Interview d'Eric Vernette, un acteur clé dans le monde des études marketing

« Une étude de marché ne s’achète pas comme si c’était des boulons ! » – Interview d’Eric Vernette, professeur à la Toulouse School of Management

31 Mai. 2021

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Avec cette interview, nous vous proposons le regard d’une personnalité clé du monde de la recherche marketing. Eric Vernette ne travaille pas chez un grand annonceur, et n’est pas à la tête d’un institut. Il a néanmoins influencé un nombre considérable de professionnels des études de marché, via ses multiples casquettes. Dont celles de professeur à la Toulouse School of Management, de chercheur puis de directeur d’une équipe de recherche, de président de l’Association Française du Marketing… Et d’auteur, avec, à son actif, les ouvrages qui ont valeur de référence absolue dans ce domaine. 
D’où est né son intérêt pour les études marketing ? Quelles sont pour lui les évolutions les plus marquantes dans la pratique de cette discipline, les opportunités, mais aussi les zones de risque pour celle-ci ? Ce sont quelques-unes des questions que nous lui avons posées, et auxquelles il répond sans langue de bois !

MRNews : Si on lance une requête sur Google avec les termes Livre + Etudes marketing, votre nom apparait dans le fameux « triangle d’or ». Mais qui est plus précisément Eric Vernette, quel a été votre parcours ? 

Eric Vernette : J’ai suivi un cursus universitaire classique pour être enseignant-chercheur. J’ai tout d’abord été maître de conférences en marketing à l’Université de Paris Dauphine, puis professeur des universités à l’Université de Savoie ou j’ai créé et dirigé un institut universitaire professionnalisé en Management. Depuis plus de 20 ans, je suis professeur de marketing à l’Université Toulouse 1 Capitole, à l’ex IAE de Toulouse devenue en 2017 la Toulouse School of Management. J’ai dirigé en 2000 l’École doctorale Sciences de l’entreprise, puis j’ai eu la responsabilité d’une équipe de recherche en marketing d’un laboratoire CNRS et d’un master recherche en marketing. J’ai également monté et dirigé la spécialisation « chef de produit et études marketing » du Master 2 marketing de TSM.

Enfin, j’ai été Président de l’Association Française du Marketing de 2006 à 2008, puis co-rédacteur en chef de la revue scientifique Décisions Marketing de 2009 à 2013. Par ailleurs, je m’intéresse depuis une dizaine d’années à la co-création marketing et au crowdfunding ; à ce titre, j’ai accompagné pendant plusieurs années, plusieurs start-up dans leur démarche et stratégie marketing. Mes domaines de recherche en marketing sont le comportement du consommateur, et plus particulièrement la co-création et le leadership d’opinion.

Une sélection des ouvrages écrits (ou co-écrits) par Eric Vernette

Comment est né votre intérêt pour la recherche marketing ?

Ma passion pour les études marketing est ancienne. Elle remonte à ma thèse de doctorat d’État, soutenue en 1986. Son sujet portait sur « la comparaison des méthodes d’identification des critères de choix d’un produit ». J’ai comparé une vingtaine de méthodes, qualitatives ou quantitatives. Et au terme de plusieurs années de recherche, j’en suis arrivé à une conclusion à la fois fascinante et déstabilisante pour les études marketing. Si vous souhaitez connaitre la liste et la hiérarchie des critères de choix d’un produit, une voiture par exemple, celles-ci seront d’abord et avant tout conditionnées par les options méthodologiques que vous aurez retenues. La méthode A mettra le prix en critère n°1, alors que la méthode B indiquera que c’est plutôt la performance ; et la méthode C rétorquera elle que la sécurité prime avant tout… Cette divergence entre les méthodes me paraissait extrêmement préoccupante. Et elle montrait l’impérieuse nécessité de faire avancer nos connaissances !

