# Etudes marketing et do-it-yourself : pour le meilleur ou pour le pire ? (volet 2)

"Le besoin en intelligence ne fera que croitre !"

Henri-Jacques Letellier
P&G Director - Insights & Analytics

7 Juin. 2018

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Quel usage et quelle perception a-t-on d’un phénomène tel que le DiY dans les études lorsqu’on occupe des responsabilités majeures dans la fonction Analytics et Insights chez un géant comme Procter & Gamble ? C’est ce que nous vous proposons de découvrir avec l’interview d’Henri-Jacques Letellier, qui fait partie des membres co-fondateurs du collectif Insights Hub. Un point de vue à l’anglo-saxonne, avec une bonne dose de pragmatisme, mais aussi des convictions fortes sur les évolutions nécessaires du Market Research !

MRNews : Vous êtes directeur Analytics & Insights chez Procter & Gamble. Quel est plus exactement le périmètre de votre fonction ?

Henri-Jacques Letellier (Procter & Gamble) : Je suis responsable de la zone France -Belgique – Hollande. Pour préciser mon rôle, je dois au préalable expliciter rapidement le mode de fonctionnement de P&G. Dans la logique qui est la nôtre, les managers ayant des responsabilités catégorielles sont comptables de leur P&L. Schématiquement, ils émettent des propositions vis-à-vis des différentes entités régionales, avec un package — une « boite à outils » —  assorti d’une enveloppe budgétaire. Des accords s’établissent ainsi entre les patrons des catégories et les pays, ces derniers s’engageant à donner en retour un certain volume de CA. Plus les pays parviennent à dépasser leurs objectifs, plus les managers catégoriels vont leur confier de projets, naturellement. Nous avons donc vocation, en tant qu’entité  »pays », à travailler dans une optique de commercialisation, en exécutant les plans catégoriels et en amplifiant au maximum leur efficacité. Nous avons également latitude à prendre des initiatives transversales aux différentes catégories, avec notamment des plans d’action par cible. La conséquence de ce mode de fonctionnement est que nous nous focalisons beaucoup sur les enjeux de distribution, avec les problématiques qui y sont classiquement associées : l’efficacité de nos marques dans les magasins, avec le merchandising, le trade marketing, l’assortiment. Et bien sûr la bonne compréhension du consommateur au moment de vérité, lorsqu’il est un « shopper ». Notre deuxième grand pan de responsabilité porte sur l’optimisation du ROI, avec une composante importante de modélisation de l’efficacité des actions (via les médias, les promotions, …), tant pour ce qui est fait marque par marque que dans les plans transverses.

 Le do-it-yourself « Etudes » correspond-il à une réalité chez Procter & Gamble ? 

Qu’est-ce que le do-it-yourself dans notre univers ? Cela mérite à mon avis que l’on s’y attarde quelques secondes. Je crois en réalité que c’est quelque chose qui a toujours existé, et ce pour plusieurs raisons. La première est fort simple ; elle repose sur le fait que l’activité Insight / Études ne se limite surtout pas à la génération de données. Ni chez P&G, ni j’imagine dans la majorité des entreprises. Je suis volontairement un peu provocateur dans mes propos, mais je veux dire par là qu’il ne faut pas occulter ce fait essentiel : la part la plus importante de notre valeur ajoutée se fait via l’analyse des données, que nous réalisons en très grande partie par nous-mêmes. Ce travail d’analyse est la responsabilité première de nos départements CMI, avec les compétences spécifiques qui sont les nôtres et notre position de neutralité. Il se fait avec nos business partners, qui n’ont pas notre neutralité, mais pour qui il est fondamental de parfaitement s’approprier les résultats des études. 

Le deuxième aspect qu’il me semble important d’évoquer, c’est que nous avons toujours fait en sorte d’aller à la rencontre du consommateur. Bien sûr via les études. Mais aussi par le biais d’interactions directes — sans intermédiaires — entre les consommateurs et nos managers, ceux-ci étant très souvent formés pour cela.

Mais là on sort du domaine des études…

C’est vrai. Il existe néanmoins une troisième voie, où l’étude qualitative se prolonge par une interaction directe entre nos équipes et les consommateurs. On « casse » la fameuse vitre sans tain pour être dans l’échange, ce qui me semble être une démarche très positive. Quels que soient les moyens utilisés, on gagne toujours à faciliter l’empathie entre les managers et les consommateurs – et à renforcer la « customer centricity » pour le dire dans d’autres termes. Il y a naturellement des risques associés à ces interactions directes, il ne faut jamais oublier les limites que cela comporte, en termes de représentativité et plus largement de fiabilité ; mais cela se gère.

