Vu de loin, le Design Thinking est un processus d’innovation comme un autre. Vu d’un peu plus près et avec le regard expérimenté d’Isabelle Canivet (directrice de New Moon, agence en accompagnement de l’innovation), la démarche se distingue néanmoins par des partis-pris affirmés : s’intéresser à l’expérience d’usage dans une perspective à 360 degrés, solliciter les utilisateurs au bon moment et en ayant intégré les contraintes de l’entreprise… Il s’agit bien de créer et d’innover simplement et aussi sûrement que possible, en gardant les pieds sur terre !
MRNews : Vous menez des chantiers de type Design Thinking depuis déjà deux ou trois ans, avec des entreprises telles que SNCF ou Schweppes par exemple. Qu’est-ce qui vous a amené à intégrer ce type de démarche dans votre activité ?
Isabelle Canivet : New Moon, est une agence-conseil dont le coeur de métier est l’innovation et la créativité. Nous sommes toujours à la recherche des meilleurs moyens pour accompagner l’innovation en entreprise. Il nous semble essentiel de ne pas oublier que l’innovation n’a de sens que si elle rencontre un consommateur. C’est la philosophie même du Design Thinking et c’est donc tout naturellement que nous l’avons adopté.
Le Design Thinking fait l’objet d’un buzz important. Mais les représentations sont néanmoins floues. Comment définiriez-vous en quelques mots ce qu’est le Design Thinking, et ce que cela n’est pas ?
Si je commence par ce qu’il n’est pas, je vous dirais qu’il n’est pas une étude qualitative, ni une nouvelle façon de valider des concepts, ce n’est pas non plus la nouvelle méthode magique venue de la Sillicon Valley et j’ajouterais aussi que ce n’est pas si facile que ça à installer dans le marketing, même s’il semble proche des processus d’innovation de nombreuses entreprises. Alors qu’est ce que c’est ? C’est un process ayant pour finalité d’aider les entreprises à générer des innovations désirables pour le consommateur et viables pour elles, un process qui vient bousculer les systèmes installés dans les entreprises.
Qu’est-ce qui différencie fondamentalement le Design Thinking des autres grands processus d’innovation ?
Avant tout, le Design Thinking est USER CENTRIC. ‘USER’, cela veut dire que l’on ne regarde plus le consommateur comme une cible à atteindre et à convaincre mais comme un individu vivant une expérience que l’on veut comprendre. Du coup, on cherche à saisir toute une palette d’usages – des usages extrêmes, des détournements, des rituels- qui nous permettent d’appréhender un large spectre d’expériences.
Est-ce que l’iPod d’Apple, avec iTunes, n’est pas une illustration de cette façon de penser l’innovation : il y a certes un produit, mais il est évident que la réflexion a porté sur une expérience très large, avec la création d’un éco-système cohérent…
Absolument ! Ce qui a fait le succès de ces produits c’est qu’ils ont été créés en pensant à l’expérience plutôt qu’au produit, le produit n’est qu’au service de l’expérience. Et c’est là que cela devient très compliqué pour de nombreuses entreprises, organisées en silo, car il est difficile de penser l’expérience d’utilisation à 360° en ne travaillant qu’avec un seul service. C’est la raison pour laquelle la mise en place de ce process n’est pas toujours fluide. Mais si elle y parvient, l’entreprise se donne de bien meilleures chances d’aboutir à des innovations réellement puissantes. En clair, l’implication d’une direction générale est une condition sine qua non du succès de ces démarches.
Quelles sont les grandes étapes du processus ?
Dans la littérature, il est souvent fait mention de six étapes. En pratique et pour ce qui nous concerne, nous avons simplifié ce schéma en le structurant selon trois temps clés : d’abord l’inspiration, puis l’idéation, et enfin l’implémentation.
Quels sont les outputs de ces différentes étapes et les facteurs clés de succès qui vous paraissent les plus décisifs pour chacune d’elles. Ou bien les pièges à éviter ?
L’objectif de la première étape est d’identifier des axes de travail, pour pouvoir ensuite aller chercher des idées. C’est donc la phase pendant laquelle nous allons observer les utilisateurs, en s’intéressant à leur expérience dans une perspective à 360 degrés. Nous nous imprégnons des études existantes, mais il est essentiel pour nous d’observer, de voir, de sentir. Cette démarche de type « ethno » est nécessaire pour parvenir à détecter des pratiques, des rituels, des « irritants », des détournements … Elle peut s’accompagner d’observations effectuées par des ergonomes ou même des éthologues. En termes d’output, cela se traduit à l’arrivée par des « design questions », qui traduisent la problématique marketing de départ en enjeux concrets pour les utilisateurs et ouvrent le champ des possibles au delà des segments de marché, des produits, des marques.