« Au terme de plusieurs années de recherche, j’en suis arrivé à une conclusion à la fois fascinante et déstabilisante (…). La hiérarchie des critères de choix d’un produit est avant tout conditionnée par les options méthodologiques que vous aurez retenues. »

Une dizaine d’années après ma thèse de doctorat, j’ai revisité ce même sujet avec un collègue de l’Université de Savoie. Nous avons constaté que des progrès avaient été faits, avec une convergence satisfaisante des méthodes pour les achats faiblement impliquants comme le dentifrice, les barres chocolatées ou les pâtes. Mais celle-ci demeurait médiocre pour les achats impliquants, ne serait-ce pour celui d’un parfum ! Dans ces conditions, comment orienter valablement la R&D ou aider le chef de produit dans le choix d’un axe de communication, si l’attribut mis en avant risque n’être qu’un artefact méthodologique ? Ne pas pouvoir répondre à ce genre de question n’est pas satisfaisant, et cela reste une vraie piste de travail pour la recherche marketing !

Comment percevez-vous les évolutions des études marketing sur ces dix dernières années. Et lesquelles vous semblent les plus positives ?

Le progrès le plus remarquable est la capacité, pour les instituts, à fournir des résultats d’études en quelques heures seulement. Et ce grâce aux access-panels, et plus largement aux avancées technologiques réalisées dans la collecte on-line et l’analyse des datas. Tout ceci a permis une réduction très sensible des coûts de collecte, notamment dans le domaine du « quanti ». C’est le grand virage des années 2000 / 2010 : on répond infiniment plus vite à des questions brulantes des entreprises, pour des budgets moindres qu’auparavant.

L’autre évolution clé est celle du Big data. Avec la capacité de faire parler non plus des access panels, mais d’énormes masses d’éléments hétérogènes, des images, des conversations, des comportements et donc des données expérientielles… Et, là encore, on retrouve ces avantages de vitesse, avec la possibilité de suivre des phénomènes en temps réel, et d’économie.

On parle beaucoup du prédictif. Mais je pense qu’il reste beaucoup de progrès à faire dans ce domaine, en travaillant notamment sur les modèles théoriques. Ils font encore défaut aujourd’hui.

« Le progrès le plus remarquable (sur ces dix dernières années) est la capacité, pour les instituts, à fournir des résultats d’études en quelques heures seulement (…). L’autre évolution clé est celle du Big Data, avec là encore ces avantages de vitesse et d’économie ».

Certaines évolutions vous paraissent-elles préoccupantes, et si oui lesquelles ?

De façon paradoxale, les évolutions positives — rapidité et réduction des coûts — se révèlent également être une menace très préoccupante pour la qualité des études, en particulier dans les approches quantitatives…

En effet, la rapidité de réponse et la bonne couverture de votre objectif d’étude supposent que vous puissiez disposer de très gros échantillons de répondants. Souvent plusieurs dizaines de milliers d’individus, voire une ou deux centaines de milliers, instantanément mobilisables, pour être capable d’interroger dans l’heure ou la journée un millier de consommateurs éligibles, représentatifs de votre marché. Si je veux par exemple sonder la population des « surfeurs », sachant que cette caractéristique est présente dans moins de 1%  de la population mère, il me faudra disposer d’un access panel composé d’au moins 100 000 personnes, pour extraire 1000 répondants potentiellement éligibles. Encore faut-il que tous ces individus acceptent de répondre — et ce très vite — à un questionnaire, parfois long. Il est donc nécessaire de les motiver. Et la motivation la plus efficace à court terme, c’est la rémunération. Mais celle-ci étant très faible (1, voire 2 euros), beaucoup de personnes pénalisées tendent à tricher, en se déclarant éligibles pour une étude qui, en réalité, ne les concerne pas. Bref, tout cela conduit à de possibles dérives, avec une sorte de semi-professionnalisation des répondants et une sur-sollicitation de la part des instituts. Si vous faites un tour sur internet et tapez « rémunération pour répondre à une étude de marché », vous serez horrifié par certaines vidéos !

En résumé, c’est fabuleux de pouvoir obtenir vite et pour pas cher des réponses à une question d’étude pointue. Mais si je dois m’appuyer sur un terrain médiocre, je risque fort d’aller dans le mur à l’arrivée. Comme disent les Anglo-saxons, « Garbage in, Garbage out… »

« De façon paradoxale, les évolutions positives — rapidité et réduction des coûts — se révèlent également être une menace très préoccupante pour la qualité des études, en particulier dans les approches quantitatives… »

Quelles opportunités vous semblent les plus intéressantes pour le futur des études marketing ? 

