Comment les études marketing peuvent mieux servir l’innovation ? 7 pistes à explorer

12 Oct. 2018

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En « avant-première » d’un livre blanc consacré au thème de l’innovation coordonné par François Laurent et Florence Hussenot, à paraitre prochainement aux éditions Kawa, voici le point de vue de la rédaction de MRNews. 


Depuis la nuit des temps du marketing, s’appuyer sur les démarches assurant la meilleure efficacité possible des processus d’innovation constitue un enjeu majeur pour les entreprises et les équipes concernées, directeurs marketing, chefs de produit ou responsables de la R&D. Sans doute même ce thème a-t-il toujours été le plus inspirant de tous pour les professionnels des études, ce qui se traduit par l’existence d’une pléthore d’outils dédiés aux grandes étapes de cette recherche, depuis la détection des insights jusqu’à l’examen post-mortem (c’est le sort de l’écrasante majorité des innovations que de mourir à peine écloses de l’oeuf), en passant par les différentes phases de tests des idées, puis des concepts, et enfin des produits et/ou des services eux-mêmes, au fur et à mesure de leur conception.

Ces démarches et ces outils ne sont pour autant pas figés dans le marbre. Rien de plus logique à cela : les contextes des entreprises et du jeu concurrentiel évoluent, de même que les connaissances et les techniques. Des effets de « mode » peuvent également intervenir, pourquoi pas. Et il n’est donc pas si évident pour les entreprises de s’y retrouver et d’identifier les pistes les plus intéressantes à suivre.

Voici nos convictions sur le sujet, avec en préambule les trois éléments de contexte qui nous semblent les plus structurants sur ces enjeux.

Contexte #1. La saturation sans cesse croissante des marchés…et des consommateurs

Le phénomène n’a rien de neuf. Seth Godin l’a magistralement décrit dans son fameux ouvrage « La vache pourpre ». Les consommateurs ne cessent d’être encore et toujours plus saturés de messages publicitaires qui les concernent… plus ou moins. Ce qui fait que la vieille recette du marketing consistant à dépenser toujours plus d’argent — et de créativité — dans la publicité pour promouvoir des produits « ordinaires » et sans risque s’épuise. L’alternative mise en avant par Seth Godin est précisément de proposer des produits suffisamment remarquables pour susciter un bouche-à-oreille efficient (des « vaches pourpres »). En substance : Cessons donc de faire de la publicité, et innovons !

Contexte #2. Le digital : Small and disruptif is magic

C’est une évidence, le digital a tout bouleversé, et nous sommes certainement loin d’avoir tout vu quant à ses impacts. Naturellement, il ouvre de nouvelles pistes d’innovation. Mais il amplifie aussi considérablement le phénomène précédemment évoqué. Dès lors qu’une innovation est suffisamment remarquable, le digital lui donne la possibilité d’atteindre un public gigantesque en un temps record. Tout ou presque est permis à qui sait profiter de la viralité du digital, la condition sine qua non étant d’être capable d’innover selon les canons de la Vache Pourpre, pour déployer un story-telling puissant que les premiers addicts s’empresseront de relayer à grande échelle.

Une énorme prime est ainsi offerte à de nouveaux acteurs : des start-ups ou plus largement des entreprises à même de penser et d’agir « out of the box », fondées par des visionnaires – des innovateurs nés qui, le plus souvent, se passent allègrement des études de marché -, et qui viennent concurrencer voire déstabiliser les plus grands groupes, de plus en plus inaptes à saisir la singularité de leur mission et n’ayant parfois pas de meilleure alternative pour innover que d’absorber ces « petits ». 

Contexte #3. L’aggiornamento de l’économie comportementale

Le contexte de l’offre et de la demande se transforme, nous venons de l’évoquer. Mais la compréhension que nous avons des êtres humains évolue elle aussi. Le développement de l’économie comportementale fait certainement partie des progrès les plus manifestes, et challenge le cadre théorique jusqu’ici dominant dans l’accompagnement des processus d’innovation. Ce que nous apporte l’économie comportementale, c’est d’abord et avant tout une nouvelle grille de lecture des comportements humains, mettant en évidence l’importance des biais de décision et l’irrationalité des agents économiques, et remettant ainsi en cause le « présupposé » de l’homo-economicus. Mais, et c’est essentiel, elle démontre aussi que ces biais de décision n’ont rien d’absurdes et d’aléatoires et puisqu’ils se répètent de manière systématique, prévisible… et donc maitrisable. 

