« Etre leader ne nous autorise ni la béatitude ni l’arrogance » – Interview exclusive de Dominique Levy, DG d’Ipsos France.

15 Sep. 2014

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Etre leader sans nécessairement se croire « arrivé », dans le contexte d’un marché qui oblige à la vigilance et dont la mutation en cours soulève de sacrés défis, voici la vision que nous fait partager Dominique Levy, DG d’Ipsos France, dans le cadre d’une grande interview exclusive accordée à Market Research News. Au premier rang de ces défis, repenser un modèle économique vieillissant face aux besoins nouveaux des clients, dans un cadre concurrentiel en pleine redéfinition. Mais aussi réussir le chantier culturel, humain et managérial qui va de pair avec elle.

Market Research News : Il est établi qu’Ipsos occupe aujourd’hui la place de leader du marché des études en France, même si l’application de la loi Sarbanes-Oxley* génère une certaine opacité sur les comptes de votre concurrent TNS Sofres. Qu’est-ce cela fait, qu’est-ce que cela change pour Ipsos, d’être passé ainsi de son statut historique de challenger à cette position de leader ?

Dominique Levy : Je suis tentée de commencer par évoquer ce que cela n’est pas… En l’occurrence, ce n’est ni le motif à afficher une satisfaction béate, pour reprendre les termes de Yannick (Carriou), ni une fin en soi. Nous sommes leader en effet, mais gardons les pieds sur terre, ce leadership est très relatif. D’abord parce qu’il s’applique spécifiquement au marché français, alors que notre activité est mondiale. Ensuite parce que nous pesons moins de 15% du marché, ce qui ne fait pas de nous un leader absolu et dominant, loin s’en faut. Et enfin et surtout, je crois que cela interroge la définition même de notre marché. De quoi sommes-nous leader au fond ? Du marché des études par enquête ? Oui. Mais le fait est que notre activité déborde de ce cadre, et j’espère bien qu’elle le fera de plus en plus. Notre position de leader est en partie la conséquence d’une diversification de nos activités, et du fait que nous regardons le marché autrement. Notre enjeu, collectif, est moins celui du leadership à l’intérieur du marché Etudes, tel qu’on a pu le définir au cours des dernières années, que celui de l’évolution-même de ce marché.

Pas de danse du scalp en tout cas pour célébrer la victoire ! C’est un non-événement, le fait de devenir leader ?

Non, pas de danse du scalp autour de la dépouille du vaincu. D’abord parce qu’il n’y a pas de vaincu, il n’y a pas de dépouille, et certainement pas celle de TNS Sofres ! Et nous n’avons  pas un seul concurrent, mais peut-être des centaines, sur des domaines d’activités qui deviennent de plus en plus hétérogènes. Cela ne veut pas dire pour autant que cela soit un non-événement. C’est un symbole important pour les équipes en interne, une forme de reconnaissance de ce qui est fait dans cette entreprise depuis de nombreuses années, et du fait que cela porte ses fruits. C’est un motif de satisfaction bien sûr, mais je pense qu’il n’y a pas une seule personne au sein d’Ipsos qui soit dans l’état d’esprit de se dire « ça y est, on est arrivé » ! Enfin, je ne crois pas que cela corresponde à une préoccupation de la part de nos clients.

C’est un peu une posture à la Avis ? Toujours challenger, et donc toujours plus ?

Peut-être. Cela fait partie en effet de l’ADN de cette entreprise et de ses dirigeants, de toujours regarder devant et de toujours raisonner sur les axes de croissance possibles : Ipsos ne sera jamais de ceux qui se reposent sur leurs lauriers. Mais je crois que cela correspond aussi plus profondément à la nature des gens des études. C’est un métier de questionnement, d’interrogation. Ipsos porte bien sûr aussi cela dans sa génétique. Et encore une fois, nous sommes dans un environnement et un contexte qui pose beaucoup de questions. Ce métier est en train de muter en quelques années plus qu’il ne l’a sans doute jamais fait au cours de son histoire. Cela pose naturellement beaucoup de questions, aussi bien à moyen-long terme qu’au quotidien.

Cette mutation va de pair avec la diversification des activités que vous évoquiez précédemment. J’imagine qu’il ne vous est pas possible de communiquer des chiffres précis, mais pouvez-vous nous indiquer la nature de ces activités que vous développez et qui  « sortent du cadre » classique des études ?

