VU, LU, ENTENDU

Français et entreprises : en 2025, la question de confiance. Interview de Véronique Langlois et Xavier Charpentier (FreeThinking)

21 Jan. 2025

Français et entreprises : en 2025, la question de confiance. Interview de Véronique Langlois et Xavier Charpentier (Freethinking)

Partager

La relation que les Français ont avec les entreprises et les marques est tout sauf simple. Mais il semblerait qu’elle se soit tendue ces derniers mois, avec le risque que la distance qui s’est créée se cristallise, si rien n’est fait. C’est le message d’alerte que lancent les deux co-fondateurs de FreeThinking, Véronique Langlois et Xavier Charpentier, qui auscultent régulièrement la société française et notamment ses classes moyennes. Ils répondent tous deux aux questions de Market Research News.

MRNews : Vous réalisez fréquemment des coups de sonde sur la société française et les Français de classe moyenne. Quelle lecture faites-vous de leur état d’esprit aujourd’hui ? Qu’est-ce qui les a les plus marqués en 2024 ?

Véronique Langlois (FreeThinking) : Le terme d’ascenseur émotionnel nous semble approprié pour évoquer ce qui se passe dans la tête de nos concitoyens. Les Jeux Olympiques ont constitué pour eux un évènement majeur, une machine à créer des émotions positives, et aussi un formidable motif de fierté. Ils ont adoré Paris, avec une cérémonie d’ouverture et plus largement une organisation qui a fait briller la France. Aux yeux de la planète entière, leur pays a été synonyme d’audace, de modernité, d’ouverture d’esprit. Et ils ont adoré les athlètes et leurs exploits. Les mots qui reviennent le plus souvent dans leur bouche, c’est la joie, la fierté, le rayonnement, mais aussi l’unité. Les JO ont démontré que nous étions capables d’accueillir tous ensemble un évènement international d’une immense ampleur, et de donner une image positive de nous-mêmes.

Mais, une fois cette parenthèse refermée, la rentrée a été synonyme de retour au réel et même à une forme de chaos. Les Français ont retrouvé ce « new normal » dans lequel ils vivent depuis maintenant un certain nombre d’années, avec une succession de crises qui se potentialisent les unes les autres. 

Une fois la parenthèse des Jeux Olympiques refermée, la rentrée a été synonyme de retour au réel et même à une forme de chaos. Les Français ont retrouvé ce « new normal » dans lequel ils vivent depuis maintenant un certain nombre d’années, avec une succession de crises qui se potentialisent les unes les autres. 

Après la parenthèse des JO, la frustration est de retour ?

VL : Absolument. Ils éprouvent de la frustration en effet, mais aussi du fatalisme. Ils constatent qu’il ne s’agissait bien là que d’une parenthèse. Ce qui était dysfonctionnel avant les JO le redevient tout autant une fois l’évènement terminé. C’est le retour à la réalité d’un pays endetté, et à des préoccupations qui sont toujours là, dont celle du pouvoir d’achat et le spectre de l’insécurité. Les JO ont apporté la démonstration que, quelles que soient nos origines, nous pouvions être unis, vivre dans la cohésion et le respect. Sauf que, manifestement, cela ne tient pas, et que beaucoup de questions restent ainsi sans réponse.

Les Jeux Olympiques ont apporté la démonstration que, quelles que soient nos origines, nous pouvions être unis, vivre dans la cohésion et le respect. Sauf que, manifestement, cela ne tient pas, et que beaucoup de questions restent ainsi sans réponse.