Ces éléments de contexte étant posés, voici les 7 pistes – qui en découlent assez naturellement – et qui nous semblent mériter d’être prise en considération pour se donner les meilleures chances sur ces enjeux d’innovation.

Piste #1. Du test and learn au design thinking : imbriquer la réflexion – et les études qui la nourrissent – et l’action

Dans le monde d’avant, il y avait deux temps distincts : celui dédié aux études et à la réflexion, puis celui de l’action. Dans le monde d’aujourd’hui et de demain, il y a un vrai impératif à savoir imbriquer le mieux possible ces deux temps. C’est le principe du Test and Learn, qui trouve avec l’économie comportementale (qui ne jure que par les expériences) le fondement théorique qui va bien et avec le digital un formidable terrain de mise en pratique. Pourquoi perdre du temps en pré-tests auprès d’échantillons de consommateurs plus ou moins représentatifs quand on peut mettre sur le marché différentes variantes d’un nouveau produit ou service — ou de les ajuster — et de mesurer en temps réel leur performance ? 

Mais c’est aussi la mécanique du design thinking et de la co-création, où l’innovation est le résultat d’un process itératif, intégrant des boucles rapides et plaçant le consommateur au coeur de la démarche. 

Dire que la différence entre les entreprises se jouera de plus en plus sur le terrain de la co-création et du co-développement avec les consommateurs peut sembler relever de l’évidence. Et pourtant, dans combien d’entreprises le principe de la sélection (et des « gates ») reste sacro-saint dans la gestion des processus d’innovation ? Combien parmi les professionnels des études sont-ils aujourd’hui à l’aise pour mettre en oeuvre du A/B testing « in real life », sur un site internet notamment ? Et combien sont à même d’orchestrer une démarche de design thinking au sein de leur entreprise ? La réponse donne la mesure de l’opportunité qui est la leur à s’approprier ces principes et ces techniques.

Piste #2. Savoir privilégier le « slow and wide » au détriment du « fast and focus » : un plaidoyer pour l’ethno !

Mais pourquoi autant d’innovations se soldent-elles par un fiasco, le taux d’échecs le plus souvent cité étant de l’ordre de 70% dans l’univers de la grande consommation ? Les causes sont multiples, mais s’il y a bien une évidence, c’est que le diktat de la vitesse fait partie des premières responsables. Bien sûr, les entreprises se doivent d’aller vite, au risque de se faire « griller » par les concurrents. Mais il y a une quasi-fatalité de l’échec quand cet impératif les oblige à ne regarder que là où elles en ont l’habitude ou l’envie, et lorsqu’elles font ainsi l’impasse sur une écoute la plus ouverte possible des consommateurs, la plus détachée des intuitions, des certitudes ou des compromis préalablement scellés au sein de leurs états-majors.

Il y a donc une vraie opportunité à sortir au moins de temps en temps de ce « fast and focus » pour privilégier le « slow and wide » nécessaire à cette écoute « totale » du consommateur. Et c’est là que l’ethnologie trouve sa pleine utilité, précisément pour redécouvrir cette réalité des consommateurs et de leurs besoins que l’on ne sait plus voir. L’ethnologie sous sa forme « classique », avec ses observations dans la « vraie vie » des gens. Ou bien l’ethno revisitée à l’ère du digital et des réseaux sociaux, notamment pour se brancher sur ce qu’ils se racontent en toute spontanéité, pour échanger entre eux sur leurs problèmes – qui pointent de vrais besoins – et les solutions possibles. L’innovation, la « vraie », celle qui vient en rupture de l’existant, peut difficilement faire l’impasse sur cette source-là tellement elle est féconde.

Piste #3. Mieux connecter l’innovation à la marque et à la singularité de son « combat ».

Et si les meilleures innovations se reconnaissaient à leur capacité à incarner un combat ? Voilà qui pourrait passer pour une position un peu étrange, cette posture guerrière allant à l’encontre du réflexe dominant des entreprises, celui de ne surtout pas prendre de risques pour ne pas se couper d’un public le plus large possible. Tellement large que le vrai risque en réalité est que personne ne s’y retrouve vraiment…