Si l’on se focalise sur la composante recueil, quel est votre usage aujourd’hui du DiY ?

Côté Études, cela reste une solution marginale. Et ne crois pas que le terme Études soit le plus approprié. Quand nous en faisons usage, c’est plutôt pour acquérir des compléments d’information, avec une, deux ou trois questions au maximum. On va très rarement plus loin. Dans les années 2005 – 2010, il y a eu une utilisation plus importante de ces outils, essentiellement à l’initiative des équipes opérationnelles. Sans doute par curiosité et attrait de la nouveauté, et aussi parce que c’était vécu comme une façon d’obtenir des données rapidement et sans passer par les fourches caudines du département CMI. Mais je crois qu’ils ont vite pris conscience que cela n’était en rien la panacée. D’abord parce que les chiffres obtenus pouvaient être incohérents avec des données d’études, et qu’il était chronophage d’essayer de les rapprocher. Et parce que cela a aussi mis le doigt sur le fait que poser et formuler les bonnes questions requiert une réelle expertise. 

Quelle est votre posture au fond concernant le DiY ? Vous diriez que c’est une pratique souhaitable ? Acceptable ?

Souhaitable, je n’irais pas jusqu’à dire cela. Mais acceptable oui, bien sûr. Il vaut mieux qu’un manager interagisse avec les consommateurs plutôt qu’il ne s’enferme dans ses certitudes. Ce qui me semble préférable, c’est que l’usage en soit fait en coordination avec les équipes CMI. Pour que les intentions et les objectifs soient partagés. Et aussi pour que nous ayons la possibilité de valider que l’information recherchée n’existe pas déjà, où si l’on ne peut pas y répondre sans étude additionnelle, en s’appuyant soit sur notre expérience, ou la connaissance acquise qui doit être accessible à tous via une plateforme de « knowledge management » . Je ne suis pas opposé à l’usage de ces outils qui ne peuvent en aucune manière être l’unique source de notre alimentation intellectuelle, surtout si les utilisateurs sont bien conscients de ce qu’ils n’auront pas. C’est un complément à ce que peuvent nous apporter des instituts rompus à l’art de poser des questions et plus largement d’adresser des problématiques de connaissance des consommateurs. Et dont l’existence, soit dit au passage, peut aider mon équipe à se concentrer sur les sujets les plus prioritaires. Au fond, je pense qu’il n’y a pas lieu d’être dogmatique… C’est un outil comme un autre, qu’il est possible d’utiliser en fonction de son apport spécifique et en tenant compte de ses limites. 

Comment voyez-vous les choses dans le futur ? Le budget que vous allouez aux études et spécifiquement aux instituts ne va-t-il pas baisser au profit de ces solutions ?

Ce qui me gène dans la question, c’est de raisonner sur un budget Études… Ce budget couvre des prestations de services, mais il est difficile de ne s’intéresser qu’à ce volet externe. La dimension « people » est extrêmement importante à prendre en compte. D’autant que le contexte a changé. Nous pouvons facilement nous communiquer des données d’un pays à l’autre, quitte à faire des extrapolations. C’est le cas par exemple pour les tests publicitaires, où il n’est plus question de tester la copy partout dans tous les pays comme cela se faisait il y a quinze ou vingt ans. Plus largement, nous sommes aujourd’hui « data rich » ; le sens de l’histoire consiste donc à s’appuyer de plus en plus sur les données disponibles. Il est dommage de voir ce focus sur la donnée, la possession de la donnée… On ferait mieux de mutualiser le plus de données possible, et investir sur des solutions de valeur ajoutée. C’est la valeur de l’analyse et du conseil qui compte. 

Pour ce qui est du DiY, bien contrôlé, cela peut jusqu’à un certain point aider à déplacer le curseur, et faire en sorte que nos cerveaux se concentrent sur ce qui demande plus d’intelligence. C’est navrant de voir les gens consacrer beaucoup de temps à des études « bêtes », cela dévalorise la fonction ! La poussée du DiY peut donc – paradoxalement – avoir pour effet de nous focaliser sur ce qui fait le plus avancer les choses. 

Quid néanmoins de la place des instituts ? Quelle est votre vision sur le rôle de ceux-ci, mettons dans les 5 ans à venir ?

