Pour Clément Dargent (PRS IN VIVO), les études marketing n’évolueront vraisemblablement pas à sens unique dans les années à venir. Si la technologie – et tout particulièrement l’IA – devrait continuer à occuper de plus en plus de place, la composante humaine ne sera certainement pas de reste selon lui. D’une part sous l’angle de l’expertise, plus que jamais indispensable pour transformer des données toujours plus volumineuses en insights. Mais également dans les modalités de recueil, l’impératif pour les entreprises de prendre les meilleures décisions – et donc de s’appuyer sur des données de qualité – laissant ses chances à des méthodologies éprouvées comme le face-à-face. Enfin, dans l’accompagnement des clients, qui ne sont pas tous experts dans les études et ont besoin de partenaires qui les guident et les soutiennent.
MRNews : Quelles sont vos convictions — et pourquoi pas aussi vos interrogations — sur la façon dont nous étudierons les consommateurs d’ici 2030 ?
Clément Dargent (PRS IN VIVO) : Il me semble que les évolutions à venir vont s’articuler autour de deux grands axes qui peuvent à première vue sembler opposés. Nous devrions assister à un usage croissant des nouvelles technologies, et bien sûr de l’Intelligence Artificielle, cela s’inscrivant dans une tendance de fond au bénéfice des études en mode « do-it-yourself », déjà bien installée depuis maintenant plus de dix ans. L’IA ouvre la perspective d’une sorte de DiY amélioré. Mais, en parallèle, un besoin s’exprime clairement du côté de nos clients, celui d’une plus grande expertise des instituts, et d’une plus forte capacité d’accompagnement. Cela tient en partie à une évolution du profil des équipes études dans les entreprises et à un phénomène d’engorgement face à l’abondance de data, qui génère de véritables goulots d’étranglement, ces organisations ne disposant pas toujours des ressources pour y remédier. Je crois donc qu’il aura dans notre univers à la fois plus de technologie, mais aussi encore plus de place pour l’humain.
Je crois donc qu’il aura dans notre univers à la fois plus de technologie, mais aussi encore plus de place pour l’humain.
Ces deux besoins que vous évoquez n’émanent-ils pas d’interlocuteurs différents ?
Pas nécessairement. En réalité, ce sont souvent les mêmes entreprises et les mêmes personnes qui font une sorte d’aller-retour. Dans un premier temps, elles sont tentées d’internaliser la réalisation des études, notamment pour des raisons budgétaires. Puis elles prennent conscience qu’en procédant ainsi, elles recueillent certes beaucoup plus de données, mais n’obtiennent pas pour autant les réponses qu’elles escomptaient. D’où la nécessité de solliciter des experts pour les aider à dégager des insights structurants. Je pense que nos clients essaient tous et constamment de trouver le bon équilibre entre les 2 sources de données.
Nos interlocuteurs nous font part de leurs expériences avec l’IA, et du fait que les résultats ne sont pas vraiment à la hauteur de la promesse qu’ils y ont vue. Ce qui les amène là encore à se retourner vers l’expertise humaine. Cela conforte ma conviction que le besoin de mieux se connecter aux « humains » ne fera que grandir dans les années à venir, sans doute pour trouver un juste équilibre avec l’usage croissant de la technologie. Aux humains « experts », mais aussi tout simplement aux consommateurs, qui sont aujourd’hui le plus souvent interrogés via des plateformes où la technologie est très présente…
Nos interlocuteurs nous font part de leurs expériences avec l’IA, et du fait que les résultats ne sont pas vraiment à la hauteur de la promesse qu’ils y ont vue. Ce qui les amène là encore à se retourner vers l’expertise humaine. Cela conforte ma conviction que le besoin de mieux se connecter aux « humains » ne fera que grandir dans les années à venir, sans doute pour trouver un juste équilibre avec l’usage croissant de la technologie.
Le online est l’outil dominant dans les dispositifs de recueil. Un retour vers le face-à-face — ou le téléphone — est-il vraiment imaginable ?