Xavier Charpentier (FreeThinking) : L’incertitude est très forte. Ce mot revient beaucoup, et se décline de bien des façons différentes. Quelle que soit la direction vers laquelle se tournent leurs regards, c’est le brouillard qui succède au soleil éclatant des JO. C’est vrai pour la politique, l’économique et le social. L’incertitude s’est incrustée sur le temps long, avec une instabilité présente depuis des années. Et à laquelle ils ne s’habituent pas, ils nous le disent. Mais elle est aussi là sur le temps court, avec la situation politique et le contexte économique. La dette et la dégradation des comptes publics sont omniprésentes dans les esprits, et surtout la crainte que cela ne se traduise pour eux par des impôts supplémentaires ou plus largement par encore moins de pouvoir d’achat. Ces derniers mois ont ainsi réactivé et même amplifié des émotions négatives. Mais on voit aussi s’exprimer de la fatigue, du dégoût et souvent de la colère.

L’incertitude s’est incrustée sur le temps long, avec une instabilité présente depuis des années. Et à laquelle les Français ne s’habituent pas, ils nous le disent. Mais elle est aussi là sur le temps court, avec la situation politique et le contexte économique.

Ce dégoût et cette colère visent particulièrement les décideurs politiques ?

XC : La classe politique est en effet la première concernée. Beaucoup de Français le manifestent, ils ne supportent plus la démonstration de l’incapacité des politiques à résoudre leurs problèmes. Il y a très clairement un contentieux qui ne fait que s’aggraver entre eux et leurs dirigeants, contentieux exacerbé du côté des catégories les plus modestes. Au fond, les Français ont le sentiment que l’on ne se soucie pas vraiment d’eux, que cet ex-grand pays que nous sommes est en déclin depuis des années, avec des déficits qui se creusent et des difficultés considérables pour ce qui est de leur pouvoir d’achat. Les menaces se multiplient, et ils croient de moins en moins en la possibilité de vivre un jour une retraite un peu tranquille.

Au fond, les Français ont le sentiment que l’on ne se soucie pas vraiment d’eux, que cet ex-grand pays que nous sommes est en déclin depuis des années, avec des déficits qui se creusent et des difficultés considérables pour ce qui est de leur pouvoir d’achat.

Mais les médias et les entreprises sont également visés…

Ils éprouvent des difficultés au quotidien, certains plus que d’autres. Mais les perspectives semblent aussi particulièrement sombres …

XC : Nous observons en réalité plusieurs attitudes chez eux. La première consiste à rentrer la tête dans les épaules et à attendre. Elle est très répandue dans les classes moyennes modestes, où l’inquiétude est vive, avec une dimension un peu dépressive liée en effet à l’impossibilité de se projeter dans l’avenir. La seconde, sans doute encore majoritaire aujourd’hui, est celle de ceux qui se sentent en contrôle relatif et qui, sans être optimistes pour autant, essaient de garder la tête froide et d’avancer. Ils ont des emplois relativement abrités, dans de grandes entreprises ou dans la fonction publique. La troisième enfin, assez nouvelle, est celle des gens qui nous disent en substance « je ne me prends pas la tête, je profite de ce dont je peux profiter ». Ils sont dans une position de retrait plus ou moins volontaire, de recentrage sur eux-mêmes, avec un mélange de fatalisme et d’hédonisme. Ceux-là sont souvent assez proches de la retraite. 

Quelles sont les conséquences sur les modes de consommation ?

VL : La consommation est à l’évidence fortement impactée par cette incertitude dominante. Écouter ses désirs n’est pas d’actualité, l’épargne apparaissant clairement comme la solution la plus efficace pour se protéger face à un avenir imprévisible. La situation est bien sûr très hétérogène, l’épargne un marqueur social clair, mais on le sait, son taux est à un niveau très élevé en France, autour de 17%. C’est la réponse aux multiples peurs qu’évoquait Xavier, avec la crainte notamment de nouvelles taxes, et avec la vision que les décideurs politiques, au lieu de régler les problèmes, vont en créer de nouveaux. C’est la réponse aussi à la peur de l’avenir pour ses enfants, qui s’impose massivement au sein de ces Français des classes moyennes qui ont cru en un temps que leurs enfants vivraient mieux qu’eux puis ont été contraints de revoir leurs standards à la baisse, en reconnaissant le risque de déclassement. Aujourd’hui et cela nous semble être une donnée fondamentale, ils ont peur pour leurs enfants de ce monde qu’ils voient naître sous leurs yeux. 