Je pense qu’il restera toujours une place essentielle pour les instituts, la condition étant que ceux-ci fassent évoluer leur positionnement. Dans le monde d’hier, leur business reposait sur une composante première qui était l’acquisition de données. Dans le monde d’aujourd’hui et de demain, leur valeur ajoutée ne peut plus être là. Les instituts devraient être amenés à renforcer leurs ressources stratégiques et conseils pour délivrer véritablement les outputs les plus puissants qui soient. Mais je crois également que les techniques de ‘consumer research’ resteront très importantes, parce que la donnée ne fera pas tout. Il me semble que le travail que doivent faire les instituts, c’est d’anticiper le fait qu’il y aura de moins en moins d’études basiques… 

Plus précisément, comment cette valeur ajoutée peut se déployer ?

Je crois que les instituts doivent plus se positionner qu’ils ne le font — même s’il y a des exceptions bien sûr — sur le comportement humain. Comment mieux l’appréhender au-delà de ce qui est dit, et ainsi délivrer les meilleurs conseils aux entreprises. Le deuxième grand volet porte sans doute sur les nouvelles méthodologies et technologies. Il faut qu’on aille vers une intégration opérationnelle des mondes de l’institut et des +/- start-ups technologiques.  Plus d’actionnabilité, de granularité, d’instantanéité dans chaque projet (étude): comment ajouter la couche de conseil qui va faire en sorte que celles-ci soient les plus pertinentes possible pour une marque donnée et son secteur d’activité ? Et le dernier point qui me vient à l’esprit, c’est l’enjeu du 360 degrés. Les instituts doivent entériner le fait que le consumer research via les questionnaires n’est qu’un outil parmi d’autres, et élaborer cette vision à 360 degrés de la façon la plus fluide possible. Ce qui suppose une organisation non pas dictée par les techniques comme on le voit encore très souvent, mais définie selon les problématiques des clients. Je crois que c’est réellement une des grandes limites aujourd’hui de leur mode de fonctionnement. 

Les instituts ont parfois cette vision d’être pris en tenaille entre les fournisseurs de données et les acteurs du conseil. …

Je vais être un peu caricatural, mais un des grands intérêts de solliciter une société de conseil est que cela fait mal au portefeuille, ce qui engage à suivre les recommandations qu’elle propose ! Mais toutes les entreprises n’ont pas les moyens d’acheter les conseils des BCG ou Mc Kinsey ; et cela ne se justifie certainement pas sur tous les sujets. Il existe donc un espace à prendre pour les acteurs des études, je le pense en tout cas, et notamment pour les enjeux marketing day-to-day. Mais pour exploiter cette opportunité, ceux-ci doivent redéfinir leur organisation et leur offre.

Sur le périmètre spécifique qui est le vôtre, il y a peu de chances donc que les budgets alloués aux instituts baissent au profit des solutions de DiY…

Non, je ne le pense pas. Sur les évolutions des budgets, il y a différentes composantes, qui jouent dans des sens divergents… Il n’est par exemple difficilement envisageable que nous nous passions des données de panels sans trouver et mettre en place d’autres solutions, ce qui crée donc une certaine « inertie ». A contrario, il y a des tensions dans le sens de la productivité, comme dans toutes les entreprises. Elles existent aujourd’hui, et continueront à peser, ce qui aura nécessairement un impact sur les budgets « études». Mais je crois qu’il importe d’abord et avant tout de regarder l’écosystème dans son ensemble. On voit l’importance que prend le traitement des données, les algorithmes, l’intelligence artificielle. Bien sûr, il y a des cases budgétaires, mais elles sont assez secondaires, je crois. Une de mes grandes convictions est que le besoin global en intelligence ne diminuera pas, et ne fera au contraire que se renforcer. Mon autre conviction est que nous irons de plus en plus dans le sens du « performance based marketing », avec une priorité croissante pour les analyses de type feedback-loop entre actions et résultats. Bien sûr, les machines feront une grande partie du travail, mais encore faut-il aider celles-ci à inclure la connaissance et les bons schémas d’analyse. Une bonne équipe Analytics & Insights donnera à l’entreprise qu’elle sert un avantage compétitif : vitesse et pertinence d’analyse, actionnabilité des recommandations et mesures rapides.  Bref, un rôle de plus en plus stratégique au sein de l’entreprise, un vrai guide dans les directions et les décisions à prendre. 


 POUR ACTION  

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Henri-Jacques Letellier

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