L’institut qui définirait une méthode crédible pour pouvoir « certifier » à ses clients que son ou ses panels sont composés de répondants « premium » aurait un avantage compétitif réel. Quitte à faire payer beaucoup plus cher ce terrain. N’oublions pas que le budget études de marché représente souvent moins de 5 % du cout total des dépenses marketing pour le lancement d’un nouveau produit ! Il existe donc des marges de manœuvre.

« L’institut qui définirait une méthode crédible pour pouvoir « certifier » à ses clients que ses panels sont composés de répondants « premium » aurait un avantage compétitif réel. »

Quelles menaces ou quels risques faut-il prendre en compte ?

Les GAFA et consorts me semblent représenter aujourd’hui une menace très sérieuse pour les instituts d’études, y compris les majors. Sous le double jeu de l’IA et des algorithmes Big Data, la possession de centaines de millions de comptes alimentés 24/7 en conversations, en like, et en toutes sortes d’engagements consommateurs, cela représente une rente colossale pour ces entreprises. Vous pouvez lancer— quasi gratuitement — un bon algorithme d’analyse de conversation sur n’importe quel type de produit ou de marque. Et, en moins de trois heures, vous disposez de tous ces résultats par pays, âge, catégorie sociale, etc. Si vous parvenez à ponter ces analyses attitudinales avec des données comportementales (achat), alors vous n’êtes pas loin de la quête du Graal. 

Google propose depuis des années des logiciels gratuits pour collecter et analyser des data (Google Forms). Amazon est propriétaire de l’outil Amazon Turk Machine qui permet de coupler offre et demande de répondants pour toutes sortes d’études de marché ou universitaire… pour des budgets d’études dérisoires. Les GAFAS sont plus que des entrants potentiels. Je ne serai pas étonné d’apprendre que, demain, un Google, Tweeter, Apple ou Facebook rachète Nielsen ou Kantar.

« Les GAFAS sont plus que des entrants potentiels. Je ne serai pas étonné d’apprendre que, demain, un Google, Tweeter, Apple ou Facebook rachète Nielsen ou Kantar. »

Voyez-vous des enjeux marketing (ou de branding) qui mériteraient plus d’attention – et de travaux de recherche – de la part de la communauté des « market researchers » ?

Oh oui ! Nous l’avons évoqué, la connaissance des critères de choix des produits demeure un enjeu essentiel. Mais, il est sans doute moins prégnant que par le passé pour les marketeurs, qui ont pris de conscience de l’importance des émotions et des facteurs d’expérience dans les décisions des consommateurs.

Pour rester dans un domaine de recherche dans lequel j’ai pas mal publié, celui des leaders d’opinion, la thématique des influenceurs est un sujet brûlant et déterminant pour les entreprises. Il existe aujourd’hui une fascination de la part des marketeurs pour de « supposés » leaders d’opinion on line, qu’on a rebaptisés d’un nom valise : « les influenceurs ». On suppose que ces personnes sont capables d’influencer les choix des produits ou des marques des centaines, voire des millions de leurs followers. Il suffirait pour cela de les rémunérer et/ou de les inviter à quelques grandes manifestations. Et, en retour, 2 ou 3 posts de leur part convertiraient leurs followers au produit ou à la marque. Pourtant, rien n’est moins sûr ! Certes, quelques recherches montrent une efficacité, mais celle-ci est extrêmement modeste, et porte plus sur l’amélioration de la notoriété que sur les achats. En réalité, il ne faudrait probablement pas parler d’influenceurs. Ce sont plutôt des « célébrités » qui jouent un role d’endorser (de sponsor) payés pour dire du bien d’un produit. L’influenceur « on line » ne serait pas autre chose qu’une forme de support publicitaire on line, plus ou moins couteux, en fonction de l’audience qu’il génère (une fois défalqué le très gros pourcentage de « fake followers »). Mais il n’est pas un leader d’opinion. Ce ne sont pour l’instant que des intuitions, mais je pense qu’il y a de véritables avenues pour la recherche sur ce thème de l’influence.