La consommation est à l’évidence fortement impactée par cette incertitude dominante. Écouter ses désirs n’est pas d’actualité, l’épargne apparaissant clairement comme la solution la plus efficace pour se protéger face à un avenir imprévisible.

Écouter ses désirs n’est pas non plus d’actualité quand l’inflation reste toujours présente à leurs yeux, quand bien même les derniers chiffres publiés sont encourageants. Et surtout pourquoi changer aujourd’hui ? Le consommer moins est en marche depuis maintenant longtemps.

Vous aviez donné un nom à ce phénomène : « l’ingénierie du moins ». Celle-ci est plus que jamais à l’œuvre ?

VL : Absolument ! Mise en place depuis déjà plus de 10 ans, on pourrait croire qu’elle a été créée pour cette rentrée. Cela se traduit en particulier par la suppression de certains postes de consommation et un recentrage des achats sur l’essentiel, avec un recours massif aux produits discount ou de seconde main, à l’autoproduction ou l’entraide, et un report vers les enseignes permettant de faire des économies. La consommation économique s’impose comme le centre de gravité de leur consommation. On achète moins et on dépense moins. Cela n’exclut cependant pas de sanctuariser certains achats « plaisir », pour soi ou sa famille, pour des produits bien précis. On observe une tendance de plus en plus nette, consistant pour les adultes à préserver de plus en plus les plaisirs utiles des enfants – ceux qui vont les aider à se construire et leur donner quelques armes dans ce monde plus difficile – les activités sportives par exemple.

Mise en place depuis déjà plus de 10 ans, on pourrait croire que cette « ingénierie du moins » a été créée pour cette rentrée. Cela se traduit en particulier par la suppression de certains postes de consommation et un recentrage des achats sur l’essentiel, avec un recours massif aux produits discount ou de seconde main, à l’autoproduction ou l’entraide, et un report vers les enseignes permettant de faire des économies. 

Vous évoquiez le fait que les entreprises n’étaient pas exemptes de reproches de la part des Français. Pourquoi ?

XC : Nous observons en effet les signes d’un retournement des perceptions. Cette relation des Français avec les entreprises n’a jamais été très simple, mais la crise du Covid avait été l’occasion d’une embellie spectaculaire. Nos concitoyens ont eu le sentiment que de nombreuses marques et entreprises s’étaient mobilisées au service du bien commun. Aujourd’hui, le soupçon l’emporte, au point qu’on peut parler d’une crise de confiance. Les fondements de celle-ci, c’est d’abord la hausse des prix, et pire encore la shrinkflation. Les Français sont parfaitement conscients des tensions et des désordres monétaires que génère la guerre en Ukraine. Mais ils sont très nombreux à penser que les entreprises en profitent abusivement. Ils déplorent également un manque de rigueur pour ce qui est de la qualité des biens, notamment dans l’univers alimentaire, ce qui se traduit par des rappels de produits qui leur semblent, à tort ou à raison, plus fréquents. Et n’admettent pas certaines décisions, comme par exemple celle de Danone d’abandonner le Nutriscore.

Les Français sont parfaitement conscients des tensions et des désordres monétaires que génère la guerre en Ukraine. Mais ils sont très nombreux à penser que les entreprises en profitent abusivement.

Le soupçon se généralise, et avec lui une présomption d’insincérité ou même de malhonnêteté, ce qui s’incarne dans une figure extrêmement négative, celle du « profiteur de guerre ».

L’image des entreprises rejoint celle des politiques ?

