# Intelligence artificielle : marotte ou vraie avancée pour les études marketing ?

"Les prémisses d’une longue histoire"

Frédéric Lefebvre-Naré
Fondateur d'ISEE et directeur scientifique associé de Net-conversations

13 Sep. 2018

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Frédéric Lefebvre-Naré fait partie des pionniers de l’utilisation de l’Intelligence Artificielle à des fins d’études marketing, avec en particulier la conception de Net-Conversations. Un interlocuteur tout désigné donc pour répondre aux questions qui se posent sur les apports futurs de l’Intelligence Artificielle dans cet univers. Quels sont les grands principes d’exploitation envisageables, et pour quelles applications ? Quelles sont les pistes de progrès les plus vraisemblables, mais aussi les limites dont il faut tenir compte ? 

MRNews : L’Intelligence Artificielle est le plus souvent définie au travers du tryptique Données / Algorithmes / Intelligence humaine. Vous retrouvez-vous dans cette définition ?

Frédéric Lefebvre-Naré : Cette définition me semble mieux s’appliquer à la Data Science qu’à l’Intelligence Artificielle en tant que telle. Une autre définition courante, qui marche assez bien, dit que l’IA consiste en une capacité de l’ordinateur à faire des choses que l’on croyait seule l’intelligence humaine à même de faire. C’est ce qui alimente cet effet de buzz, le mélange de fascination et de crainte que nous pouvons éprouver vis-à-vis des « machines ». Une interrogation ou une inquiétude sur la complémentarité entre l’intelligence humaine et celles des ordinateurs : est-ce que l’une des deux est englobée par l’autre, intégrée à l’autre ?

Ces sujets ne sont en réalité pas complètement nouveaux… Qu’est-ce qui justifie que l’on en parle autant aujourd’hui ?

Oui, les ordinateurs sont capables de faire de plus en plus de choses année après année depuis leur invention ! Mais nous assistons, depuis 2012 en particulier, à une accélération qui a surpris tout le monde, y compris les spécialistes de ces domaines. En octobre 2012, un réseau profond de neurones formels pulvérise les performances antérieures en reconnaissance d’images, dans la compétition ImageNet. En 6 ans seulement depuis 2012, une série d’applications très différentes se sont imposées, comme la traduction automatique sans base de règles (en gros, sans connaissances linguistiques). L’IA, au-delà du concept, recouvre des outils que nous manipulons tous quotidiennement. Au dernier Printemps des Etudes, la présentation de Jon Orwant, de Google Research, illustrait parfaitement la diffusion et les progrès continus de l’IA.

L’utilisation de l’IA dans l’univers du Market Research reste aujourd’hui encore très faible, non ?

Oui, naturellement. J’évoquais la conférence de Jon Orwant, j’ai été assez frappé par des réactions dans le public des market researchers : j’ai eu l’impression que certains étaient déçus, ou se sentaient assez loin de ces développements. Peut-être aussi parce que l’orateur n’était pas, lui-même, familier des études marketing.

Mais je crois que cela évoluera, que nous ne sommes qu’aux prémisses d’une longue histoire. L’IA pourrait « manger » dans les années à venir certains pans du Market Research. J’utilise ce terme de « manger » au sens de transformer, de métamorphoser, de compléter aussi.

Ça me rappelle que vers 1993, à l’arrivée du web, un de mes collègues en institut me disait : est-ce que nous devons continuer à demander aux gens des réponses qu’ils ont déjà publiées, que nous pourrions juste chercher en ligne ? 25 ans après, nous continuons à poser des questions, mais nous savons aussi chercher les réponses qui sont déjà là. Nous avons appris à inverser le schéma questions / réponses pour passer à un mode sujets / découvertes. C’est en particulier ce que permet l’outil Net-Conversations, que nous avons développé avec DCap Research. 

Net-Conversations, justement, relève de l’Intelligence Artificielle. Comment le marché a-t-il réagi vis-à-vis de cette approche ?