 » La connaissance des critères de choix des produits demeure un enjeu essentiel, même s’il est moins prégnant que par le passé pour les marketeurs (…). La thématique des influenceurs est un sujet brûlant et déterminant pour les entreprises. »

Dans le monde — et le marketing— d’avant, il y avait un temps pour la réflexion et un temps pour l’action. Aujourd’hui, tout apparaît plus imbriqué. Comment les praticiens des études doivent « gérer » ce phénomène ?

C’est une excellente question. Mais je suis bien en peine d’y répondre, tant les managers des études sont soumis à des injonctions contradictoires… On leur demande de réfléchir, vite et bien, et parfois en même temps, sur toutes sortes de projets ou sujets d’études différents. 

Peut-être les professionnels des études devraient désormais entrer « en résistance ». Et expliquer clairement à leur client que leur raison d’être et leur valeur ajoutée principale résident dans leur capacité à pouvoir prendre du recul avec les datas brutes. Pour les faire parler, il leur faut le temps de la réflexion. Certes, je peux par exemple obtenir en 10 secondes un très beau nuage de mots, basé sur l’analyse de 100 000 conversations. Le mot qui aura la plus grande taille m’indiquera-t-il pour autant le positionnement idéal ? Sans doute, non, ce n’est pas si simple. Pour « mâturer » son conseil, il faut pouvoir confronter des données dures avec d’autres sources plus « quali », effectuer de réelles observations, mêler les angles et les regards différents sur un même corpus ou des séries statistiques… Je crois énormément à l’intérêt de croiser ce que disent les datas avec le quali et les observations. Mais tout cela prend du temps ! Et c’est un vrai challenge pédagogique que d’arriver à convaincre son client de cette réalité !

« Peut-être les professionnels des études devraient désormais entrer « en résistance ». Et expliquer clairement à leur client que leur raison d’être et leur valeur ajoutée principale résident dans leur capacité à pouvoir prendre du recul avec les datas brutes. »

Quels conseils donneriez-vous à un patron d’institut d’études marketing ?

Sans doute celui de créer des access-panels « premiums », comme nous l’avons évoqué. A l’autre bout de la chaine, le créneau des études « Do it your self » est bien sûr intéressant, en concevant et commercialisant des applications maison, et en assurant la formation des utilisateurs. Mais il commence à être bien occupé. 

J’imagine que l’on peut faire encore de belles choses sur les études qualitatives en mode digital. Un outil comme Zoom par exemple, on doit pouvoir le personnaliser, le customiser pour le quali. Mais peut-être cela a-t-il été déjà fait…

Quels conseils donneriez-vous enfin à un jeune de 20 ans, qui aurait l’envie de faire des études marketing son métier ?

Il sera probablement d’abord embauché pour ses compétences techniques distinctives. Il doit ainsi se positionner sur les besoins les plus importants aujourd’hui : l’IA, la maitrise et l’interprétation des big datas, l’animation de groupes, la data-visualisation, etc. Mais, en réalité, sa carrière se jouera pour l’essentiel sur sa capacité à comprendre les marchés et les enjeux quotidiens d’un chef de produit. Je lui conseillerais donc d’avoir une expérience — même courte — de marketing opérationnel avant d’intégrer un cabinet d’études. Inversement, j’aurai envie de dire aux chefs de produit qu’il est grand temps qu’ils se repenchent sur les fondamentaux d’une « bonne » étude de marché. Et qu’une étude de marché ne s’achète pas comme si c’était des boulons…

« Je conseillerai (à un jeune qui aurait envie de faire des études marketing son métier) d’avoir une expérience de marketing opérationnel avant d’intégrer un cabinet d’études. (…). Inversement, j’aurais envie de dire aux chefs de produit (…) qu’une étude de marché ne s’achète pas comme si c’était des boulons… »

Propos recueillis par Thierry Semblat


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