Pour Michael Bendavid (Strategic Research), le prisme des Moments de vérité est sans aucun doute vertueux : via l’étude des Customer Journey, il permet de s’affranchir des limites d’une vision trop analytique du marketing, et d’adopter une perspective précieuse pour en optimiser l’efficacité tout en étant très customer centric. Mais il peut néanmoins nous faire tomber dans des pièges : la complexité peut être redoutable, et le risque existe de s’enfermer dans des schémas a priori séduisants, mais peu opérants du point de vue business.
MRnews : La notion de Moments de vérité n’est pas vraiment nouvelle. Pour les marques, pourquoi l’enjeu de s’y intéresser est-il si important aujourd’hui ?
Michael Bendavid (Strategic Research) : Le concept date des années 80, il a été introduit par Jan Carlzon, président de Scandinavian Airlines. Il suggérait d’être particulièrement attentif à certaines interactions entre la marque et le consommateur, qui déterminent le futur de cette relation. A la manière d’un chercheur d’or, il s’agissait de traquer ces moments clés. Ce qui est relativement nouveau, ce sont les concepts du « Customer Journey » ou « Path to Purchase » qui « brassent » plus large. Ils consistent en une mise à plat des différentes étapes qui mènent un consommateur de l’expression d’un besoin à l’envie de partager l’expérience, en passant par les étapes critiques de l’exploration du marché et de la décision d’achat. L’innovation de ce mode de pensée est de mettre le consommateur au cœur de la réflexion marketing puisqu’il s’agit de le suivre pas à pas. Il faut bien sûr dans un second temps établir quelles sont les implications pour la marque de ce parcours consommateur mais la réflexion sur l’amélioration du marketing démarre par une observation et une analyse détaillée du parcours du consommateur. En cela, on peut dire que ces nouveaux sujets sont résolument d’actualité et dans l’air du temps.
C’est la grande difficulté que soulève cette problématique : comment obtenir, depuis l’observation des parcours clients et compte tenu de leur complexité, une grille de lecture qui soit lisible et opérante ?
C’est tout à fait juste. Un des challenges de cette approche holistique est qu’elle permet de remonter beaucoup d’information et de matériau. Certains diraient trop. Il faut donc être attentif à d’une part embrasser la complexité, parce que c’est un des bénéfices de cette approche, mais aussi à y voir clair au final. Il y a plusieurs recettes pour y arriver. La façon la plus efficace de rendre ces projets opérationnels est de leur donner un objectif précis, par exemple de les considérer comme un outil d’amélioration de l’efficacité marketing et commerciale. On ne veut pas simplement décrire ce qui se passe, on veut pouvoir agir sur la performance de la marque le long du parcours, renforcer ses points de fragilité, faire en sorte qu’elle soit visible et prenne la parole à des moments critiques du parcours.
Un autre levier de l’opérationnalité est de réduire la complexité en identifiant des parcours types qui capturent l’essentiel des scénarios de comportement. La visualisation de ces parcours sur des supports clairs et explicites aide considérablement les clients à s’approprier les livrables clés. Enfin, une phase post-études d’élaboration de plans d’actions avec les équipes marketing permet de donner une orientation définitivement opérationnelle à ces projets.
Quelles sont plus précisément les grandes phases de la démarche type que vous mettez en oeuvre sur ces problématiques ?
Nous procédons le plus souvent en 3 temps, avec deux étapes d’études et un ou des workshops de formalisation des « pour action ».
On démarre souvent par une séquence d’interviews de collaborateurs au sein de l’entreprise, pour appréhender les processus existants et les enjeux d’organisation. On met ensuite en place une phase qualitative, souvent articulée autour d’entretiens individuels ou de triades pour couvrir des cibles homogènes, afin d’identifier et de décrire les grands parcours types que je viens d’évoquer. Selon les moyens budgétaires disponibles, on peut utilement enrichir les entretiens clients de shoppings accompagnés, de carnets digitaux sur lesquels on demande aux personnes sélectionnées d’enregistrer les différentes interactions avec la catégorie étudiée etc. Dans un second temps, nous procédons à une quantification des parcours types ; On mesure la visibilité de la marque dans les différentes étapes du parcours, l’influence des points de contacts, la performance des différents canaux etc. Les phases d’études nous permettent d’identifier un certain nombre de challenges. Les workshops avec les équipes aident à formaliser les réponses que la marque peut y apporter en intégrant les contraintes de l’entreprise. Ces études qui visent à scanner la performance de la marque débouchent systématiquement sur l’ouverture de chantiers sur des thématiques qui peuvent aller de la présence digitale à l’efficacité de l’allocation des dépenses marketing.
Pourriez-vous donner un exemple d’une caractéristique structurante d’une key journey sur une catégorie de produits ou de services ?