Soyons réalistes, le face-à-face restera largement minoritaire derrière les dispositifs on-line. Mais je suis convaincu qu’il gardera toute sa place dans le futur compte tenu des avantages qu’il procure. Avec ce mode de recueil, on sait à qui on a affaire, bien plus qu’avec des dispositifs on-line. Par ailleurs, il demeure le meilleur outil pour capter ce qui se passe « dans la vraie vie », et en particulier dans les espaces de vente, 90% des achats de biens de grande consommation se faisant encore aujourd’hui dans des magasins physiques. On est au plus proche de la façon dont les shoppers entrent en contact avec les propositions, le online obligeant lui à une forme de simplification et notamment à utiliser des questionnaires courts. Le face-à-face donne ainsi de bien meilleures chances de saisir la complexité de ce qui se passe dans la tête d’un être humain, surtout lorsqu’il intègre des phases d’observation pour confronter les intentions avec la réalité des comportements. Quand on filme les gens en situation d’achat et qu’on leur montre les vidéos a posteriori, on met quasi-systématiquement en évidence des réactions inconscientes, des mécanismes qui passeraient sous les radars d’un recueil online.
Le face-à-face demeure le meilleur outil pour capter ce qui se passe « dans la vraie vie », et en particulier dans les espaces de vente, 90% des achats de biens de grande consommation se faisant encore aujourd’hui dans des magasins physiques.
Le online permet de collecter des données rapidement, pour « prendre la température », c’est sa grande force. Mais, pour les raisons que nous venons d’évoquer, le face-à-face est généralement la meilleure option si l’on veut obtenir de solides insights.
Le face-à-face est-il plus prédictif de la performance des innovations testées ? Fait-il l’objet d’un regain d’intérêt auprès de vos clients ?
Nos tests en parallèle démontrent en effet une prédictivité supérieure des études réalisées en face-à-face, bien que des solutions online s’en approchent. Et oui, certains de nos interlocuteurs reviennent vers le face-à-face après que leur entreprise a pris de mauvaises décisions en s’appuyant uniquement sur des études on-line, sans accompagnement expert. C’est le cas de la marque Vrai par exemple, avec qui nous travaillons aujourd’hui. Mettre en place la bonne méthodologie, poser les bonnes questions, ou faire la bonne interprétation des chiffres n’est pas si simple. De mauvais choix sur des enjeux de packaging peuvent avoir des conséquences très lourdes pour les entreprises. L’histoire de Tropicana, qui a subi des revers importants suite à une refonte de son offre, est souvent citée comme emblématique de ces risques… On peut faire le parallèle avec l’Equity des marques. Maintenir une bonne equity exige des investissements considérables, dans la durée. Mais tout peut se défaire très vite, et alors la pente est très dure à remonter. Le risque d’un mauvais relancement de pack, c’est que les consommateurs basculent vers des produits concurrents, changent leurs habitudes, et ne reviennent jamais, les parts de marché étant définitivement perdues.
Nos tests en parallèle démontrent en effet une prédictivité supérieure des études réalisées en face-à-face, bien que des solutions online s’en approchent (…). De mauvais choix sur des enjeux de packaging peuvent avoir des conséquences très lourdes pour les entreprises.
Quelle est votre vision du rôle que prendra l’IA dans les études marketing ?
L’IA peut recouvrir des choses très diverses… Mais, de fait, je vois nos interlocuteurs dans les entreprises adopter une posture progressivement plus critique. Peut-être le soufflé est-il en train de retomber, en tout cas pour certains usages. Je pense notamment au principe des panels « synthétiques », l’IA permettant dans certains cas de « remplacer » des répondants. Nous avons fait des parallel testings, comme pour toutes les nouvelles technologies, et les panels synthétiques ne sont jamais parvenus, du moins jusqu’à maintenant, à retrouver les KPIs comportementaux. Les panels synthétiques fonctionnent sans doute pour d’autres types d’études, mais en tout cas pas pour du comportemental. Par ailleurs, j’entends souvent que l’IA échoue souvent dans les tests d’innovations, par exemple pour des screening de concepts. Mais je ne suis pour autant pas définitif » sur ces points, car les choses peuvent évoluer très vite.