XC : Le constat, c’est que les Français perçoivent aujourd’hui les entreprises comme des acteurs clés qui agissent en se sentant de moins en moins « concernés » par ce qu’ils vivent. Ils ont massivement le sentiment d’être pris pour des idiots où, à minima, de ne plus être assez écoutés. Le risque, c’est pour les entreprises de se retrouver prises dans un paradigme négatif, celui du « Eux face à Nous », caractéristique de celui qui gouverne maintenant la relation des citoyens aux politiques : « ils imposent, nous subissons, ils profitent alors que nous souffrons. »

Le risque pour les entreprises est de se retrouver prises dans un paradigme négatif, celui du « Eux face à Nous », caractéristique de celui qui gouverne maintenant la relation des citoyens aux politiques : « ils imposent, nous subissons, ils profitent alors que nous souffrons. »

Cette défiance est également forte vis-à-vis des grands médias. Ceux-ci sont accusés de contribuer au désordre plutôt que de jouer la carte de la responsabilité, et d’attiser le feu là où ils devraient donner des repères objectifs. Ce qui génère des réflexes d’autonomisation chez nos concitoyens, en ce sens qu’ils se construisent leur information, en diversifiant les sources et en s’appuyant de plus en plus sur les réseaux sociaux.

Vous décrivez une crise. Des options de sortie existent-elles ?

VL : Les Français expriment d’abord très fermement l’exigence d’un retour au respect des fondamentaux, et de façon concrète que les entreprises mettent fin à des pratiques jugées inacceptables : les prix abusivement élevés, la qualité trop fluctuante, et le manque de transparence.

Derrière cela, il y a l’attente que les entreprises redeviennent un élément de stabilité dans un monde dans lequel il est extrêmement difficile de se projeter. Et dans lequel on a donc précisément besoin de repères. L’idée clé, c’est qu’il faut protéger le consommateur, comme le salarié. 

L’idée clé, c’est qu’il faut protéger le consommateur, comme le salarié. 

Cela peut se traduire, vous l’avez évoqué, sur le terrain des prix, de la qualité et de la transparence. Mais encore ?

VL : Dialoguer avec ces Français des classes moyennes, c’est aussi prendre en compte l’attente d’un nouvel élan qui pourrait s’inspirer de ces JOP. D’une certaine façon, il y a l’espoir chez eux que les entreprises changent le jeu, en se donnant comme credo ces trois mots qui ont fait la fierté des Jeux Olympiques : dépassement, optimisme et solidarité.

Deux axes sont importants : l’écologie d’une part, mais aussi l’inclusion. Les Français attendent des entreprises qu’elles se dépassent en matière d’écologie, parce qu’ils ont massivement intégré que c’était l’avenir de la consommation. Et c’est la condition pour que les marques reprennent une forme de leadership. Derrière cela, il y a l’idée que l’innovation – qu’ils considèrent comme étant la grande force des entreprises – doit être utilisée pour le bien commun. Nos concitoyens estiment que les comportements responsables ne peuvent pas être le fait d’une petite minorité ; ils doivent au contraire être accessibles à tous. Les entreprises doivent donc œuvrer en ce sens. L’inclusion est un second axe clé. On est complètement dans la lignée des JO, il faut que le handicap et la différence soient acceptés et valorisés par tous. 

Les Français considèrent que l’innovation – qu’ils considèrent comme étant la grande force des entreprises – doit être utilisée pour le bien commun.

Cette idée que les entreprises doivent passer la vitesse supérieure en matière d’écologie et d’inclusion est très présente dans l’esprit des Français. Cela suppose que celles-ci travaillent avec plus de volontarisme pour un modèle de société et de consommation optimiste. Un modèle où l’on emmène tout le monde vers le mieux, dans une dynamique de progrès et non dans une régression sacrificielle comme cela peut être ressenti actuellement. 


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Véronique Langlois @ Xavier Charpentier

Vous avez apprécié cet article ? N’hésitez pas à le partager !

CET ARTICLE VOUS A INTÉRESSÉ ?

Tenez-vous régulièrement informé de notre actualité et de nos prochains articles en vous inscrivant à notre newsletter.