Strategic Research a collaboré courant 2024 avec un groupe d’étudiants en MSc Marketing de HEC Paris. La mission était d’imaginer l’avenir de l’industrie des études de marché. Ce travail s’est nourri de recherches documentaires et d’une quinzaine d’entretiens avec des professionnels reconnus issus de divers horizons, incluant les secteurs des études de marché, du conseil et de l’Intelligence Artificielle.
Michael Bendavid, directeur général de Strategic Research revient dans cette interview sur les 3 scénarios possibles mis à jour. Julien Muresianu, expert en IA apporte son éclairage sur les transformations à venir.
MRNews : Prévoir le futur est le plus souvent un exercice périlleux. Pourquoi avez-vous jugé celui-ci particulièrement nécessaire ?
Michael Bendavid (Strategic Research) : Oui c’est vrai, je cite souvent la phrase de Pierre Dac, « Faire des prévisions est difficile, surtout quand il s’agit de l’avenir. » Mais l’arrivée de l’IA transforme notre métier à grande vitesse et contraint les différents acteurs à essayer d’anticiper la nature des transformations à venir. Pour ne pas les subir et mettre en œuvre d’ores et déjà des stratégies de réponse. Un indice que ce sujet est au cœur du débat : tous les professionnels que nous avons sollicités ont donné leur accord pour partager leur vision. J’en profite pour remercier tout particulièrement deux figures du métier, Didier Truchot et Eric Salama, entre autres, de s’être livré à l’exercice avec beaucoup de générosité et de liberté.
Julien Muresianu, pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous donner un premier éclairage sur l’impact de l’IA ?
Julien Muresianu : Bien sûr. Je travaille dans le secteur de l’intelligence artificielle depuis plus de 12 ans. Je suis diplômé de l’X et de l’ENSAE. Mon parcours a débuté en tant qu’ingénieur en analyse de données appliquée à l’économie, notamment à l’Agence française de développement (AFD). J’ai ensuite évolué vers le conseil en banque et finance avant de me lancer dans l’entrepreneuriat. J’ai fondé une entreprise spécialisée dans l’IA et l’analyse de données, avec une forte orientation R&D et produits. En parallèle, j’enseigne à HEC et Sciences Po, et j’ai contribué à la création de programmes de formation en stratégie data et big data.
L’IA a évolué de manière radicale avec l’arrivée de l’IA générative. Cette technologie permet de générer des contenus qui sont cohérents avec ceux produits par l’intelligence humaine, ce qui pose des questions sur la délégation de tâches à des machines. Par exemple, les métiers de la création de contenu, du service client, et de l’éducation ont déjà été fortement impactés. Les IA génératives peuvent désormais répondre à des questions complexes et fournir des diagnostics médicaux avec une précision impressionnante. Cependant, il reste des défis à relever, notamment en termes de formation des utilisateurs et de définition des responsabilités entre l’humain et la machine.
MR News. L’intelligence artificielle est souvent mentionnée comme un catalyseur majeur de changement. Comment impactera-t-elle les études de marché ?
Michael Bendavid : L’IA constitue un tournant décisif pour les études de marché. Il y a bien sûr des incertitudes sur la nature des impacts, donc plusieurs scénarios, mais aucun doute sur l’ampleur du changement : Il est juste impossible d’envisager un futur de notre métier sans l’IA. A minima, l’IA est un facilitateur de nombreuses tâches de production : explorer un nouveau sujet, aider à bâtir un questionnaire ou à préparer un entretien, collecter des données, les synthétiser, etc. Mais au-delà de ces gains d’efficacité et de productivité, l’IA redéfinit les rôles, libérant les professionnels des tâches répétitives, leur permettant ainsi de réallouer leur temps à des missions à plus forte valeur ajoutée : designer la meilleure approche méthodologique, interpréter les données, raconter des histoires ou résoudre des problématiques complexes.
Notre démarche nous a permis d’identifier 3 scenarios qui, point important, ne sont pas nécessairement exclusifs. Mais ils reposent tous sur l’IA comme force de transformation centrale, celle-ci pouvant se combiner à d’autres tendances lourdes et « pousser » le marché dans des directions différentes.
Notre démarche nous a permis d’identifier 3 scenarios qui, point important, ne sont pas nécessairement exclusifs. Mais ils reposent tous sur l’IA comme force de transformation centrale, celle-ci pouvant se combiner à d’autres tendances lourdes et « pousser » le marché dans des directions différentes.
Michael Bendavid
MR News : Démarrons donc par le premier scénario pour le devenir du market research. Comment le résumeriez-vous ?
Michael Bendavid : Le premier scénario, intitulé « Intelligence hybride et utilisation éthique des données », imagine une collaboration étroite entre IA et intelligence humaine. C’est le scénario de base, que l’on voit déjà se mettre en place mais qui devrait s’amplifier. L’IA prend une place croissante pour aider dans les tâches techniques et de production, tandis que les humains conservent un rôle de guide, de supervision et de jugement. Cependant, des questions éthiques importantes émergent, notamment sur la collecte et la gestion des données, la transparence des algorithmes et la lutte contre les biais. La production de données synthétiques par l’IA soulève des interrogations sérieuses : la qualité des données générées par l’IA est-elle comparable à celle de données collectées auprès de vrais consommateurs ? Les clients sont-ils disposés à payer le même prix ? Est-il important ou même possible demain de distinguer ces deux types de sources ? Malgré ces défis, ce scénario se distingue par ses opportunités : une productivité accrue, une arme extraordinairement puissante pour collecter, traiter et extraire des insights.