Il est clair que tout ce qui relève du Feedback Management a pris une place importante au sein d’Ipsos. On est là typiquement sur une activité où l’acquisition d’informations perd du poids au profit de ce que l’on fait autour de cela, dans le management de la performance de l’entreprise. Nous pouvons également évoquer les activités de media-planning, dans le périmètre d’Ipsos Media CT. Il s’agit là de champs qui viennent en complément de nos activités traditionnelles, qui sont déjà elles-mêmes tellement variées que nous nous retrouvons face à une grande diversité de concurrents. Bien sûr sur les études qualitatives, nos concurrents sont des instituts d’études comme TNS Sofres, Sorgem ou WSA. Mais lorsque nous intervenons sur des problématiques de CRM ou bien d’engagement, les concurrents que nous rencontrons ne font pas partie de l’univers des études à proprement parler.

Je crois avoir entendu dire que l’année 2014 était l’année de tous les dangers. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Nous sommes engagés dans une phase d’accélération brutale du changement. A la fois dans la demande de nos clients, mais aussi bien sûr dans nos activités et nos propositions. Et donc dans notre organisation. Dans ce contexte et comme en 2013, nous pensons qu’il sera très difficile de générer de la croissance, la diversité des dynamiques entre nos différentes d’activités n’ayant jamais été aussi forte.

Quelles sont donc les activités qui progressent ? Et celles qui connaissent le plus de difficultés ?

Toutes les activités autour du corporate, de la réputation des entreprises, de l’analyse des tendances et du Customer Relationship se portent très bien. Notre quali réalise également une bonne année, de même que notre activité dans le domaine de la publicité, qui est en train de se déplacer vers la communication et l’accompagnement du digital. Nous éprouvons à contrario plus de difficultés sur ce qui relève des média et du téléphone, des marchés en décroissance, mais aussi sur nos activités ayant trait à l’innovation.

Cela fait pourtant partie des domaines pour lesquels les orientations des entreprises sont particulièrement favorables. C’est ce que montre notamment notre baromètre. Comment expliquez-vous cette difficulté ?

Les entreprises remettent en cause leurs processus et cette façon classique de travailler l’innovation, avec ces différentes étapes de la génération d’une idée, de sa transformation en concepts, puis en prototypes… Nous sommes historiquement forts sur les phases de finalisation, avec les tests de potentiel en particulier. Or, la demande se déplace sur les phases plus amont, où apparaissent des méthodes alternatives aux options classiques du Market Research. Vient s’ajouter à cela un déplacement des centres de décisions des entreprises en dehors de la France, ce qui constitue une couche de complexité supplémentaire. Mais c’est un sujet sur lequel nous entendons bien être force de proposition, comme nous l’avons montré avec notre conférence « Innovation : sortez du moule»

Une des grandes forces historiques d’Ipsos est d’avoir su générer des normes, que ce soit dans le domaine de la communication publicitaire ou de l’innovation. Cette composante a-t-elle perdu de son importance ?

La notion de norme est toujours essentielle pour évaluer des publicités, dans le domaine de la relation client ou de l’engagement des salariés. Mais il est vrai que nous vivons une phase un peu particulière. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’innovation, où l’idée s’impose – et nous l’encourageons – qu’il faut prendre plus de risques, sortir des sentiers battus, ce qui n’est bien sûr pas très compatible avec le fait de s’en tenir à des normes. Mais en réalité, je crois que ce constat s’applique à beaucoup de domaines. La demande des entreprises est aujourd’hui particulièrement duelle. Le besoin de se rassurer est toujours là, ce qui passe par les études et par les normes. Mais il y aussi une aspiration à aller vers des schémas de réflexion plus intuitifs, qui laissent plus de place aux convictions. Cette évolution n’est pas sans lien avec une forme de mutation du modèle économique des études, que vous devez souvent entendre dans la bouche des dirigeants d’instituts.

Oui, bien sûr. Mais comment définiriez-vous les termes de ce changement de modèle économique, selon vous et pour Ipsos ?

Pour le dire très simplement, le métier des études a pris pour habitude de cacher le service dans la production. On a longtemps laissé croire aux clients qu’ils nous achetaient du terrain, de la donnée, et que le service n’était que la manière de le leur apporter. Le fait est qu’aujourd’hui et de plus en plus, ils ont besoin du service. Ils achètent de l’intelligence, de l’impact, de l’influence. On nous demande de moins en moins de présenter des résultats d’études, mais plutôt des points de vue. Bien sûr, ceux-ci s’appuient sur des études. Mais ce changement n’est pas mince. Nous devons lutter contre cette tendance que pourrait avoir le marché d’indexer la valeur de notre prestation sur la valeur de la collecte. Et c’est un changement pour nos équipes. De la même manière que nos clients doivent faire un saut en matière d’innovation, nous devons changer nos façons de faire et rendre plus perceptible le bénéfice que nos clients ont à travailler avec nos équipes et à avoir accès à un ensemble d’outils de compréhension différents de ceux de nos concurrents.

