# Economie comportementale : le nouveau chamboule-tout des études marketing ?

L'économie comportementale apporte une double formidable opportunité

Diouldé Chartier-Beffa
Associée fondatrice de D'Cap Research

21 Sep. 2017

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Pour Diouldé Chartier-Beffa (D’Cap Research), l’économie comportementale pourrait avoir un impact considérable sur la recherche marketing… En l’invitant à se réapproprier ses fondements scientifiques, elle lui ouvre (enfin !) la possibilité de valoriser le conseil qu’elle est à même d’apporter aux entreprises. Mais elle est aussi une vraie occasion pour les marques et les institutions de repenser l’expérience des consommateurs, à la condition toutefois de ne pas s’enfermer dans l’idée que l’on peut tout régler avec des micro-initiatives !

MRNews : L’économie comportementale est parfois décrite comme porteuse d’une forme de révolution pour les études marketing… Quels changements radicaux apporte-t-elle selon vous ?

Diouldé Chartier-Beffa (D’Cap Research) : La mise en pratique de l’économie comportementale dans notre univers me semble avoir deux conséquences majeures. La première concerne la chaine compréhension / action. Dans un schéma classique, il y a toujours comme un « gap » à franchir, un saut au-dessus du vide pour définir le « pour décision » ou le « pour action » associé aux résultats de l’étude. L’économie comportementale jette un pont au-dessus de ce gap : le process ne s’achève pas avec la remise d’un rapport d’études, mais par l’identification des actions les plus efficaces. Elle fait partie intégrante du projet.

Dit autrement, la fameuse question du « so what ? » ne se pose pas…

Si bien sûr elle se pose toujours, mais l’économie comportementale y répond car les concepts qu’elle a découverts permettent, en toute rigueur, de faire dériver  la définition du plan d’action directement des résultats de l’étude de la cible.. Par ailleurs, je pense que l’intégration de l’économie comportementale tend à modifier le regard que l’entreprise porte sur ses clients. Ils n’apparaissent plus comme des objets ; ils sont des « acteurs », dotés d’un libre arbitre, et qui participent d’une certaine façon à égalité avec l’entreprise à l’élaboration de l’expérience. Cela oblige à tenir compte de l’environnement dans lequel se joue la relation.

Les apports de l’économie comportementale vous paraissent-ils peu ou prou intégrés dans la pratique actuelle du market research ?

Cette intégration me semble à l’évidence encore très faible. Les études continuent à beaucoup se focaliser sur les motivations conscientes des individus. C’est le cas pour la grande majorité des études quantitatives, or le chiffre est l’instrument privilégié de la prise de décision au sein des entreprises. La technique du trade off est un contre-exemple remarquable. D’une certaine façon, il respecte le côté « boite-noire » du cerveau des individus ; mais il ne peut pas être utilisé pour une grande variété de problématiques.

Les démarches qualitatives s’intéressent elles beaucoup plus aux motivations inconscientes des individus, mais elles n’ont pas la même valeur décisionnelle. Elles interviennent assez souvent en amont d’études quantitatives, pour aboutir in fine à l’élaboration de questionnaires faisant la part belle à des attitudes « conscientes ». Et par ailleurs, elles ont la limite – pour les réunions de groupe – de se réaliser « en labo », en faisant abstraction d’éléments de contexte et de situation qui sont de plus en plus décisifs, car l’environnement physique et cognitif des individus a été grandement bouleversé en quelques années. On ne peut plus considérer la compréhension du contexte comme un donné connu, dans quelque sujet que ce soit.

Quels sont les exemples d’études ou de méthodes qui, théoriquement, ne devraient plus avoir cours si l’on prenait réellement compte de ce que nous apprend l’économie comportementale ?

Un exemple emblématique me parait être celui des bilans ou des trackings d’image… Les questions ayant vocation à générer des indicateurs « durs » comme les préférences par exemple sont incontournables, mais ces dispositifs intègrent le plus souvent des dizaines d’items d’évaluation censés fournir un matériau explicatif mais qui me paraissent le plus souvent artificiels et passent assez systématiquement à côté de la problématique la plus essentielle : celle de la pertinence et de l’utilité de la marque dans le contexte de vie des gens. Celle-ci a-t-elle réellement une place dans la vie des gens ? Et laquelle ? Ces études contournent souvent cette vraie grande question.

Quelles démarches vous semblent donc à contrario devoir être privilégiées ?

L’économie comportementale incite naturellement à regarder, au stade exploratoire, comment les individus se décident et agissent en situation et comment ils vivent ces situations sur le plan émotionnel. L’immersion ethnographique, avec ce couplage de l’observation et de l’interaction avec les individus, me semble pouvoir apporter des éléments majeurs dans cette perspective. Elle permet éviter les interrogations trop abstraites, en labo ou « hors-sol » comme on dit. Quand des hypothèses se dessinent, elle met en évidence l’intérêt majeur des tests expérimentaux quanti ou quali, in situ : que font les gens face à telle modalité ou dans tel environnement ? Elle invite donc à définir des protocoles parfaitement rigoureux, et à déployer la scientificité propre à ce métier (avec les A/B testing, les carrés latins,…), qui est malheureusement souvent occultée.