Net-Conversations rencontre aujourd’hui un beau succès commercial, mais il a fallu le temps : nous avons commencé à y travailler en 2008 !… Il a fallu que le marché mûrisse. Non pas parce que les gens n’y croyaient pas, mais nous avions une sorte de concurrent implicite qui était la gratuité : puisque le matériau est déjà là sur le web, quelques heures de copier-coller ou une API de collecte feront l’affaire, pourquoi payer une étude ? À force d’essayer, beaucoup d’entreprises ont réalisé que cela demande autant de technique de tirer une information valable à partir de « data » surabondantes, que de la constituer à partir de rien par des interviews. Il faut une procédure stricte, l’application d’une méthodologie, pour constituer un corpus dense, avec beaucoup de « signaux » et peu de bruit ; il faut des algorithmes efficaces capables de synthétiser ces signaux pour trouver du sens, c’est  là que nous retrouvons la définition de l’IA que nous évoquions en préambule. Quel cerveau humain peut trouver identifier les 5 ou 6 insights les plus puissants, présents chacun sous la forme de douze ou cent signaux faibles complémentaires, disséminés dans un corpus de plusieurs centaines de pages word ? Je n’en connais pas. Mais la machine le fait en quelques secondes. Du moins, en quelques secondes, elle repère ces signaux faibles complémentaires, les associe entre eux, et il reste aux cerveaux humains à expliciter leur signification, jusqu’à arriver au « bon sang mais c’est bien sûr ! » qui est la signature de l’insight valide ! 

Quelle est votre vision des principaux champs d’application de l’Intelligence Artificielle dans l’univers du Market Research. Pour quels types de problématiques l’IA peut-elle apporter un vrai « plus » ?

Je distinguerais deux grandes logiques d’application. La première consiste à mieux exploiter des matériaux existants, ce qui nous rapproche de la data science ; comme dans l’exemple de Net-Conversations dont nous venons de parler. Le second sujet, plus proche d’ailleurs du courant principal en IA, est celui de la prédiction ; en particulier la prévision d’évènements futurs. Elle donne la possibilité d’un apprentissage progressif automatique (machine learning) : on prévoit, on enregistre ce qui se passe réellement pour, pas à pas, corriger le modèle et renforcer son pouvoir prédictif. Lorsque la prévision se base sur quelques variables chiffrées, on reste dans le champ de l’économétrie. Mais si l’on veut faire tourner des boucles de prévision mobilisant un très grand nombre de variables, par exemple un film ou un enregistrement sonore, on a besoin de techniques d’Intelligence Artificielle. Et j’imagine qu’il pourrait y avoir des centaines d’applications de ce genre  pour des sites web « 4.0 », prédictifs, ou pour le marketing direct, ou dans le pilotage des centres commerciaux, etc. 

Est-on toujours dans l’univers du Market Research ?

Oui, dans la mesure où il s’agit de comprendre et anticiper des comportements humains pour qu’une offre y réponde mieux. Mais en même temps, c’est vrai, cela casse l’étanchéité traditionnelle entre la recherche et l’opérationnel, le marketing « études » et le marketing opérationnel. Cela revient à demander au marketeur opérationnel d’intégrer un flux d’informations, ou de données, si massif qu’il dépasse des capacités élémentaires d’interprétation. Cette intégration demande une intelligence puissante et quasi-temps réel, à la fois humaine et artificielle. Ça peut être un très bon moyen de se rendre indispensables, pour les professionnels des études !

En poursuivant cette projection dans le futur, voyez-vous d’autres champs de progrès possibles autour de l’IA ?

Les choses vont tellement vite que toute projection dans le futur peut être vite ridiculisée ! Mon sentiment personnel est que le potentiel de l’IA pour analyser des textes reste aujourd’hui très sous-exploité. Léon Bottou, de Facebook Research, dans une conférence à Jussieu en mars dernier, rappelait la citation célèbre de Frederick Jelinek : « chaque fois que je vire un linguiste, la performance de mon système de reconnaissance de la parole s’améliore ». C’est une provocation, bien sûr, mais je crois qu’il y a une vérité profonde ici. Nous sommes encore trop respectueux du langage humain, de ses structures, et ça nous freine. Le sens de l’histoire —c’est ce qu’exprimait Jon Orwant de Google — est de renoncer à formaliser nous-mêmes, humains, ces structures tellement complexes, et de faire confiance à l’ordinateur pour les trouver, parce qu’elles sont bien là, fruit, d’ailleurs, de l’intelligence humaine.

