# Peuple vs élites : les études en question ?

"Il y a une vraie priorité à renforcer la culture du chiffre"

Rémy Oudghiri
Sociologue et directeur général de Sociovision

8 Juil. 2019

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Faut-il réellement s’étonner d’une déconnexion entre les décideurs et la réalité vécue par les consommateurs – et le peuple – lorsque la culture du chiffre et la technicité Etudes sont défaillantes, dans le contexte d’une production d’informations de plus en plus pléthoriques ? C’est le propos que développe ici Rémy Oudghiri (SocioVision), toute langue de bois mise à part, en mettant en évidence les responsabilités qui incombent aux professionnels de notre univers.

MRNews : Le phénomène Gilets Jaunes est perçu comme emblématique d’une déconnexion entre les décideurs et la population. La question peut se poser du rôle des études, et de leur aptitude à rendre compte du « pays réel ». Quelles leçons peut-on tirer ?

Rémy Oudghiri : Elles sont sans doute nombreuses… Un des points qui me frappe le plus est notre capacité – collective – à ne pas entendre ce que disent les chiffres. Avant que les Gilets Jaunes apparaissent sur le devant de la scène, il m’est régulièrement arrivé de présenter des données historiques sur le ressenti des Français. Beaucoup d’indicateurs mettaient en évidence qu’une proportion importante de nos concitoyens se sentent financièrement sous pression. En 1990, par exemple, 40% des Français disaient être contraints de réduire leurs dépenses alimentaires en fin de mois. En 2018, cette proportion atteignait les 56%. L’objection qui était parfois formulée, c’est que tout cela n’était « que » du déclaratif et ne reflétait donc pas nécessairement la situation objective des personnes interviewées. Certains faisaient l’hypothèse qu’une partie de la population exagérait peut-être.

Les professionnels des études sont nombreux aujourd’hui à pointer les limites du déclaratif.

C’est vrai. Il me semble que la crise des Gilets Jaunes nous donne précisément une leçon sur ce point. Elle nous invite à reconsidérer le fait que le déclaratif n’est pas neutre. Le discours que l’on recueillait dans nos enquêtes a fini par se transformer en acte. Nous devons donc être vigilants par rapport à notre propre travail. Les informations ne sont parfois pas lues du fait de ce « procès » vis-à-vis du déclaratif. Mais aussi parce qu’il y a une overdose de chiffres !

Beaucoup de chiffres sont publiés. Et ils sont potentiellement contradictoires…

Absolument, la conséquence pour les décideurs étant de ne plus savoir lequel prendre en compte, avec la tentation de ne plus en écouter aucun… La limite, le plus souvent, vient de l’absence d’historique des données, alors que c’est essentiel pour juger de l’importance des phénomènes. Chaque annonceur souhaite disposer d’une information correspondant le plus précisément possible à son besoin et à sa vision du monde. Il y a aussi la multiplication des sources. Les professionnels des études que nous sommes ne prenons pas toujours le temps de regarder ce que font nos confrères. Or cela nous permettrait de gagner en cohérence. Changer cela n’est pas simple. Peut-être existe-t-il néanmoins des marges de manœuvre du côté des principaux instituts notamment. Mais il y a aussi, me semble-t-il, un véritable enjeu côté annonceurs, avec une culture du chiffre qui mérite certainement d’être développée y compris chez les décideurs…

Une plus grande culture du chiffre, c’est une plus grande capacité à discerner la fiabilité et la portée des informations ? 

