative, l’ethno feed-back. Dans le début des années 2000 notamment, on était d’abord et avant tout dans l’observation de ce qui se donnait à voir. Aujourd’hui, on considère massivement que l’on peut observer des gens qui nous parlent, via des entretiens ethnographiques in situ. On est ainsi sorti des approches relativement puristes, très focalisées sur la gestuelle et l’ergonomie, pour se diriger vers des options plus diversifiées et ouvertes.

Cette revitalisation de l’ethno correspond-elle vraiment à une évolution des besoins des entreprises, ou bien surtout à un effet d’offre ? 

Non, j’allais y venir, il y a bien un contexte business qui participe à cet attrait de nos clients pour l’ethno, avec notamment une complexité croissante de la réalité consommateur, qui oblige à appréhender celui-ci dans son environnement. Si on remonte à quelques années en arrière, on dressait des portraits ethnographiques illustrant des typologies relativement simples : les Oniriques, les Pragmatiques… Aujourd’hui, la logique de micro-segmentation est de plus en plus prégnante, on va essayer de comprendre comment l’individu peut basculer d’un type à un autre en tenant compte de toutes les composantes de sa réalité et de ses contraintes matérielles, sociales, et symboliques. Par ailleurs, les processus d’innovation de type Design Thinking se sont fortement diffusés dans les entreprises. Cela constitue un énorme appel d’air pour l’ethno, c’est évident, cette technique apportant une vraie réponse à la grande injonction du moment : Sois emphatique ! Les démarches de « learning expédition » participent également à cette même logique : la réalité s’observe et s’éprouve sur le terrain, et non pas depuis les bureaux.

L’ethno est LA réponse à cette injonction d’empathie vis-à-vis des clients ?

Ce principe d’empathie fait partie de l’ADN des études marketing, il a toujours été là. Avec des effets de « mode », dont celle qui a consisté, il y a quelques années, à beaucoup s’appuyer sur la technique pour se mettre à la place des autres, avec des lunettes par exemple. La transmission de la réalité consommateur se faisait beaucoup via la parole, avec des verbatims, mais on procède différemment aujourd’hui. On fait des personae vidéo pour que, dans des ateliers de co-design, les gens s’immergent dans la réalité des consommateurs et des problèmes à résoudre pour eux. Tout le monde est mis au diapason très rapidement. Avec ces techniques, on facilite et on démocratise l’accès au consommateur. 

Quelles sont les études ethno les plus importantes que vous réalisez ? Quel exemple vous semblerait particulièrement emblématique de la façon d’utiliser ces approches ?

Nous menons par exemple un gros chantier dans l’univers des médias. Le dispositif global est extrêmement complet, avec une immersion ethno, mais également un volet « neurosciences » et un processus de quantification. Avec des caméras positionnées au sein d’une dizaine de foyers, on filme les usages des médias, on enregistre (sans son) les comportements et les interactions entre les individus. En procédant ainsi, on se confronte à une contrainte très classique. Il y a un champ, qui est saisi par la caméra, et le hors champ, avec le risque d’omettre des éléments importants. Pour éviter cela, on effectue des entretiens feedback. On choisit des passages vidéos du foyer, et on demande aux personnes de post-rationaliser, d’élucider ce que l’on a pu voir ou imaginer. On découvre alors à quel point on peut être à côté de la plaque en se limitant à observer… 

Nous utilisons toujours l’ethno non participante et non intrusive. Mais pour de nombreux projets, nous sollicitons les participants et exploitons les matériaux qu’ils nous remontent. Des blogs, oudes factures, des photos… On demande par exemple aux gens de constituer des albums photos, en retrouvant des scènes comme le repas de famille, ce qui va nous permettre d’élucider ce qui se passe autour d’un champ donné. Cette technique de photo-élucidation est particulièrement intéressante pour travailler dans l’univers de l’alimentaire notamment. 