J’imagine néanmoins que du côté de la demande, cette évolution n’est pas du tout homogène…

Absolument, et cette hétérogénéité est en effet une source de complexité additionnelle. Il y a toujours des clients qui souhaitent disposer de piles de charts, avec tous les chiffres, toutes les ventilations possibles et imaginables. Ils sont attachés au quoi et au comment. Et d’autres clients demandent des formes de restitution tout autres, sans les chiffres et même parfois sans les mots, uniquement avec des images. Cette différence dans la nature des demandes n’est pas une question de taille d’entreprise. Cela correspond à un sentiment d’urgence qui est plus ou moins présent, à des aspects de culture ou d’organisation. Et c’est bien sûr une question de personnes. Tout cela fait que nous sommes aujourd’hui dans une sorte d’entre deux, mais notre certitude néanmoins est que cette transition va se faire, dans un contexte où de nouveaux acteurs viennent sur la scène pour parler du consommateur, ceux qui ont la maitrise de la data sur les clients. Cela pose de nombreuses questions, à commencer par celle de savoir comment réorganiser l’acquisition et le traitement de l’information.

Une autre obsession semble également assez présente au sein des instituts d’études, celle de retrouver un contact plus direct avec les décideurs des entreprises, qui se serait perdu au fil du temps. La partagez-vous ?

Je pense que cela relève d’une forme de fantasme. Le fait est que nous nous retrouvons là aussi face à une forte hétérogénéité des situations. Dans certaines entreprises, le contact avec les dirigeants est quasi systématique. Dans d’autres, on nous demande avant tout de préparer des éléments qui seront présentés par d’autres. A nouveau, cela est affaire de structure et de culture d’entreprise. Mais cela pose aussi la question de savoir quel est le profil de compétences des interlocuteurs que nous proposons face à nos clients. Je pense qu’il faut dire les choses. Quand des équipes ont été recrutées et formées pour être des experts du comment, elles n’ont pas nécessairement et spontanément toutes les qualités nécessaires pour être les interlocuteurs des décideurs. Il faut sans doute faire un sort à cette idée assez française de l’homme ou de la femme providentiel(le), qui serait à la fois super méthodologue, super data visualiseur, super speaker, super stratège ; et en outre super manager ! Il faut donc admettre – et faire admettre à nos équipes – que la chaine de valeur ne peut pas être tenue de bout en bout par un même individu. En tout cas pas tout le temps et pas sur des sujets complexes.

Dans la culture des instituts d’études, les notions de porteur (de projet) et de rapporteur (de business) – qui se confondent le plus souvent – sont extrêmement importantes. Aller dans le sens d’une autre organisation, plus horizontale, ce ne doit pas être simple…

Il s’agit bien sûr d’un chantier managérial important, mais qui est essentiel dans cette transformation des instituts d’études, de leur prestation et, en amont, de leur promesse. Derrière cela, il y a une autre transformation : celle de la compréhension qu’ont nos équipes de notre modèle de valeur et de son évolution. Cela correspond à un travail de fond que nous avons engagé depuis déjà quelque temps. Mais cela va aussi de pair avec un net élargissement de la palette de compétences qu’il nous faut intégrer. Dans des activités en pleine croissance, c’est relativement simple ; on va chercher ces compétences en externe qui viennent compléter celles déjà présentes dans l’entreprise. Il s’agit bien sûr d’intégrer ces nouvelles compétences, mais aussi de raisonner en termes de mobilité interne, en privilégiant la fluidité. Tout cela correspond en tout cas à un cheminement qui peut être relativement long. Cela n’aurait aucun sens d’aller sur une estrade pour dire en substance « regardez le nouvel Ipsos comme il a changé ! ». Nous devons faire en sorte que ce soit nos clients qui perçoivent ces changements, dans la qualité de nos propositions et de nos prestations. Au-delà du chantier intellectuel qu’implique cette transformation du métier, il s’agit aussi et surtout d’un défi managérial.

Ce processus de transformation que vous évoquez s’impose à la plupart des sociétés d’études en France. Quelle devrait-être selon vous la spécificité d’Ipsos dans la façon de gérer celui-ci et plus largement cette mutation des études ?