A contrario, je suis moins optimiste sur ce qu’on arrivera à faire des données « de parcours », c’est-à-dire de séquences d’événements successifs dans le temps. Des militants anti-Linky sont convaincus qu’à partir du moment où l’on enregistre 48 fois par jour la consommation d’électricité d’un logement, on serait capable de connaître tous les faits et gestes des habitants : mais même avec 1000 points enregistrés, ça resterait très difficile et très peu fiable ! Les mêmes militants peuvent d’ailleurs trouver tout à fait normal de garder sur eux un smartphone qui signale à leur opérateur et à Google leur position, peut-être 10000 fois par jour. Mais même ces données très détaillées sont peu employées ; la position actuelle et récente est utilisée dans beaucoup d’applications, oui, mais qui sait faire grand’chose de l’historique ?

Vous avez évoqué le fait que l’IA allait « manger » une partie du Market Research… Mais où sont les limites à son expansion ?

L’IA est à l’aise dans des mondes à base de règles. C’est assez facile par exemple d’apprendre à un ordinateur à jouer aux échecs, parce que personne ne va rajouter une nouvelle ligne ou une nouvelle colonne en cours de partie. Alors que, dans la vraie vie — les nôtres, celles des consommateurs, des salariés ou des citoyens — il y toujours des 9èmes lignes ou des 9èmes colonnes qui surgissent à l’improviste. Et c’est quelque chose avec quoi l’intelligence humaine est à l’aise ; elle ne s’adapte aux règles que quand elle y est obligée. Je suis totalement confiant sur l’immensité des champs ouverts à l’intelligence humaine, et même des nouveaux champs qui s’ouvrent à elle. Et je crois qu’il restera utile de poser des questions aux humains, de faire de la recherche qualitative ou des questionnaires. Bien sûr, il sera de moins en moins pertinent de demander aux gens de décrire leurs comportements ; les capteurs et les systèmes de gestion sont plus performants, pour cela, que la mémoire humaine. Mais le Market Research ne se limite pas aux comportements, à ce que la tradition catholique nommait le « for extérieur ». Appréhender le « for intérieur » des gens est toujours aussi important ; il reste un champ énorme pour la compréhension des attitudes sous-jacentes aux comportements, des attentes, des représentations du monde… 

Une dernière question : quels sont les principaux conseils que vous donneriez aux entreprises pour s’approprier l’Intelligence Artificielle ?

De garder les pieds sur terre, parce que l’IA est une chose très banale et très quotidienne. De repartir à la fois des problèmes que l’entreprise se pose et de la vie quotidienne des gens, des consommateurs, ou des salariés. Par exemple, le fait qu’ils soient quasiment tous équipés de téléphones portables, c’est-à-dire d’ordinateurs surpuissants et bien adaptés au temps réel, donne-t-il de nouveaux moyens de résoudre les problèmes ? Le deuxième conseil serait de faire des POCs. C’est à la mode, c’est vrai, et depuis quelques années, mais il y a de bonnes raisons à cela. Nous avons tous l’appréhension de faire des erreurs, c’est naturel, ou de perdre notre temps dans des essais : mais il faut faire pour apprendre. J’ajouterai un troisième conseil, aussi évident sans doute que les deux premiers : se tenir attentif et à l’écoute. Les choses bougent. Ça ne fait que commencer. J’entends beaucoup de craintes sur les développements de la technologie. Mais la crainte paralyse. Restons souples, agiles, un autre mot à la mode, prêts à bondir sur de nouvelles chances, il y en aura. Je crois qu’après des décennies un peu frustrantes, nous vivons une époque enthousiasmante pour notre secteur.


 POUR ACTION  

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