Quelle place pour les études et le Market Research dans les processus de décision des directeurs marketing ?

3 Mai. 2018

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Et si l’on s’intéressait aux véritables clients finaux des études marketing, et donc aux directeurs marketing ? C’est l’initiative que nous avons prise conjointement avec Isabelle Fabry (directrice d’ActFuture et co-représentante Esomar France) en complément de la dernière édition de notre baromètre MRNews-Callson, en menant une série d’entretiens auprès d’eux. En leur posant une question aussi large que possible : celle de savoir ce sur quoi ils s’appuient pour définir leurs grandes orientations et préparer leurs décisions. Et ainsi d’appréhender quelle est aujourd’hui pour eux la vraie place des études marketing — toute langue de bois mise de côté — et d’entrevoir ce qu’elle pourrait être demain.
Nous vous proposons de découvrir les principaux points d’éclairage que nous a apportés cette série d’entretiens, ainsi que les réflexions qu’elle nous a inspirées.

# Une grande hétérogénéité des cultures d’entreprise … et des sensibilités personnelles. 

Le premier constat qui s’impose est celui d’une flagrante hétérogénéité des contextes business et des cultures d’entreprises dans lesquelles évoluent les directeurs marketing que nous avons interrogés, mais aussi de leur parcours et de la sensibilité personnelle qui est la leur face à ces enjeux. Il est notamment patent que le fait d’opérer – ou d’avoir effectué ne serait-ce qu’un bout de chemin – dans les univers de la grande consommation génère une vision toute particulière des études, celles-ci étant là jugées comme rigoureusement indispensables (et faisant même complètement partie de l’activité d’une direction marketing), alors que le regard pourra être plus distancié pour d’autres. 

Il apparait également de fortes disparités pour ce qui est des situations et des évolutions pour les équipes études des entreprises concernées. Avec des renforcements des moyens humains et budgétaires pour certaines d’entre elles, pour d’autres des changements d’organisation structurants, voire même des downsizing conséquents !

Mais en dépit de cette hétérogénéité, des lignes de force se dégagent.

# Un contexte de pilotage d’entreprise incitant à la souplesse et l’adaptabilité.

Des nuances existent, mais les témoignages se recoupent pour décrire un contexte où la pression du résultat à court terme et l’impératif de la vitesse sont extrêmement prégnants, et où une forme de collégialité s’impose dans la prise de décision. Nul n’est omniscient ni omnipotent dans son domaine, le directeur marketing pas plus que nul autre. La décision se forme et se prend dans un système ouvert où il importe de convaincre les autres avec les meilleurs arguments et les informations qui font mouche. L’un des pièges perçus comme les plus importants est celui de se déconnecter de la réalité par excès d’intellectualisme. Le benchmark est systématique pour l’éviter, et tous les moyens sont bons pour rester « proche du terrain ». Les décisions sont réversibles, l’impératif dominant étant celui de la souplesse et de la capacité d’adaptation dans des environnements de plus en plus complexes, de moins en moins compatibles avec l’affirmation de certitudes absolues.

# Les bonnes informations peuvent venir de partout, ce qui relativise la valeur ajoutée des études.

L’idée s’est imposée que les données intéressantes à prendre en compte sont présentes partout : sur le web bien sûr, mais aussi dans les bases internes de la société ; ou bien via les multiples occasions d’interagir avec les clients au travers des différents points de contact ; ou bien encore en s’appuyant sur les collaborateurs. Dans ce contexte, les études sont perçues comme pouvant jouer un rôle déterminant, tout particulièrement lorsqu’elles apportent la certitude d’une vision fiable, d’un regard non biaisé par les considérations politiques internes à l’entreprise, et donc comme un « juge de paix » légitimé par l’écoute professionnelle des consommateurs. Mais elles peuvent aussi apparaitre comme des éléments longs et coûteux à produire, avec des « so what » peu évidents. Et ce alors même que le « trop-plein » de données et d’informations est manifeste, le grand enjeu étant de faire le tri et de bien exploiter celles qui sont déjà disponibles, « naturellement et gratuitement ». Ce qui peut contribuer parfois à voir se développer des visions assez radicales : « les études sont trop chères et trop lentes pour ce qu’elles apportent, c’est le passé ! ».

# Des représentations et des croyances aggravantes.

La valeur ajoutée des études s’expose donc à être challengée, certaines représentations venant potentiellement aggraver sérieusement le tableau. Parmi elles, l’idée que les entreprises les plus performantes se passent allègrement des études de marché, les exemples d’Apple, d’Amazon ou de Google étant les plus souvent cités. Et l’idée également que les consommateurs sont devenus quasi parfaitement imprévisibles, ce qui signifie en d’autres termes que la perspective de la recherche marketing de vouloir comprendre et anticiper est tout simplement vaine. Hors ces croyances quelque peu « extrêmes », la vision dominante des directeurs marketing interrogés est que les informations et les analyses les plus puissantes peuvent venir de partout ; il importe donc d’être ouvert, souple, et de ne surtout pas considérer que les études ont le monopole de la bonne inspiration.