L’IA me semble pouvoir apporter un vrai plus dans les étapes amont des projets d’études, notamment lorsqu’il s’agit de synthétiser des informations. Pour résumer de gros corpus de textes, aider à définir des items dans un questionnaire, ou des thèmes à aborder, notamment dans des phases exploratoires. L’IA est aussi un excellent moyen de « converser » avec des répondants pour améliorer le nombre de mentions dans les questions ouvertes. Cela permet de faire émerger des signaux faibles, des axes auxquels on n’aurait pas pensé, de synthétiser des thèmes, d’ouvrir des pistes d’analyses, de dégrossir de grandes quantités de données. Je le vois plutôt comme une aide, comme un « super assistant » à même de faire des suggestions intéressantes et non comme un « remplaçant ».
Je vois l’IA plutôt comme une aide, comme un « super assistant » à même de faire des suggestions intéressantes et non comme un « remplaçant ».
Vous évoquiez la difficulté des entreprises à gérer la masse de données dont elles disposent. L’IA ne peut-elle pas être une aide face à cela ?
Ce phénomène d’engorgement face aux datas n’est pas nouveau. Sans doute a-t-il été amplifié, concernant les études, par l’usage croissant des plateformes et des outils de DiY qui facilitent l’acquisition de données. L’IA peut être utile pour les synthétiser comme nous venons de l’évoquer. Mais la vraie difficulté est de passer des données aux insights, et la compétence humaine me semble irremplaçable pour y parvenir. Or il y a une forte hétérogénéité des profils études dans les entreprises. Dans certains cas, les équipes CMI sont très expérimentées. Dans d’autres, on voit des profils plus juniors pour qui le métier des études est un point de passage vers autre chose. Ils ne sont pas les plus à même d’une part de challenger les méthodologies, mais aussi de savoir hiérarchiser les informations et les transformer en insights. Dans ce contexte, je pense que ce sera de plus en plus le rôle des instituts d’études que de les aider à naviguer dans ces déluges de données, et à en faire émerger le sens. Cette mission d’accompagnement, avec de vrais experts, devrait donc prendre de plus en plus d’importance.
La vraie difficulté est de passer des données aux insights, et la compétence humaine me semble irremplaçable pour y parvenir.
Comment un institut comme le vôtre peut répondre à cet impératif de « plus d’humain » ? Quelles sont les implications, notamment sur le profil des collaborateurs ?
La composante recrutement est très sensible. Nous avons besoin d’équipiers passionnés, qui aiment raconter des histoires et trouver du sens aux données, produire des analyses riches, puissantes… Tout en ayant aussi besoin de juniors pour certaines tâches, même si l’IA pourra alléger celles-ci. Ce qui est excitant, c’est de chercher des profils très complets, à même d’intégrer et de maitriser la technicité propre aux études, mais ayant également une bonne vision des enjeux marketing et business, des esprits rigoureux et analytiques, des gens adeptes du storytelling et étant capables d’avoir un regard critique sur les enjeux des clients et sur les données. Nos équipes sont là pour accompagner nos clients comme nous venons de l’évoquer, ce qui suppose de comprendre leurs besoins au-delà de ce qui est exprimé dans les briefs. Nos clients achètent certes des études, mais aussi et avant tout une relation, une confiance. Nos collaborateurs doivent donc être à l’aise avec ça. Ils doivent également savoir faire preuve de pédagogie compte tenu de la nature des projets que nous traitons.
Nos clients achètent certes des études, mais aussi et avant tout une relation, une confiance. Nos collaborateurs doivent donc être à l’aise avec ça. Ils doivent également savoir faire preuve de pédagogie compte tenu de la nature des projets que nous traitons.
Voyez-vous un dernier point à ajouter sur les évolutions d’ici 2030 ?
Je crois beaucoup à la puissance des sciences comportementales, dans notre ADN depuis la création de nos entreprise IN VIVO et PRS : nous sommes behavioral natives ! On ne peut pas capter la complexité de l’esprit humain et des décisions qu’avec des questions simples. Là encore, cela suppose de l’expertise humaine, une capacité à intégrer avec pertinence des principes dont l’appropriation prend un peu de temps. Et dont l’usage ne peut être défini qu’au cas par cas, de façon un peu « artisanale ». Mais cela me semble clé pour aider les entreprises à identifier des insights puissants, et à faire la différence sur leurs marchés.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Clément Dargent