Le CESP — Centre d’Études des Supports publicitaires — fait à l’évidence partie des noms les plus connus dans l’univers des études de marketing et de communication. Mais si l’acronyme leur est familier, un nombre significatif de professionnels n’ont qu’une idée assez floue de ce qui se cache derrière lui.
Quelle est donc la vocation précise de cette institution ? Quel est son mode de fonctionnement ? Et enfin quels sont ses enjeux clés dans le contexte que l’on devine éminemment complexe de la digitalisation accélérée de l’offre et des usages des médias ? Valérie Morrisson, qui dirige le CESP depuis deux ans, nous livre un précieux éclairage sur ces grandes questions.
MRNews : Le CESP est un acronyme familier aux oreilles des professionnels du marketing et des études. Et sans doute tout le monde ou presque sait que cette institution s’intéresse à l’audience des médias. Mais pour beaucoup de non-spécialistes, leurs connaissances s’en arrêtent à peu près là. Comment définiriez-vous en quelques mots le rôle du CESP ?
Valérie Morrisson : Le CESP est une association professionnelle qui s’intéresse en effet à la question de l’audience des médias, et qui existe depuis 1957. C’est une organisation indépendante, qui fonctionne selon un mode tripartite puisqu’elle regroupe les médias et leurs régies publicitaires, les annonceurs et les agences médias ainsi que d’autres associations comme l’UDA par exemple. Le CESP n’a pas vocation à réaliser des études d’audience. C’était son attribution essentielle lorsqu’elle a été créée, mais ce n’est plus le cas depuis 1992. Depuis cette date, le rôle principal du CESP est d’être le garant de la qualité des mesures d’audience en France, sur tous les médias. Elle accomplit cette mission en réalisant des audits, pour pouvoir ainsi certifier la validité des études menées par les professionnels. Le CESP est également un lieu d’échanges et de réflexion sur l’évolution des médias et les enjeux de mesure d’audience, pour l’ensemble des acteurs concernés.
J’ajouterais enfin que nous sommes régulièrement sollicités pour intervenir à l’étranger dans le cadre de missions de conseil, là aussi pour apporter notre expertise sur des travaux liés aux médias, et sur le développement de nouvelles techniques ou de nouveaux outils.
Les différents acteurs de l’organisation que vous avez cités ont une préoccupation partagée : celle d’avoir confiance dans les mesures d’audience…
Absolument. Les médias doivent pouvoir piloter leur contenu éditorial. Mais le besoin commun à l’ensemble des acteurs est de disposer de bases objectives pour valoriser la publicité. Les enjeux économiques sont extrêmement importants, ce marché dépassant les 13 milliards d’euros par an en France. Le revenu des médias dépend très fortement de leur audience, une sous-évaluation de celle-ci pouvant mener droit à la catastrophe. Et de l’autre côté de la chaîne, la marque doit être sécurisée sur la pertinence de ses dépenses publicitaires.
On imagine aisément que la mesure de l’audience est tout sauf simple dans le contexte de l’explosion du digital…
C’est évidemment le grand challenge auquel vous sommes confrontés : comment adapter les outils alors que nous assistons depuis des années déjà à une formidable évolution des offres, mais aussi des usages des médias, ce qui est une source de complexité sans cesse renouvelée. On peut considérer que pendant longtemps, les méthodes n’avaient que relativement peu changé ; mais le digital nous oblige à être dans une logique de remise en cause à la fois très profonde et quasi permanente.
Quelles ont été les plus grandes évolutions des mécanismes de mesure d’audience sur ces dernières années ?
L’intégration des bouleversements du digital est intervenue plus ou moins rapidement selon les médias … Si l’on regarde la presse, la couverture des usages numériques est venue relativement tôt. Il y a eu un appel d’offre dès 2011, qui a abouti à l’étude One – l’étude actuelle – avec la prise en compte des lectures sur les supports numériques de type smartphone et tablette. Il y avait néanmoins une limite : celle de la fiabilité du déclaratif des individus. Suite à la première publication, il y a eu un rapprochement avec Médiamétrie pour réaliser une fusion – qui s’appelle One Global – entre la mesure d’audience de la presse et les panels de référence d’internet. Il reste des items relatifs aux habitudes dans le questionnaire principal, mais ces variables sont surtout utilisées pour améliorer la fusion des données. Il y a donc eu une fusion avec le panel ordinateur et le panel mobile, puis le panel tablette en 2015. Mais les usages continuent à évoluer.