Un exemple pour illustrer la puissance possible de ce principe ? Difficile de ne pas évoquer Apple et l’une des innovations les plus marquantes parmi toutes, l’iPhone. Qui serait née de l’agacement suprême de Steve Jobs suite à un échange avec l’un des dirigeants de Microsoft, qui lui aurait confié que sa société avait enfin résolu le problème de la TabletPC en faisant en sorte que celle-ci soit utilisable avec une version spéciale de Windows et exclusivement avec des stylets. Une pure aberration pour le fondateur d’Apple. « Ce sont des imbéciles. On n’utilise pas un stylet. Les gens les perdent et c’est contre-intuitif. Nous sommes nés avec dix stylets ! », se serait alors indigné Steve Jobs, avec la farouche volonté que ses équipes démontrent la pertinence de sa vision. Est-ce une fable de plus dans la légende Apple, la grande marque emblématique de l’innovation censée ne jamais réaliser d’études de marché ? Peut-être… Mais celle-ci est pourtant on ne peut plus cohérente avec l’histoire de la marque à la pomme, qui n’aurait jamais vu le jour sans le refus de son fondateur à ce que les ordinateurs soient fatalement gris, moches et antipathiques .

Apple n’est certainement pas la seule marque à trouver son inspiration dans l’adversité, la confrontation. Que serait par exemple Yves Rocher sans son combat pour la naturalité des produits de beauté ? Bic aurait-il lancé ses stylos et même ses parfums sans la volonté de s’opposer au snobisme pouvant régner dans ces catégories de produits ? Une marque comme Nespresso aurait-elle rencontré le succès qui a été le sien sans inscrire son action dans le refus de la médiocrité du goût, y compris celui du café que l’on boit à la maison ? 

Ces quelques exemples attestent en tout cas de la puissance de cette mécanique d’opposition pour générer des innovations à la fois pertinentes et différenciantes. Et il y a une vraie opportunité là encore pour les professionnels des études à en être les promoteurs.

Piste #4. Se nourrir des réflexions des meilleurs théoriciens de la stratégie d’entreprise : l’exemple Océan Bleu

Si l’enjeu de l’innovation alimente fortement la créativité des professionnels des études marketing, il fait aussi l’objet de nombreux travaux de recherche du côté du conseil en stratégie d’entreprises. Et il y a naturellement un vrai avantage pour les premiers à s’approprier les réflexions des seconds, et à « designer » des protocoles s’intégrant le mieux possible à ces développements théoriques.

Parmi ces travaux, ceux de W. Chan KIM et Renée Mauborgne de l’INSEAD — formalisé dans leur libre best-seller « Stratégie Océan Bleu » — méritent sans aucun doute la plus grande attention. La démarche fondamentale est simple à résumer. Pour l’entreprise qui la met en oeuvre, elle consiste à voir dans quelle mesure elle peut contourner les règles d’un marché donné pour s’ouvrir de nouveaux espaces, vierges de concurrents directs. Ce qui suppose d’abord de définir la short list des éléments clés caractérisant le marché du point de vue des clients, ainsi que la position des acteurs en présence. Et dans un second temps d’appréhender les possibilités de divergence, en supprimant des éléments pour baisser radicalement le prix du produit ou du service (exemple de Formule 1 qui fait l’impasse sur l’accueil physique dans ses hôtels), ou bien en devenant surperformant sur l’un d’entre eux, ou bien encore en introduisant un nouvel ingrédient (exemple de la Wii de Nintendo avec l’intégration d’aspects de contrôle par le mouvement). La puissance de cette démarche a fait ses preuves depuis pas mal d’années déjà, mais elle reste intacte. Elle permet, soit dit au passage, d’éviter un des pièges les plus classiques des processus d’innovation, celui d’ouvrir tellement large le champ de la créativité que l’entreprise finit par s’y perdre ou à générer beaucoup de frustrations tant elle devra éliminer de pistes à un moment où à un autre. Et elle présente en outre l’avantage d’une forte complémentarité possible avec le bagage technique et intellectuel des professionnels des études de marché. 

Piste #5. Se nourrir des avancées de la psychologie et de l’économie comportementale (dont théorie des émotions)

Nous l’avons évoqué, il y a toujours un intérêt majeur pour les praticiens des études et de l’intelligence marketing à aller voir là où ça bouge dans la connaissance de la psychologie humaine. En l’occurrence, des avancées considérables ont été effectuées ces 20 ou 30 dernières années sur le rôle des émotions et l’importance des biais dans nos décisions, avec les travaux d’Antonio Damasio et ceux de l’économie comportementale. A quoi nous encouragent ces travaux ? Très largement à repenser une bonne partie des études que nous réalisons, y compris bien sûr sur les enjeux d’innovation, qui se focalisent majoritairement sur les motivations conscientes des individus. Et à regarder comment ceux-ci se décident et agissent en situation, que ce soit via des explorations de type ethnographiques ou bien au travers de tests expérimentaux. Que font les gens lorsqu’ils évoluent dans tel ou tel environnement, face à telle modalité ou telle proposition ? Elle nous invite ainsi à nous ressourcer dans la scientificité propre à ce métier, qu’elle soit qualitative ou quantitative (avec les A/B testing notamment). Et à envisager toutes les options permettant d’appréhender la spontanéité des émotions et des pensées des individus. Quand trois mots suffisent aux consommateurs pour exprimer ce que leur inspire un nouveau concept, pourquoi ne pas essayer d’en tirer le maximum plutôt que de les bombarder de questions en apparence plausibles, mais déconnectées de ce qui les intéresse vraiment ?