Julien Muresianu : L’hybridation soulève plusieurs questions, notamment comme déjà évoqué sur la répartition des tâches entre l’IA et l’humain, car, de fait, il est très rare que des sujets relèvent d’une automatisation totale de A à Z. Il est crucial de définir clairement ce que l’on délègue à la machine et ce que l’on garde sous responsabilité humaine. Par exemple, dans le secteur du luxe, certaines marques préfèrent garder la création de leurs produits sous contrôle humain, c’est un choix conscient. De plus, l’IA générative pose des questions éthiques et juridiques, notamment en matière de responsabilité en cas d’erreur.
L’hybridation soulève plusieurs questions, notamment comme déjà évoqué sur la répartition des tâches entre l’IA et l’humain, car, de fait, il est très rare que des sujets relèvent d’une automatisation totale de A à Z. Il est crucial de définir clairement ce que l’on délègue à la machine et ce que l’on garde sous responsabilité humaine.
Julien Muresianu
À mon sens, un des principaux défis, souvent sous-estimé, est la formation des utilisateurs. Il est essentiel de former les professionnels à utiliser ces nouvelles technologies de manière efficace et éthique. De plus, il faut définir des cadres clairs pour l’utilisation de l’IA, en tenant compte des aspects juridiques et éthiques. Enfin, il est important de continuer à innover et à s’adapter aux évolutions rapides de la technologie.
MR News : Quel est le second scénario ? Et quel est l’impact dominant de l’IA dans celui-ci ?
Michael Bendavid : Nous l’avons nommé « Concentration et fragmentation ». Ce scénario examine comment l’IA pourrait conduire à un double mouvement de consolidation des acteurs de la donnée et de prolifération de petits acteurs spécialisés. Il met en lumière une dualité croissante dans l’industrie. D’un côté, de grandes entreprises de service dominent grâce à des plateformes d’IA avancées, proposant des solutions standardisées et adaptées aux besoins de masse. Ces acteurs se concentrent sur des études automatisées, faciles à répliquer et rapides, comme les tests produits, le copy-testing, les études de satisfaction ou les études de suivi. Ces acteurs pourraient être des collecteurs de données ou panélistes, des marketplaces, des éditeurs de logiciels de types SAP ou Salesforce. De l’autre côté, des agences spécialisées émergent avec des approches sur-mesure, combinant technologie et expertise humaine pour répondre à des problématiques complexes.
Ce second scénario examine comment l’IA pourrait conduire à un double mouvement de consolidation des acteurs de la donnée et de prolifération de petits acteurs spécialisés. Il met en lumière une dualité croissante dans l’industrie.
Michael Bendavid
Cette situation exacerbe la tension entre standardisation et personnalisation. D’un côté des solutions rapides et économiques ; de l’autre des réponses élaborées, adaptées à des sujets stratégiques. Ces deux approches ne s’excluent pas : un même client pourra recourir à ces deux types de services selon l’enjeu. Des collaborations entre ces plateformes massives et agences spécialisées pourraient voir le jour, alliant la puissance des premiers à l’agilité et l’expertise des seconds.
Julien Muresianu , quel est votre regard sur ce second scénario ?
Julien Muresianu : Je ne suis pas un expert de ce marché en particulier, mais cela me parait effectivement une possibilité crédible. Reste la question de savoir quels sont les acteurs globaux qui prendront le leadership. À mon avis, des acteurs comme OpenAI n’iront pas sur l’applicatif. Je les vois plus se concentrer sur leur produit, un algorithme, une interface et une API pour que les gens puissent construire là-dessus. Ils essaieront sans doute de bâtir des écosystèmes. C’est un peu comme l ‘iPhone qui a développé l’App Store, et laissé le soin du développement des applications à d’autres.
À mon avis, des acteurs comme OpenAI n’iront pas sur l’applicatif. Je les vois plus se concentrer sur leur produit, un algorithme, une interface et une API pour que les gens puissent construire là-dessus. Ils essaieront sans doute de bâtir des écosystèmes.
Julien Muresianu
Reste le troisième et dernier scénario. Quelle tendance dominante le caractérise ?