Est-ce que la mesure de ce qui se passe sur le web n’est pas la source numéro 1 de complexité ?
Oui, certainement. Historiquement, il y avait le panel MNR pour les ordinateurs, un panel mobile qui reposait initialement sur les logs des opérateurs puis a dû évoluer, et un panel tablette. Ce que demandent aujourd’hui les agences et les annonceurs, c’est d’avoir une vision synthétique des usages : pour un même individu, que fait-il sur ses différents équipements ? Cela correspond à un gros chantier mené par Médiamétrie, Internet Global, avec une fusion des trois études pour reconstituer un panorama d’ensemble. Mais en parallèle, un nouveau panel est en cours de construction pour suivre les gens sur deux voire trois écrans, dans une approche « single source », ce système devant alimenter la mesure de référence d’ici fin 2017.
Cette complexité tient en partie à ce que les individus n’aiment pas l’idée d’être « suivis » au travers de leurs équipements ?
Oui. Ils peuvent être frileux par rapport au principe ; ou tout simplement ils n’ont pas envie de participer à ce type d’investigation, ce qui est une problématique aujourd’hui assez générale aux études. Mais il y a aussi des considérations techniques, les outils de suivi pouvant dans certains cas par exemple ralentir la navigation sur le web. Il faut donc tenir compte de tout cela pour néanmoins disposer de la représentativité nécessaire.
Le digital impacte également de plus en plus l’univers de la TV…
Sur le média TV, les dispositifs sont restés inchangés pendant de longues années. Mais en effet, le digital chamboule tout, les gens prenant de plus en plus l’habitude de visionner les programmes sur leur ordinateur ou leur tablette. Le système principal – Médiamat – ne suit pour l’instant que les usages sur les écrans TV à domicile, en étant donc « en retard » par rapport à ces nouveaux usages. C’est ce qui a incité Médiamétrie a mettre en place l’an dernier le dispositif « 4 écrans », en rapprochant différentes sources dont le panel Google-Médiamétrie, qui mesure en single source ce qui se passe sur la TV et sur Internet dès lors que l’on est en wifi, en tout cas pour l’instant.
C’est en fait une course de vitesse permanente pour s’adapter aux évolutions de la technologie !
Absolument. Les dispositifs de mesure accusent inévitablement un temps de retard, les évolutions étant en effet permanentes ; il faut simplement essayer de l’être le moins possible, et de réduire progressivement les zones d’ombre, sur tous les médias.
Même sur un univers comme celui de la radio où les méthodes semblaient bien établies, les choses se sont complexifiées. Les limites du déclaratif sont apparues au grand jour avec l’épisode Fun Radio. Mais il se produit là aussi une transformation des usages, les individus ayant de plus en plus tendance, là encore, à écouter leurs programmes sur différents supports, en direct ou en différé via les podcasts. Médiamétrie avait déjà fait des tests avec l’Audimétrie Individuelle Portée (un petit boitier que les individus portent sur eux), avec les avantages d’une mesure passive et d’un suivi s’appliquant à l’ensemble des usages, à domicile ou en rue par exemple, et extensible aux différents écrans, TV compris. L’objectif est de démarrer une mesure « à blanc » début 2018, sur trois régions, pour déployer ensuite celle-ci sur l’ensemble du territoire.
Quels autres médias n’avons nous pas évoqués ? L’affichage ?
Oui. Lui aussi est impacté par le digital, un appel d’offre ayant été lancé très récemment pour pouvoir mesurer l’audience panneau par panneau, l’enjeu étant notamment de pouvoir constituer une offre et des réseaux ad’hoc. Il reste également le cinéma, qui était suivi historiquement par Médiamétrie, mais dont le suivi a été repris pas la société Vertigo.