C’est à ce moment-là que démarre la phase de recherche d’idées…
Tout à fait. C’est ce que nous appelons « l’idéation ». Les partis pris diffèrent selon les intervenants sur cette phase, notamment sur la question de savoir s’il faut y associer les consommateurs. Notre philosophie est de les solliciter plus en aval, nous y reviendrons, et de travailler en idéation avec toutes les parties prenantes clés de l’entreprise (marketing mais aussi R&D, Pack, Logistique, Service Client,…) en intégrant complètement les contraintes « business » et les aspects de faisabilité. Il est assez facile de se faire plaisir dans la recherche des idées, mais si celles-ci ne tiennent pas compte de la réalité de l’entreprise, c’est frustrant…et inutile !
La préoccupation est de garder les pieds sur terre…
Oui. Cela se retrouve dans un second parti-pris très important à ce stade : celui de la matérialisation des idées. Dans les démarches « classiques » d’innovation, les idées sont formulées et présentées sous la forme de concepts. Dans la démarche Design Thinking, il importe que celles-ci soient aussi tangibles que possible. Via le dessin, le bricolage avec des matériaux simples comme des legos ou du carton, ou même de la pâte à modeler ou encore avec des imprimantes 3D. Mais quel que soit le moyen employé, on met au point des esquisses, des prototypes à partir desquels les utilisateurs potentiels vont pouvoir se rendre réellement compte de ce qu’induisent ces idées à l’usage, dans le cadre de la dernière grande phase du processus.
Cette troisième et dernière étape correspond à une phase de validation ?
C’est la phase de l’implémentation, du « design lab ». Là encore, la démarche Design Thinking se distingue des approches études traditionnelles, avec leurs étapes classiques de validation qualitative et/ou quantitative des concepts. Le principe consiste ici à présenter des prototypes qui, volontairement, ne sont pas complètement finalisés, de sorte que l’on puisse fonctionner selon une logique très itérative de test and learn : l’utilisateur doit avoir la possibilité de démonter le prototype qu’on lui propose, et de le reconstruire jusqu’à aboutir à une solution qui réponde réellement à ses besoins. Ce qui signifie que nous devons impérativement l’aider à se projeter dans un usage.
C’est une démarche de co-création avec le consommateur, mais qui vient en aval de la formalisation des premières idées et des prototypes qui les incarnent…
C’est bien cela. Le principe de faire participer les utilisateurs plus tôt — au moment de la recherche d’idées — peut sembler séduisant sur le papier. Mais en l’ayant appliqué, nous sommes rendus compte que cela engendrait des inconvénients importants. En particulier pour les équipes de l’entreprise qui trouvaient sympathique d’écouter les clients mais avaient souvent le sentiment de se retrouver avec des idées irréalisables, ce qui était donc source de frustration in fine. A contrario, le fait d’avoir intégré les contraintes de l’entreprise en amont puis de procéder par itération avec les utilisateurs permet de faire en sorte que les équipes soient dans une démarche beaucoup plus positive et constante de recherche de solutions.
Le Design Thinking est-elle la démarche idéale pour obtenir les fameuses « innovations de rupture » après lesquelles courent les entreprises, souvent en vain ?
Je ne dirais pas cela. Et en plus, l’utilisateur n’a pas toujours envie de rupture dans sa vie ! Le Design Thinking centré utilisateur suit ses attentes et ses demandes. C’est une démarche ancrée dans la réalité, et pour cela empreinte de modestie, en ce sens qu’elle cherche d’abord et avant tout à améliorer les choses, à mieux répondre aux besoins. Parfois elle aboutit à des petites modifications, parfois à de beaucoup plus grandes ou même à de vraies innovations de rupture. Mais contrairement à d’autres approches dont c’est clairement la vocation — Blue Ocean en particulier — elle y parvient avec modestie et simplicité, chemin faisant.
C’est une démarche délibérément ouverte : elle associe les différentes parties prenantes de l’entreprise pour s’affranchir des limites propres au mode de fonctionnement en silo ; et elle repose sur une itération systématique avec les utilisateurs. Elle replace l’innovation dans sa vraie vocation, qui est d’être au service de l’utilisateur et non au service des process industriels, des lignes de production d’usines…
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Isabelle Canivet