Prenons un sujet dont tout le monde a l’expérience, par exemple la façon dont on choisit de réserver un week-end de deux ou trois jours. Nous avons publié une étude sur ce thème basée sur l’observation des consommateurs britanniques et français, vous la trouverez facilement sur notre site. Les parcours sont souvent complexes parce que les phases d’exploration et de recherche d’une destination sont élaborées et les clés d’entrée diverses. Il n’est pas rare, par exemple, d’observer chez les Millenials que la clé d’entrée est le budget, la destination et les modalités sont plus secondaires. L’exploration des options se fait essentiellement sur le web et peut être particulièrement intensive, la décision est rapide et déterminée par un coup de cœur ou le résultat d’un consensus du groupe. Un autre archétype de parcours se caractérise par l’identification comme clé d’entrée d’une ou de plusieurs destinations possibles au sein d’un set de destinations pré-déterminé ; puis d’une évaluation rigoureuse des options reposant sur plusieurs critères (budget, logistique etc.), enfin d’une décision parfois lente à se dessiner.
Cet exemple permet d’appréhender la variété des parcours, l’interaction entre les parcours et les cibles, et parfois les limites des prismes d’analyse usuels, comme par exemple celui du sales funnel qui tend à considérer qu’une marque efficace doit d’abord construire une base de notoriété solide et viser à convertir le plus de consommateurs possibles en termes d’achat. En réalité, dans des parcours d’achat où l’exploration des alternatives est large, certaines options qui n’étaient pas connues initialement se retrouvent dans le set de considération et in fine choisies. Ce type d’observations doit amener la marque à s’interroger sur le meilleur moment et la meilleure façon d’investir pour se faire connaitre.
Le prisme des Moments de Vérité fait-il sens pour toutes les catégories de produits ou de services ?
Son champ d’application est très large, nous l’avons appliqué dans un grand nombre d’industries. Mais il me semble néanmoins moins adapté pour des achats faiblement impliquants, comme c’est le cas pour certaines catégories de la grande consommation où les achats se font sur un mode « routinier ». Sur des catégories très impliquantes, on peut être confronté à une difficulté liée au fait que le processus de décision est très lent et que la mémoire du parcours complet peut s’estomper. On peut contourner cela en « attrapant » des individus qui sont à différents moments de leur cycle d’expérience et reconstituer ainsi, par collage, la réalité du parcours.
L’exemple que vous avez évoqué met en lumière la possibilité d’utiliser le prisme des customer journeys dans une perspective stratégique… Ne constitue-t-il pas un outil intéressant pour segmenter un marché et prioriser des cibles ?
Même si la vocation est de mettre à jour des typologies de parcours, il se trouve que certains parcours peuvent être privilégiés par certaines cibles. Le croisement de ces deux visions (parcours, cibles), permet d’améliorer encore l’opérationnalité de ces projets. Il est fréquent que l’on cherche à isoler les spécificités du parcours des cibles stratégiques de la marque. Il « suffit » d’appliquer ce filtre à l’analyse des parcours.
Vous avez évoqué le piège posé par le nombre et de la complexité des informations, qui obligent à particulièrement bien penser le design du recueil et des schémas d’analyse. Et, indirectement, la limite opérationnelle des résultats des étapes d’études, qui doivent être prolongées par des workshops. En voyez-vous d’autres ?
Parfois, les clients sont sensibles à des grilles d’analyse qui mettent en avant l’état émotionnel, les moments de vérité qui émaillent le parcours et la relation du client à la marque. Certes, ces éléments aident à « raconter une histoire » mais ils relèvent souvent de l’anecdote et polluent l’analyse qui à mon sens doit rester distanciée pour être efficace. En réalité, il y a derrière cette façon de voir le parcours le vieux dilemme entre faut-il mieux évaluer une relation à chaud ou à froid ? Chacune de ces mesures a sa valeur et les gens qui travaillent sur la mesure de la satisfaction le savent. Sur ces projets ambitieux qui ne visent pas simplement à « corriger » la qualité de l’interaction entre la marque et le consommateur, mais à améliorer la capacité de la marque à capturer le désir et à bâtir une relation durable, il est nécessaire d’adopter une démarche objective et presque clinique. On sait par exemple que les étapes « amont » du parcours relatives à la recherche d’information ou à l’évaluation des alternatives sont moins investies émotionnellement que les étapes de l’expérience du produit ou du service. Elles sont pourtant décisives et beaucoup de marques perdent la bataille de l’attention « en silence ». Si le consommateur vous shunte à ce moment-là, vous ne lui vendrez rien !
Quels sont les moments les plus opportuns pour déclencher ce type de réflexion et d’étude ?
Le lancement d’un chantier de transformation digitale d’une marque constitue à l’évidence une vraie opportunité. Mais, très souvent, ces démarches sont consécutives à une volonté de la direction générale de remettre à plat la relation client pour comprendre une baisse de performance ou dans une perspective de redynamiser la demande. Quelque chose ne fonctionne pas bien et il faut, à la manière d’un médecin, faire un bilan de santé général pour identifier les causes. Le Customer Journey est une approche parfaitement adaptée dans cette situation : elle permet de faire un diagnostic complet, d’identifier les éléments qui freinent la marque dans sa marche et d’élaborer les pistes de solution en associant les équipes internes. Elle permet aussi de remettre le client au cœur des préoccupations, ce qui est une bonne pratique en général et un impératif dans des entreprises qui se préoccupent plus de la solidité des process internes que du feed-back des clients.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Michael Bendavid