# Une perception ambivalente des acteurs des études.

Les directeurs marketing – qui ne voient le plus souvent les représentants des instituts qu’au moment des restitutions les plus importantes – ne formulent pas ouvertement des critiques violentes à leur égard. Mais ils pointent néanmoins du doigt une sur-promesse de conseil de leur part, les présentations parfois sexy sur la forme n’occultant pas la relative pauvreté des recommandations. Ils ont par ailleurs le sentiment que ces acteurs promeuvent à l’excès des solutions pré-désignées, en ne s’impliquant qu’insuffisamment dans l’intelligence des vrais enjeux business, avec la seniorité et l’expertise sectorielle que cela demande. Et ils perçoivent enfin une difficulté croissante pour ceux-ci, au-delà des discours de surface, à mettre en oeuvre des solutions réellement adaptées au timing du fonctionnement de leur entreprise.

Quant à leur propre équipe études, ils en soulignent le savoir-faire, le professionnalisme, tout en évoquant deux faiblesses potentielles. Celle de tomber dans le piège de la connaissance pour la connaissance, et de perdre de vue le business et l’actionnabilité. Mais aussi celui de n’être que trop peu à même d’effectuer la synthèse souhaitable entre les différentes sources d’information – études au sens classique du terme et data-analytics.

# Le paradigme dominant a changé !

En réalité, un changement saisissant de paradigme se dessine en creux des témoignages que nous avons recueillis. Ne tombons pas dans la caricature, nous ne sommes naturellement pas passés de blanc à noir. Mais force est de constater qu’un schéma dominant s’est estompé pour laisser la place à un autre, progressivement mais sûrement. Dans le monde d’avant, l’obsession numéro 1 des entreprises — et avec elles des directions marketing — est la maitrise du risque. C’est le monde « industriel », où l’erreur coûte tellement cher qu’il faut tout faire pour l’éviter et être ainsi « first time right », en consacrant le temps et l’argent nécessaire pour cela. Mais la révolution digitale est passée par là. Le risque industriel n’a pas disparu du jour au lendemain, mais de nouveaux modes de fonctionnement se sont imposés, les rythmes associés à la production et à la communication ne permettant plus de se sécuriser en permanence. C’est le monde dans lequel nous évoluons, celui de la vitesse, de l’incertain et de l’information à 360 degrés en flow continu. Dans celui-ci, la pensée dominante est que l’on ne peut progresser qu’à la seule condition de faire des erreurs, en mode « test and learn ». Celui qui prend le temps d’avoir la connaissance juste et complète est mort par avance, dépassé ou même carbonisé par un concurrent plus prompt à l’action.

Ce monde où l’erreur était proscrite, c’est aussi précisément celui dans lequel les études marketing sont nées et se sont développées, avec l’impératif de la rigueur et de la fiabilité la plus haute possible pour sécuriser les décisions, en acceptant les conséquences en termes de coûts et de délais. Le temps d’aujourd’hui n’annule pas ce schéma de fonctionnement où il faut à tout prix éviter les risques, mais il le circonscrit aux décisions les plus lourdes, le schéma dominant étant devenu celui du test and learn où les études sont concurrencées par bien d’autres options et doivent adopter de nouveaux designs pour pouvoir s’imposer.

# Un besoin de mixer les sources d’information qui ne fera que se renforcer

Invités à se prononcer sur les évolutions les plus vraisemblables quant à leurs processus de décision et la façon de nourrir ceux-ci, nos directeurs marketing ne font – et c’est bien naturel – que projeter les tendances qu’ils voient à l’oeuvre aujourd’hui : toujours plus d’informations, provenant de toujours plus de sources différentes, avec ainsi l’enjeu de devoir faire face à une complexité croissante pour trier, organiser et synthétiser celles-ci.

Mais aucune évidence ne s’impose pour eux sur les meilleures options pour adresser cet enjeu. Mixer les études et le datamining ? Oui, bien sûr. Mais avec qui ? répondent-ils en substance, en évoquant la difficulté à trouver les profils adéquats pour mettre ce principe en oeuvre, la seule véritable ressource identifiée comme étant à même de les y aider étant… les cabinets de conseil. 

Dans ce contexte, quelles nous semblent être les réflexions importantes à prendre en compte pour les acteurs des études et de la recherche marketing, qu’ils opèrent côté instituts ou bien au sein des entreprises elles-mêmes ?