Vu de loin, l’ethno telle qu’elle s’est vulgarisée peut apparaitre comme quelque chose de très simple…

Oui, cette perception existe. Il suffit de sortir son téléphone mobile, et on filme, cela parait à la portée de tout le monde, à première vue…. L’hyper démocratisation de l’image a eu un très fort impact, avec des dérives comme celle de « l’ethno-illustration ». Nous devons lutter contre cela, notre responsabilité d’institut étant de faire valoir ces images comme étant des matériaux d’analyse d’abord et avant tout. Cela n’empêche pas de les réutiliser dans un second temps à des fins d’illustration, pour que la connaissance de la réalité des consommateurs soit partagée par les différentes personnes au sein des entreprises. Mais on est vite sur un terrain glissant, il faut être extrêmement vigilant sur ce point. Si nous sommes moins confrontés à cela que nous ne l’étions il y a une dizaine d’années, il y a toujours un enjeu important sur les livrables.

Quelles sont les problématiques pour lesquelles les approches ethno sont plus particulièrement intéressantes à mettre en œuvre ?

Le champ est extrêmement large. Je pense qu’il n’y a pas un seul département que nous n’accompagnons pas avec des démarches ethno. La Grande Consommation et la cosmétique ont toujours soulevé beaucoup de questions sur des aspects d’ergonomie, de gestuelle. La sphère des médias est également très présente, mais aussi le transport ou le commerce, avec des enjeux parfois assez complexes de parcours client, et beaucoup de contraintes, notamment celle d’avoir les autorisations nécessaires ou bien de comment faire sans. J’ai le souvenir d’un projet d’observation en zone de Duty Free Airport, où j’ai passé de nombreuses heures à filmer en faisant semblant de téléphoner ; c’était difficile et en même temps extrêmement passionnant ! Assez souvent, il faut parvenir à croiser deux angles de vision, micro pour saisir la gestuelle, et macro pour avoir le cadre, l’environnement. La magie de l’ethnographie repose sur le fait que l’on travaille sur des terrains d’induction. Si les clients sont trop enclins à exprimer ce qui doit être observé ou nous enferment dans leur hypothèse, on risque de passer à côté de l’essentiel. Il faut que la sérendipité puisse être au rendez-vous.

Quelles sont les études les plus difficiles ?

Certaines populations sont extrêmement délicates à investiguer, du fait des craintes qu’elles peuvent avoir quant à leur image. Des patients par exemple, ou bien des personnes en situation de précarité. Mener des observations in situ en entreprise pose également certaines difficultés, qui ne sont pas insurmontables, mais qui demande beaucoup d’expérience, de savoir-faire. Mais c’est un champ fabuleux et très porteur !

Au fond, qu’est-ce qui manquerait aux études si l’ethnographie n’existait pas ?

Je pense qu’il manquerait tout simplement la réalité du terrain et de ce que sont les gens : qui ils sont, où ils vivent, comment, avec qui ils interagissent et pourquoi,… C’est aussi l’anthropologie de l’objet : au-delà de la consommation, qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce qu’il signifie dans la vie des individus ? La formation à l’ethno donne ce regard-là, qui permet ainsi d’appréhender les contraintes et d’apporter de la chair à la compréhension qui en résulte, avec des clés d’analyse qui ne pourraient pas être obtenues par d’autres moyens.

Sans l’ethno, on se prive de la réalité du terrain. Pourquoi n’est-elle donc pas encore plus présente aujourd’hui dans les études marketing ?

C’est une discipline qui a souffert d’une certaine image, c’est évident. Il y a encore peu de temps, dire à des interlocuteurs en entreprise que l’on faisait de l’ethno, c’était s’exposer à être perçu comme une personne un peu exotique, revenant tout juste de Papouasie-Nouvelle Guinée, et donc pas forcément à même d’évoluer sur leurs terrains à eux ! (rires). Peut-être aussi il y a eu une certaine difficulté à réunir les compétences et les profils les plus adaptés au sein des instituts, ce qui a été – et demeure – un thème de réflexion important pour notre collectif d’anthropologues professionnels anthropik. Nous sommes largement sortis de cela, en particulier avec la diffusion des démarches de Design Thinking, qui a permis à beaucoup de personnes de se rendre compte de ce qu’est l’ethno. Mais il reste bien sûr encore du chemin à faire pour que cette discipline soit intégrée dans les pratiques à hauteur de ce qu’elle peut apporter.


 POUR ACTION  

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