Il y a à la fois une course de vitesse du fait de l’évolution des technologies propre à chaque média, mais aussi une complexité liée à l’imbrication de celles-ci…
Tout à fait, internet étant au coeur de toutes ces évolutions, avec la difficulté notamment de suivre des usages individuels sur des équipements le plus souvent partagés au niveau du foyer. Ce qui incite à développer de nouvelles approches ; je pense par exemple à ComScore, qui a conçu un algorithme permettant de prédire qui utilise le clavier selon la façon dont les touches sont manipulées : plutôt un homme ou une femme, de telle tranche d’âge… Le même problème se pose en TV. Les box offrent potentiellement une superbe solution de suivi, mais la limite de celui-ci est qu’il ne fournit pas d’informations au niveau de l’individu. L’individualisation de la donnée Box est naturellement possible mais complexe.
Comment le CESP est-il organisé ? Comment fait-il en particulier pour gérer le challenge de cette complexité, qui semble effectivement assez redoutable ?
Notre équipe compte 17 permanents, avec 4 inspecteurs terrain, 2 statisticiens, 3 administratifs, les autres collaborateurs étant du personnel d’étude, à l’identique de ce qui se fait en institut. Une de nos grandes chances est de pouvoir nous appuyer sur un comité scientifique d’une vingtaine de membres, qui réunit des compétences extrêmement pointues, et qui se réunit en moyenne deux fois par mois. Un de nos principes de fonctionnement est que l’ensemble de nos missions — et donc le travail de nos permanents — soit systématiquement validé par ce comité, avec une première séance de présentation des projets, puis une seconde dédiée à la concertation et à la définition de la version finale. Le comité est composé pour partie d’enseignants chercheurs, mais aussi de professionnels des études et des médias, ainsi que des annonceurs, ce qui permet d’intégrer une bonne dose de pragmatisme dans les débats.
Ces problématiques sont présentes partout dans le monde. Sont-elles adressées de façon très différente dans les autres pays, aux USA par exemple ?
Il existe aux États-Unis une entité, le MRC — Media Rating Council — qui est un peu l’équivalent du CESP. Mais il existe néanmoins de réelles différences. D’une part, il faut tenir compte du fait qu’internet repose sur beaucoup de sociétés américaines, ce qui induit assez naturellement le MRC à considérer que sa vision vaut pour le reste du monde. Par ailleurs, la philosophie du MRC diffère sensiblement de la nôtre, leur logique étant d’intervenir selon le mode de la certification qualité. Ils émettent des guide-lines, et ils vérifient ensuite la conformité des pratiques des sociétés à celles-ci. Là où nous sommes nous dans une démarche plus pédagogique, plus transparente sur le « comment ça marche ».
Dans de nombreux pays, la mesure d’audience sur le web a perdu de son sens ; d’autres KPI sont utilisés. C’est une des difficultés propres à l’environnement internet, il y a énormément d’approches différentes avec beaucoup d’outils propriétaires, ce qui obère la possibilité d’avoir une lecture homogène multipays, et peut être assez anxiogène pour les annonceurs. C’est une des raisons qui fait que nous sommes régulièrement sollicités par des pays étrangers.
Enfin, quels conseils donneriez-vous sur ces sujets aux gens qui travaillent chez les annonceurs ?
Je crois que les enjeux d’audience des médias mériteraient une plus grande attention de la part des marques, qui ont tendance aujourd’hui à les regarder d’un peu loin. Il est logique qu’elles se reposent en partie sur leurs agences, mais il me semblerait utile pour elles de mieux s’approprier ces problématiques, notamment celle de la mesure d’audience sur internet, de se tenir plus systématiquement au courant à la fois des difficultés soulevées par l’évolution des usages, mais aussi des avancées qui sont faites quant aux méthodes. Les marques s’intéressent énormément à la création publicitaire, qui a toujours eu un côté un peu noble. Mais cela se fait un peu trop au détriment des questions d’achat média, alors que ce dernier poste pèse souvent pour plus de 80% des dépenses publicitaires. Un rééquilibrage de leur attention serait donc sans doute souhaitable, et elles sont bien sûr les bienvenues au CESP lorsqu’elles ressentent le besoin d’être mieux informées ou même conseillées.
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Valérie Morrisson