# Les professionnels de la recherche marketing ne doivent pas oublier ce qui fait leur valeur ajoutée spécifique.

L’impératif d’une transformation ou même d’une mutation est évidemment incontournable, mais il y aurait à notre sens un vrai danger à ce qu’elle se fasse en perdant de vue la valeur ajoutée spécifique que ces acteurs sont susceptibles d’apporter. Celle-ci nous semble reposer principalement sur trois grandes composantes. D’une part la capacité à produire une information et des analyses fiables et non biaisées à propos des consommateurs et plus largement des parties prenantes impliquées dans des processus de type « offre / demande ». Et ainsi à être authentiquement et professionnellement « customer centric ». Bien sûr, nos interlocuteurs n’ignorent pas ce que cela induit en termes de budget et de temps . Mais ils nous disent aussi qu’il restera toujours des circonstances où cette garantie de fiabilité sera précieuse. La seconde composante est celle de l’aptitude à maitriser les enjeux et les mécanismes propres aux secteurs d’activité dans lesquels évoluent les entreprises, cette expertise sectorielle étant de leur point de vue une clé majeure pour répondre à leurs besoins. Mais elle prend encore plus de valeur à leurs yeux lorsqu’elle s’accompagne de la capacité à mobiliser les connaissances acquises dans d’autres univers, cette troisième composante étant essentielle dans la quête des disruptions qui peuvent faire la différence dans la compétition.

# Mais ils doivent savoir aller au-delà, en adressant des besoins aujourd’hui non satisfaits.

De façon explicite pour certains et plus latente pour d’autres, nos directeurs marketing ont clairement formulé un besoin : celui d’être accompagné dans l’orchestration et l’exploitation itérative et efficace d’un système d’information et d’analyse global, intégrateur des grandes sources d’information aujourd’hui disponibles (études « classiques », data-analytics, feed-back management, veille,…). Un accompagnement qui doit nécessairement se faire en boucle rapide — et donc avec un très petit nombre d’interlocuteurs, internes et/ou externes — mais avec des acteurs et des profils sans doute relativement nouveaux. À la fois ouverts à cette intégration, à même de la mettre en oeuvre, mais également à l’aise pour articuler ces deux logiques différentes et complémentaires : les recherches où la fiabilité et la précision priment pour prendre en particulier les décisions les plus lourdes, mais aussi les démarches permettant d’obtenir le plus vite possible l’ordre de grandeur ou les indices suffisants pour avancer, en acceptant la part inhérente de risque que cela implique.

A ce besoin s’ajoute celui de trouver dans ces interlocuteurs la capacité — plus manifeste et solide qu’elle ne l’est aujourd’hui — à orchestrer certains grands processus stratégiques de l’entreprise, dont celui de l’innovation et du management de l’expérience-client en particulier.

# Un vrai impératif pour les instituts à faire preuve d’audace, et à passer à une logique de preuve.

Soyons clairs, les instituts d’études ne sont spontanément pas cités ni même présents à l’esprit des directeurs marketing que nous avons interrogés pour répondre à ces besoins que nous venons de résumer. Les cabinets de conseil leur apparaissent comme bien plus susceptibles de le faire, en particulier pour effectuer cette intégration entre des sources d’information et d’analyses si hétérogènes. Cela ne signifie pas pour autant que les acteurs des études – qu’ils soient « historiques » ou plus récents – n’aient aucune chance, surtout s’ils savent mettre en avant les briques spécifiques de valeur ajoutée que nous avons précédemment évoquées. Et proposer aussi de nouveaux « deals » avec les entreprises, avec des missions d’accompagnement s’inscrivant dans la durée là où ils sont encore très majoritairement dans des modes d’interventions « one shot ». Comme certains de nos interlocuteurs n’ont pas manqué de le signaler, nous vivons une époque où il n’y a plus de territoires en chasse gardée qui tiennent. Nul n’est à l’abri de la menace de concurrents indirects, la contrepartie étant que des opportunités nouvelles peuvent s’ouvrir aux plus audacieux. Mais pour les saisir, encore est-il besoin de dépasser le registre des promesses pour fourbir les preuves les plus convaincantes qui soient de pouvoir les tenir !

Thierry Semblat – MRNews

Remerciements : Nous adressons un remerciement tout spécial à Isabelle Fabry, co-représentante Esomar France, avec qui nous avons mené cette investigation. Ainsi qu’à l’ensemble des directeurs marketing qui nous ont apporté leur témoignage : Samuel Loiseau (PMU), Raphael Moreau (Colgate Palmolive), Christophe Pinard-Legry (Canal+), Jérôme Charachon (Michelin), Frédéric Boutet (LCL), Pauline Degaudenzi (Manpower), Bruno Hetier (Allo Pneus), Olivier Gros (Amer Sport), Thomas Benaroch (Besins), Eric Depinay (Biose), Denis Boursier (Les Vergers Boiron).


 POUR ACTION 

• Echanger avec les réalisateurs de l’étude : @ Thierry Semblat  @ Isabelle Fabry

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