Je connais relativement bien quelques sociétés concurrentes, et la façon dont elles fonctionnent. Je crois réellement que la grande singularité d’Ipsos repose sur sa relation au risque, à l’empowerment, avec cette capacité que nous avons à déléguer, donner de la responsabilité, favoriser l’initiative individuelle. Cela correspond profondément à ce qu’ont insufflé Jean-Marc (Lech) et Didier (Truchot) : Ipsos est une entreprise entrepreneuriale. Pour prendre l’exemple des patrons de pays, ils sont chez nous de vrais patrons, et non des cadres dirigeants. Il s’ajoute à cela une composante un peu « organique » : au sein d’Ipsos, on n’a pas toujours la certitude d’atteindre toutes les ambitions, mais « on fait » ! On y croit en se disant que « l’intendance suivra », en étant ainsi très guidé par l’objectif. Et puis, Ipsos, c’est avant tout des individus, un ensemble de personnalités bien marquées ; la structure n’est pas forcément ce qu’il y a de plus visible de l’extérieur, mais il y a en revanche énormément de vitalité.

« Bienvenue dans la vraie vie » est votre nouvelle signature, depuis déjà quelques mois. Comment faut-il entendre cette invitation ? Serions-nous donc dans une forme « d’irréalité » ou bien de « désincarnation » dont il s’agirait de se déprendre ?

Notre signature précédente, « Nobody’s unpredictable », nous paraissait un peu moins adaptée au monde d’aujourd’hui…  Ce « bienvenue » est le résultat d’un processus de création collective, avec ce constat que le vrai fond de légitimité de toutes nos activités, c’est de porter la parole des citoyens et des clients. Oui, c’est vrai, un certain nombre de mécanismes font que nous pouvons tous, décideurs compris, nous retrouver un peu « hors sol » par rapport à la réalité et à la « vraie vie ». Quand on vend des rouges à lèvre, ce n’est pas qu’une vue de l’esprit que de se représenter que la cliente peut être une caissière, avec une journée de 7 heures passée à la caisse d’un supermarché, des trajets d’1h15 pour aller ou venir de la maison, et en prime 3 heures de travaux ménagers ! On n’est pas dans l’insight éthéré lorsqu’on intègre cela. A contrario, on sort de la réalité lorsqu’on se met à penser que les gens ont un cerveau digital d’un côté et un autre bout de cerveau pour la vie physique. Nous disons que notre métier est celui-là : regarder le monde tel qu’il est, en utilisant tous les moyens qui s’y prêtent et pas seulement les études « traditionnelles », et essayer de le raconter de façon intelligible et concrète. Tout cela pour contribuer à amener de la réalité dans les décisions et pour que celles-ci aient, à leur tour, un impact sur la réalité.

Si l’on essaye d’imaginer ce que ce sera le marché des études dans  les 5 ou même 10 ans à venir, quelles sont les évidences qui vous semblent s’imposer ?

Honnêtement, je ne sais pas qui sait répondre à cela. L’évidence est que notre activité est en train de changer plus qu’elle ne l’a jamais fait dans le passé. Mais je ne suis pas certaine que ce que l’on appelle le marché des études ait encore un sens dans dix ans. Le mouvement que nous avons à faire, c’est de devenir agnostique. De ne pas être des gens qui ont foi en LA méthode, mais qui utilisons différentes méthodes en mobilisant les bonnes compétences. Vous me direz que cela peut constituer un enjeu quant à l’unité de l’entreprise ; mais je crois que notre nouvelle signature peut précisément beaucoup apporter dans ce sens. Nous sommes là pour essayer de rendre intelligible un monde complexe, fragmenté, changeant. En d’autres termes : apporter du sens, de la simplicité et de la sécurité. Et le tout rapidement. On pourrait résumer notre positionnement comme ça : « Real time, real life ». A partir du moment où l’on partage le fait que notre légitimité est là, la ligne est relativement claire. Elle nous évite de nous perdre, tout en ouvrant une multitude de possibilités sur la façon d’y parvenir et les profils de ceux qui nous y aideront.

Une dernière question enfin, plus personnelle celle-ci. Quelle trace aimeriez-vous laisser en tant que directrice générale d’Ipsos ?

Et bien ! Quelle question ! Honnêtement, je n’ai aucune envie de laisser une trace. Je ne veux pas ma statue dans le hall d’entrée ! Dans le métier que nous faisons, nous sommes dans le présent et dans l’avenir proche. Nous avançons pas à pas, mois après mois. Et au-delà, on ne sait rien. Je ne sais pas. Disons que si j’ai aidé à ce qu’un certain nombre de personnes, à l’intérieur ou à l’extérieur de cette société, se sentent un peu plus adaptées au monde du futur, alors peut-être aurai-je le sentiment d’avoir été un peu utile !


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Dominique Levy

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