Oui. Le réflexe dominant est de commander des chiffres, sans vraiment s’interroger sur la façon dont ils sont produits et sur la formulation de la question notamment. Une opinion n’est pas une attitude. Et ce n’est pas non plus une valeur. Si l’on prend le temps d’analyser des historiques conséquents de mesures, on voit très clairement que les opinions sont sujettes à des variations importantes, les attitudes étant elles plus constantes. L’inertie est beaucoup plus forte encore lorsqu’on s’intéresse à des valeurs ou à des croyances. Je me ferai peut-être quelques ennemis en disant cela, mais je crois qu’il manque un peu de recherche fondamentale dans notre industrie, ne serait-ce que sur la question de savoir comment nos chiffres sont interprétés. La formation des utilisateurs mériterait d’être renforcée. Derrière cela, il y a aussi bien sûr le rapport au temps, celui qui est indispensable à la prise de recul et à l’analyse. Ce temps-là se fait de plus en plus rare. Je pense néanmoins que l’émergence de la data peut constituer un contexte opportun. Cela correspond à une nouvelle façon d’envisager les consommateurs, qui demande une réflexion sur la spécificité du déclaratif versus ces énormes torrents ou lacs de données. Les unes et les autres ont naturellement leurs limites. Bourdieu par exemple avait parfaitement pointé celles de la connaissance de l’opinion… 

« L’opinion publique n’existe pas » disait Bourdieu. Le texte est assez ancien (1972), et peut-être pas très connu. Que disait-il en substance ?

L’idée de Bourdieu se résume au fait que les sondeurs posent des questions que les gens ne se posent pas et ne se poseront sans doute jamais. On « fabrique » donc des réponses artificielles. Le propos ne date pas d’hier, mais il fait toujours sens. Il faut en tenir compte, je pense, ne serait-ce qu’en offrant aux individus interrogés la possibilité de dire qu’ils ne se prononcent pas, qu’ils ne sentent pas « concernés », ce qui peut aller à l’encontre du souci d’avoir des informations très saillantes. Pourtant ces personnes qui « ne savent pas » sont nombreuses, cela représente souvent un tiers de la population sur certains sujets. 

Quelles sont les options pour sortir de ces travers ?

Il me semble qu’un réel effort de pédagogie est nécessaire… Prenons l’exemple des dernières élections européennes. Avec la surprise de la percée écologiste, le discours dominant a consisté à dire que les instituts s’étaient à nouveau trompés. Mais on oublie, encore une fois, qu’un sondage n’est pas une prédiction. Le fait est que, pour cette élection en particulier, les gens ont décidé très tard de la couleur du bulletin qu’ils ont mis dans l’urne. Et ceux qui étaient dans cette disposition d’esprit ont été particulièrement nombreux à voter « vert ». Nous avons affaire à une société en réalité très flottante, alors que la perception qui s’est imposée est celle d’un corps électoral avec des positions fortement ancrées. On a à mon sens manqué une occasion de faire acte de pédagogie. Je crois qu’il faut donner aux gens des armes critiques pour mieux saisir la portée des chiffres.

Vos propos ne pointent-ils pas au fond un manque de technicité « Etudes » ?

Oui. Il me semble évident que celle-ci manque aujourd’hui. Elle est pourtant indispensable pour décrypter notre société où les chiffres sont omniprésents. Il y a un réel enjeu de formation, d’abord peut-être au sein même des sociétés d’études. Mais le rôle des responsable études des entreprises est également majeur dans cette action de pédagogie. Ils sont les mieux placés pour décrypter les besoins des équipes, et faire en sorte que les informations soient utilisées à bon escient. Produire de la connaissance est un travail qui demande énormément de qualités et de rigueur. Malheureusement, dans une société qui vit au rythme des réseaux sociaux, l’impact prime de plus en plus. Certaines études sont commanditées non pas pour éclairer une décision ou un débat mais pour générer de l’attention, faire sensation… 

Le digital a considérablement changé la donne pour ces responsables Etudes, qui ont perdu une forme de monopole ou en tout cas leur prérogative dans la connaissance des consommateurs… 

C’est vrai. Mais on peut aussi avoir une vision optimiste de cette « invasion » de la data. Elle peut certes noyer les gens sous un déluge de données. Mais elle peut également avoir pour effet de renforcer le rôle des personnes à même de sélectionner la bonne information. Le pire n’est jamais certain !


 POUR ACTION  

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