L’économie comportementale n’est pas le behaviourisme…

Absolument pas. Je pense que cela serait une dangereuse erreur que de faire l’impasse sur les dimensions liées à l’imaginaire des individus vis-à-vis des catégories de produits ou de services, des marques,… Mais je crois à la nécessité de coupler cette intelligence des imaginaires avec celle des fonctions et des situations. C’est d’ailleurs l’apport de la psychologie sociale au behaviourisme des années 40 qui a permis de rendre l’économie comportementale à la fois plus humaniste, et plus applicable, et qui a abouti à la cristallisation du Nudge.

L’économie comportementale est fortement associée au concept et à la pratique du Nudge dont vous avez une certaine expérience. Quel est votre regard à ce sujet ?

Le Nudge est un concept marketing puissant ! On le traduit le plus souvent en français comme étant un coup de pouce… Je pense qu’il serait plus juste de lui associer l’image du petit coup de coude que l’on fait à quelqu’un pour l’encourager. Le Nudge a l’immense avantage de mettre en évidence le côté actionnable de l’économie comportementale. Il a peut-être un inconvénient : celui de faire croire à certains qu’ils vont pouvoir modifier des comportements avec un simple sticker ou plus largement avec des actions à deux francs six sous. C’est parfois vrai, et c’est tant mieux si le Nudge ouvre les chakras des entreprises en ce sens : il n’est pas interdit d’obtenir beaucoup avec peu. Mais dans de nombreux cas, le sticker ne suffit pas. L’entreprise doit même parfois transformer son organisation pour réellement changer l’expérience des individus.

N’y-a-t-il pas néanmoins une perspective très ROI-iste dans le Nudge et plus largement dans l’économie comportementale ?

Oui, et c’est même la force du nudge, le ROI c’est la preuve que ça marche. Mais il me semble préférable d’avoir sur ce point un certain recul. Le fait est que cela coûte cher au fond que de pousser les gens à agir s’ils n’y sont pas motivés : il faut dépenser énormément d’argent en publicité pour les convaincre, ou bien les « ficeler » avec des contrats qui génèrent in fine de la déception. Ce que dit le Nudge – et il le prouve ! – c’est qu’il est plus rentable d’allouer les ressources de l’entreprise (ou d’une collectivité) dans le sens des motivations et des intérêts des gens plutôt que dans le sens contraire.

La pratique du Nudge modifie-t-elle fortement votre rôle en tant qu’institut ?

Depuis 2 ans le nudge pèse de plus en plus dans notre activité, sur différents secteurs. Cela va de la mobilité, avec toute une démarche expérimentale menée avec SNCF Transilien depuis 2 ans, qui est en train de passer en phase d’industrialisation, jusqu’à la grande conso où le nudge apporte de nouveaux leviers de succès pour les lancements de produits. Nous intervenons essentiellement en amont, sur l’identification des leviers et la proposition de cahiers des charges d’action, parfois jusqu’à la conception du plan expérimental des prototypes de solutions. Au-delà des missions nudge, le principal changement est que nous avons intégré le Nudge et plus largement l’économie comportementale comme un prisme. Déjà, très simplement, cela modifie nos livrables : il ne s’agit pas de remettre un rapport d’études, mais d’abord et avant tout un cahier des charges pour action. Mais surtout, c’est une grille de lecture qui est présente aujourd’hui dans la très grande majorité des chantiers sur lesquels nous intervenons : comment faire en sorte que l’entreprise ou la collectivité facilite la vie des gens, non pas en multipliant les services et les offres, mais en agissant sur leurs comportements.

Les recommandations se doivent d’être opérationnelles…

Tout à fait. D’une certaine façon, cela modifie notre regard sur la notion même de recommandation. Cela nous oblige à prendre complètement compte des contraintes économiques ou organisationnelles des entreprises. Mais cela change aussi la relation qu’elles ont avec nous : elles doivent partager avec nous leurs contraintes. Par ailleurs, cela nous amène à intégrer aux missions des compétences telles que le design : il faut que nous soyons à même d’élaborer des prototypes pour donner des choses à voir, ou à concevoir des environnements modifiés.

A l’évidence, cela nous conduit à endosser un fort rôle de conseil auprès des entreprises, qui s’inscrit dans le prolongement des études et qui est perçu comme ayant une vraie valeur, et non comme la cerise sur le gâteau ! (rires)

Voyez-vous un dernier point à ajouter sur les impacts de ce courant théorique ?

Oui. Je crois qu’à l’heure où l’on ne parle quasiment plus que d’internet et du digital, l’économie comportementale a le très grand mérite de nous replonger dans le monde du réel, où nos cinq sens sont en jeu. Nous sommes certes des têtes pensantes, nos cerveaux baignent en permanence dans un univers où l’imaginaire et le symbolique sont clés. Mais nous sommes aussi des corps immergés dans la matière. Et dissocier les têtes des corps ne me parait pas être une très bonne idée ! (rires). Tant mieux donc si l’économie comportementale nous redonne un cadre plus cohérent, où notre intégrité est sauve.


 POUR ACTION  

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