Piste #6. Construire des segmentations de marché réellement inspirantes, en faisant parler la poudre des datas

Et si les pannes d’inspiration dont souffrent régulièrement les entreprises en matière d’innovation s’expliquaient parfois par un déficit de connaissance de leur marché et des différents segments de consommateurs qui le composent ? L’hypothèse peut paraitre osée. Elle nous semble pourtant mériter d’être prise en considération tellement ce levier est important pour activer et cadrer la créativité nécessaire à l’innovation. Les pistes d’optimisation sont si nombreuses qu’il serait vain de chercher à toutes les énumérer ici ; nous nous bornerons donc à n’en signaler que quelques-unes. Il y a beaucoup à gagner notamment à ne pas se limiter à segmenter ses seuls clients comme le font certaines entreprises, mais à s’intéresser à ceux de la concurrence et même aux non-consommateurs de la catégorie (ce dernier point étant une composante clé de la démarche Blue Ocean). Construire une segmentation qui ne se restreint pas à l’analyse des comportements (qui s’observent dans le rétroviseur), mais intègre bien les motivations qui les fondent est également une option essentielle pour identifier des pistes d’innovation pertinentes. Par ailleurs, les bases de données transactionnelles sont potentiellement extraordinairement riches en insights, dès lors que l’on consacre du temps (et il en faut parfois beaucoup) à rendre intelligentes des données qui ne le sont originellement pas. En particulier en qualifiant mieux les variables brutes dont dispose l’entreprise (en se posant par exemple la question de savoir quelle « tendance » s’exprime au travers de l’achat de tel ou tel objet), et en les croisant. Last but not least, un point crucial est la bonne appropriation de la segmentation du marché au sein des entreprises. Tout a-t-il été fait pour que celle-ci soit connue du plus grand nombre, notamment auprès des acteurs de l’innovation, avec le degré d’incarnation suffisant pour éviter les possibles mauvaises interprétations et aiguillonner la créativité. S’il y a le moindre doute sur ce point, alors des efforts doivent sans doute être faits pour les lever.

Piste #7. Exploiter les macro-tendances (socio-démographiques, socio-culturelles ou sectorielles)

Voici un dernier point qui mérite à notre sens d’être considéré comme une piste en tant que telle. Si la grande majorité des entreprises sont curieuses de connaitre les tendances « macro » de l’environnement dans lesquelles elles évoluent (qu’il s’agisse des tendances socio-démographiques, socio-culturelles, ou bien encore de celles relatives à la technologie ou aux aspects juridiques propres à leur secteur d’activité), bien peu observent la discipline nécessaire à en tirer les so-what. Et elles passent ainsi à côté de vraies pistes potentielles d’innovation, pourtant réellement pertinentes.

Pour la petite histoire, c’est précisément ce type d’exercice qui a mis Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, sur les rails d’une des plus belles réussites entrepreunariales qui soient. Celui-ci est en effet parti, en 1994, d’une information simple, à laquelle tout le monde avait accès : la formidable croissance de l’usage du web (200 à 300% par an) et du e-commerce. Mais plutôt que d’en rester là, il s’est posé une question : celle de savoir quelle était, au sein d’une liste d’une vingtaine de produits potentiellement commercialisables en ligne – dont les CD et les ordinateurs – celle qui lui paraissait la plus porteuse. Sur la base de quelques critères relativement élémentaires (dont celles du niveau des barrières à l’entrée), il a déduit que les livres constituaient certainement la meilleure option. Un an plus tard, il vend le premier, depuis un local de 30 m2 et via un site web. La suite, vous la connaissez ! Bien sûr, il serait stupide de prétendre que cette mécanique débouche nécessairement sur des innovations aussi extraordinaires que la création d’Amazon ; mais ne le serait-il pas au moins autant de ne jamais essayer ?

Thierry Semblat, fondateur de Market Research News


 POUR ACTION 

• Echanger avec le rédacteur : @ Thierry Semblat

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