Michael Bendavid : Le troisième scénario, « Internalisation et prolifération des experts », imagine une reprise en main par les entreprises du contrôle de la donnée et de l’insight, vus comme un avantage concurrentiel critique. Historiquement, des groupes comme Unilever disposaient de départements études très staffés en interne, je parle là des années 60-70, avant de les externaliser pour se concentrer sur leur cœur de métier. Aujourd’hui, l’IA offre aux entreprises la possibilité de réinternaliser une partie de ces capacités. La gestion et l’analyse des données en interne seront grandement facilitées, renforçant ainsi leur autonomie stratégique. On voit par exemple, de plus en plus, la constitution d’équipes data plus consistantes chez certains gros clients. Cette tendance ne signifie pas la disparition des spécialistes externes. Les entreprises continueront de faire appel à des consultants pour des projets spécifiques ou des besoins complexes. La relation entre entreprises et prestataires évoluera toutefois, les premières cherchant à garder le contrôle sur leurs données. Ce scénario pose également des défis importants : les investissements nécessaires dans les infrastructures, les compétences et la sécurité des données sont considérables. Toutes les organisations ne sont pas prêtes à franchir ce cap, mais celles qui le feront, sans doute les très grandes entreprises, pourraient avoir un rôle d’entrainement du reste du marché.
Le troisième scénario, « Internalisation et prolifération des experts », imagine une reprise en main par les entreprises du contrôle de la donnée et de l’insight, vus comme un avantage concurrentiel critique.
Michael Bendavid
Ce troisième scénario vous semble-t-il plausible, Julien Muresianu ?
Julien Muresianu : La tendance qu’évoque Michaël fait effectivement partie de celles que j’observe. Je pense qu’il faut distinguer l’information aisément disponible par les entreprises, via par exemple les réseaux sociaux ou le CRM, des données qui nécessitent d’être collectées spécifiquement en interrogeant des gens. À court ou moyen terme, on peut imaginer une montée en puissance, par les entreprises elles-mêmes, de l’exploitation des données « faciles » à ramasser. La collecte des données spécifiques, celles qui passent par un questionnaire, reste un exercice fastidieux et plus complexe, même si on peut imaginer une facilitation de cette tâche par l’IA générative. Une question difficile à anticiper et critique est de savoir quelle sera demain la part des informations qui nécessiteront une collecte spécifique. Cela dépendra probablement des secteurs. On voit par exemple dans le secteur du luxe, pour reprendre cet exemple, l’utilisation intensive du social listening. La donnée individuelle capturée dans les systèmes CRM a également beaucoup de valeur dans ce secteur. Souvent, la donnée comportementale est aussi disponible.
Une grande question transversale se pose : quelle place l’humain occupera-t-il dans ce futur dominé par l’IA ?
Michael Bendavid : Même si nous avons des certitudes sur la place croissante de l’IA dans les métiers des études et du conseil, nous sommes confiants sur le fait que l’humain reste au cœur de ce futur. Pour être concret, je ne me vois pas dédier à l’IA immédiatement l’interaction avec les clients. Dans les échanges, par exemple lors des briefs ou de la communication des résultats, je pense que nous restons meilleurs pour décoder le non-verbal : les codes, la culture de l’entreprise, les sensibilités, les vrais enjeux derrière les questions posées. Et nous conservons une capacité de jugement supérieure, qui est d’ailleurs centrale y compris dans l’entrainement et la supervision des systèmes d’IA.
Même si nous avons des certitudes sur la place croissante de l’IA dans les métiers des études et du conseil, nous sommes confiants sur le fait que l’humain reste au cœur de ce futur.
Michael Bendavid
Ma conviction est que l’avenir des études de marché sera défini par la capacité des acteurs à intégrer l’IA tout en valorisant les compétences humaines. Le scénario de l’intelligence hybride, qui combine technologie et expertise humaine, semble inévitable et promet des avancées significatives. Ce qui est certain, c’est que l’industrie entre dans une période de transformation accélérée, avec des défis importants mais aussi des opportunités considérables. Un des fruits concrets de cette réflexion est pour Strategic Research le lancement au second semestre 2025 d’un produit hybride appliqué à une problématique récurrente chez les clients. Nous avons demandé à Julien de nous accompagner sur ce sujet. Affaire à suivre donc.
Julien Muresianu : Je te rejoins sur ces aspects -là. Sur l’interaction, l’empathie, il y a un point que je voulais préciser. Sur l’empathie au sens de la capacité à décoder les émotions à partir de signaux faibles, il s’avère que les IA sont déjà très fortes là-dessus pour identifier par exemple les intonations de voix, l’image. La détection de signaux n’est pas un souci ; savoir quoi en faire est plus l’axe de progrès pour l’IA.
La détection de signaux n’est pas un souci ; savoir quoi en faire est plus l’axe de progrès pour l’IA.
Julien Muresianu
Un autre point de différence entre l’interaction humaine et celle avec un LLM est le niveau d’implication/d’investissement que l’on met dans ces échanges. Je prends souvent l’exemple du coach sportif : si un coach humain m’intime l’ordre de faire dix pompes, je les fais. Avec une IA, je ne me sentirai pas honteux de quitter la pièce sans les faire ! Appliqué à notre problématique, parfois nous sommes amenés à nous dépasser sur un sujet car nous nous sentons impliqués, investis ou même poussés à le faire. L’IA est-elle aussi capable de nous pousser dans nos limites, ou est-ce simplement un agent intelligent qui nous facilite la vie ? L’avenir le dira.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Michael Bendavid @ Julien Muresianu